Recensé : Joseph Carens, The Ethics of Immigration, Oxford, Oxford University Press, 2013. 364 p.
« Il n’y a pas davantage d’immigrés, il y a simplement moins de morts », déclarait l’amiral De Gorgi à propos de l’opération Mare Nostrum, lancée en Italie pour sauver les migrants en mer et éviter les naufrages comme celui de Lampedusa en octobre dernier [1]. Il réfutait ainsi les critiques de ceux qui reprochent à l’opération d’encourager l’immigration clandestine et opposait au droit des États à contrôler leurs frontières le droit universel à recevoir une assistance en cas de danger. Cette histoire récente aurait pu compter parmi celles qui ouvrent l’analyse de Joseph Carens et introduisent à une approche de l’immigration contextualisée, attentive aux différents niveaux de justification des droits. L’auteur poursuit ainsi une réflexion entamée il y a une trentaine d’années, dont il précise dans ce livre les enjeux politiques et moraux.
Une « cartographie de l’éthique de l’immigration »
Professeur à l’Université de Toronto, Carens se donne pour ambition de « cartographier » l’éthique de l’immigration en dévoilant l’architecture des arguments mobilisés dans tous les champs associés, depuis le statut des résidents permanents à l’intérieur d’un État jusqu’à la politique d’admission aux frontières. La méthode suivie est pour le moins inhabituelle. Dans un premier temps, il engage une discussion sur ce qu’imposent les principes démocratiques en admettant l’ordre international tel qu’il est, c’est-à-dire en acceptant le contrôle discrétionnaire des États sur leurs frontières. Puis il refuse ce présupposé, adresse une critique bien plus polémique à la souveraineté des États en matière migratoire et se fait l’avocat d’une ouverture des frontières.
Pour accepter le contrat d’une lecture selon deux prémisses différentes, il suffit d’admettre que les règles que nous inspirent nos principes moraux ne sont pas toujours les meilleurs guides pour déterminer nos pratiques. L’ouverture des frontières a beau être l’une des caractéristiques d’un monde juste, elle n’est pas pour autant la mesure politique la plus urgente à mettre en place, le monde étant ce qu’il est (p. 296). C’est pourquoi Carens commence par poser une question modeste aux membres des démocraties libérales : en quoi les principes consensuels qui sous-tendent la justification de nos institutions déterminent-ils les réponses que nous pouvons apporter aux problèmes liés à l’immigration ? Son travail s’appuie sur des études empiriques, sur les évolutions des juridictions internes et du droit international. Pour autant, il s’agit d’un propos résolument critique et normatif qui interroge les pratiques à l’aune d’un impératif de cohérence : le traitement des étrangers, les modes d’admission sur le territoire national sont actuellement incompatibles avec les fondements normatifs de nos sociétés démocratiques. Il convient donc d’étendre ces principes aux politiques migratoires.
Une théorie de l’ « appartenance sociale » (social membership)
Carens évalue la nécessité d’étendre progressivement les droits admis pour les ressortissants d’un État aux étrangers qui sont sur son territoire. Il procède en partant de la signification de la citoyenneté. Dans une société libérale, celle-ci n’est pas une catégorie naturelle ou un statut hérité. Elle se définit davantage par la participation à la société civile et par la soumission aux lois communes (p. 21). Si c’est parce qu’ils risquent très fortement de prendre part à la communauté du pays dans lequel ils naissent et non en raison d’une identité culturelle ou ethnique figée que les citoyens obtiennent la nationalité à la naissance, on peut aussi donner celle-ci – ou certains des avantages qui lui sont liés – aux étrangers qui se trouvent sur le territoire national.
Selon la théorie de l’appartenance sociale que défend Carens (social-membership), il ne s’agit toutefois pas de déduire ces statuts d’une conception universelle des droits mais du degré d’implication des personnes dans la « coopération sociale » (p. 160). Plus cette implication est importante, moins il est légitime de refuser aux étrangers des droits qui sont octroyés aux citoyens de naissance. Ainsi s’explique le quasi consensus des États occidentaux européens sur l’octroi de la nationalité aux enfants d’immigrés établis sur leur territoire, comme en témoigne la réforme allemande du droit du sang en 2000 [2]. Pour les migrants arrivés après leur naissance, la durée et la nature du séjour sur le territoire deviennent les indices les plus sûrs pour décider de leur statut, puisqu’ils attestent du degré d’intensité de cette coopération.
Carens soutient qu’un État démocratique doit justifier toute inégalité de traitement entre ses ressortissants et des étrangers sur son territoire à niveau d’implication sociale égal. Il procède en abordant un large spectre de cas, de celui des résidents permanents à celui des migrants en situation irrégulière. On comprend ainsi qu’il n’est pas plus légitime pour un État démocratique de reconduire un résident permanent pour ses convictions privées [3], ou même pour un crime, que de déchoir de leur nationalité des ressortissants nationaux pour ces mêmes raisons [4].
L’auteur fait toutefois varier le contenu des droits en fonction des cas. Un travailleur temporaire, admis sur le territoire pour une durée déterminée, doit bénéficier de la protection liée à son activité (assurance contre les accidents du travail, salaire minimum). Mais s’il est engagé pour une mission particulière et n’est pas destiné à s’installer durablement, il n’a aucune raison de recevoir la citoyenneté ni de bénéficier d’une retraite ou d’un minimum social qui dépendent exclusivement de l’appartenance active à la communauté politique (p. 121). Tant que ces restrictions sont soumises à une limite de temps et ne sont pas utilisées pour renouveler des statuts précaires, elles peuvent être légitimes.
Enfin, un État démocratique est tenu de protéger les droits de l’homme de n’importe quelle personne tombant sous sa juridiction. Cela vaut donc autant pour les migrants en situation irrégulière, qui doivent avoir accès à un procès public, à l’éducation et à une rémunération pour le travail accompli. Quels que soient leurs effets d’incitation à l’immigration clandestine, ces droits ne sont pas négociables. La question générale est de savoir ce que doivent les démocraties à ceux qui sont membres de leur société civile et dans quelle mesure elles peuvent différencier des statuts sans porter atteinte à leurs principes fondamentaux.
L’ouverture des frontières
La question de l’admission des migrants est celle pour laquelle les deux prémisses du livre (la souveraineté légitime des États en matière d’immigration ou la défense d’une ouverture des frontières) donnent lieu aux thèses les plus divergentes. En suivant la première, les États ont le droit d’exercer un contrôle discrétionnaire sur leur frontières à la condition qu’ils agissent en accord avec leurs principes constitutifs. Ils devraient respecter la Convention de Genève, le devoir de Non-Refoulement envers les demandeurs d’asile et reconnaître le statut des réfugiés. Mais en dehors de ces raisons morales impérieuses (auxquelles Carens ajoute le regroupement familial et les devoirs qui incombent aux pays directement coupables de la situation qui a motivé le migrant à fuir son pays), la sélection et l’exclusion des migrants pourraient rester à la discrétion des États, et les critères médicaux, linguistiques ou financiers seraient acceptables à la condition qu’ils ne soient pas discriminatoires (p. 179).
Selon la deuxième prémisse en revanche, la liberté de mouvement constitue un droit fondamental et toute action qui l’entrave doit être justifiée. Si l’on accepte ce droit, que l’on reconnaît qu’il n’existe pas d’ordre social naturel et que les personnes ont un statut égal (p. 226), on peut critiquer la fermeture des frontières en tant qu’elle est contraire à ces postulats fondamentaux. Carens défend cette idée à l’aide du principe de l’égalité d’opportunités des personnes et du droit à la libre circulation. Dans le sillage des théories de la justice globale, il montre que la distribution arbitraire de la nationalité à la naissance fonctionne comme un privilège naturel dont les effets sur les personnes sont profonds et inacceptables. La restriction de l’immigration contribue à maintenir ces avantages et doit être repensée par la critique libérale des privilèges et de l’héritage des statuts. L’égalité d’opportunités entre les personnes ne peut se restreindre aux citoyens d’un même État vu le poids déterminant de la nationalité sur les chances qui s’offrent aux individus.
Deuxièmement, même si les citoyens des différents pays avaient des opportunités égales mais séparées [5], c’est-à-dire qu’ils avaient accès à des niveaux et des modes de vie comparables, ils n’en auraient pas moins le droit de circuler librement. L’originalité de la thèse de Carens est de maintenir ce droit sans le subordonner, comme Thomas Pogge par exemple [6], à un impératif de justice. L’ouverture des frontières en l’état actuel des choses ne parviendrait certainement pas à résorber les inégalités de niveaux de vie et encouragerait plutôt des flux massifs des pays pauvres vers les pays riches. Pour autant, son importance n’est pas selon Carens secondaire par rapport à la distribution des biens ou des opportunités.
Les conditions préalables à l’ouverture des frontières
Carens maintient l’exigence de justice et la liberté de mouvement à des niveaux égaux. Il admet toutefois que l’ouverture des frontières ne serait possible que si les écarts entre les niveaux de vie étaient moins importants (p. 289), sans quoi les migrants du Sud afflueraient aux frontières des pays du Nord, ce qui serait problématique d’un point de vue démographique et moral. Carens ne défend donc pas une politique d’immigration plus ouverte comme le feraient les conservateurs du Wall Street Journal (p. 280), car elle profite à l’économie nationale, offre une main d’œuvre bon marché et des statuts moins contraignants pour les employeurs [7]. Il garde de ce courant de pensée l’idée que la libre circulation est un droit intrinsèque mais veut combiner celui-ci avec une exigence de justice. Cela soulève certaines difficultés.
Si, première option, la liberté de mouvement s’impose sans être subordonnée à une égalité plus substantielle entre les pays, elle offre une égalité d’opportunités entre les individus qui se soldera ou bien par un droit à l’immigration formel, faute de moyens, ou par une mise en concurrence des travailleurs et des systèmes de protection sociale. L’exemple de l’espace Schengen, que Carens prend pour défendre l’idée que l’ouverture des frontières ne donne pas lieu à une immigration massive (p. 272), joue d’ailleurs en sa défaveur. La liberté de mouvement a mis en concurrence les travailleurs européens, comme en témoigne le problème des « travailleurs détachés », envoyés par leurs employeurs dans des pays où les cotisations sociales sont moins lourdes. L’espace Schengen a aussi créé un tourisme des prestations sociales dans les pays offrant davantage de protection, qui fonctionne aujourd’hui comme une incitation à les abaisser [8].
Si, deuxième option, la liberté de mouvement entre les États est subordonnée à la condition d’une égalité de niveaux de vie et de protection sociale plus substantielle que celle qui existe entre les pays de l’espace Schengen, elle est tellement lourde qu’elle semble affaiblir l’ensemble du raisonnement.
Le problème de l’origine des droits
Une autre difficulté tient à l’incompatibilité des deux prémisses défendues dans le livre. Même si l’auteur soutient que leurs effets ne seraient pas tellement différents, elles reposent sur des modes de justification profondément concurrents. La théorie de l’appartenance sociale fait de la participation à une communauté politique la source des droits et des devoirs pour leurs membres. Elle démontre de façon convaincante que les sociétés libérales manquent à leurs devoirs quand elles se fondent sur la nationalité et non sur cette participation pour différencier des statuts. L’argument de l’ouverture des frontières transpose quant à lui un droit universel (la liberté de circuler), reconnu aux personnes à l’intérieur d’un territoire national, aux mouvements internationaux.
Ce n’est toutefois pas parce que ce droit est universel, inscrit dans la Déclaration des Droits de l’homme (article 13) et dans les constitutions des États démocratiques, qu’il doit valoir hors des frontières d’un État et contraindre sa politique migratoire. La méthode de la première partie, fondée sur un principe de cohérence interne aux sociétés, se trouve affaiblie par l’ambition cosmopolitique de la seconde, puisque celle-ci remet en cause la pertinence de l’origine sociale des droits et la force des devoirs particuliers qui incombent aux États. Carens a conscience de « changer de présupposé » (p. 299) et fait de l’ouverture des frontières un « idéal » fécond pour penser les normes et non un agenda politique (p. 302). Mais il risque ainsi d’entacher le cadre et la portée critique d’une première partie dont la prémisse est si peu contestable qu’elle se révèle particulièrement efficace.