Travailler avec régularité, de huit heures du matin à minuit, le tout entrecoupé uniquement par quelques petites pauses, comme un déjeuner entre 12h et 13h, un goûter à 16h, et un dîner nécessairement servi entre 19h et 20h, voilà sans doute l’une des clefs de la vie savante réussie du linguiste Marcel Cohen (1884-1974) que Josiane Boutet analyse en profondeur dans sa récente biographie publiée chez Lambert-Lucas.
Nous n’avons que trop peu de biographies de linguiste à notre disposition pour ne pas se réjouir d’une telle proposition qui tient en huit chapitres et dont l’enjeu principal est de démêler ce qui, dans la trajectoire de Cohen, permet de l’identifier à la fois comme un pionnier de la linguistique moderne, à savoir un érudit spécialiste des langues chamito-sémitiques, et un citoyen pleinement engagé, syndicaliste, communiste et résistant qui a toute sa vie durant fait de l’accès au savoir une condition première de l’émancipation contre les obscurantismes.
« Démêler » (p. 14), le verbe est parfaitement trouvé, car il s’agit bien de saisir comment vie et œuvre s’entrelacent continuellement, soit parce que l’œuvre de Cohen se trouve conditionnée par sa vie (ses origines, son milieu, ses déplacements), soit parce que sa vie est souvent mise au service de l’œuvre linguistique. Son emploi du temps stakhanoviste en est, sans doute, un parfait exemple. Mais il fallait au moins cela pour répondre à l’injonction centrale de son travail qui consiste à recueillir et à accumuler le plus grand nombre de faits linguistiques possible dans leur contexte social et ethnographique. Le respect absolu de Cohen pour les faits va de pair avec une grande prudence théorique et surtout le refus de basculer dans des généralisations hâtives, forcément fautives. Une démarche originale, faites de petits pas, qui nous parle d’un temps d’avant le structuralisme linguistique triomphant des années 1950 et 1960, celui des modélisations a priori et des tentatives d’explications systémiques.
Un linguiste du contact
Commençons par ce qui fait l’attrait de la linguistique de Cohen, à savoir une approche qui considère que le langage ne peut s’analyser en dehors de son inscription sociale. Depuis ses premiers projets sur Le langage de l’école polytechnique (1908), Le parler arabe des juifs d’Alger (1912), ou son travail d’enquête en Abyssinie (1911), Cohen a mis l’accent sur les situations de contact et de mélange qui sont pour lui des facteurs essentiels du changement linguistique. La capacité, pour un locuteur, de « switcher » et d’alterner entre plusieurs parler est un phénomène langagier central, car il implique autant les emprunts que les disparitions de mots, mais surtout, comme l’indique Cohen, il est une fenêtre ouverte sur le rapport des locuteurs à leur propre parler.
Il s’agit donc pour lui d’être attentif à la fois aux mots et à la langue, aux intonations et aux clics, mais aussi à la vie indigène des locuteurs, comme on le disait alors. Les mots comptent, certes, mais aussi les choses. En premier les instruments techniques, mais également les choses économiques et religieuses comme les amulettes éthiopiennes que Cohen analyse en détail, car elles contiennent, sur des parchemins pliés, des textes magiques rédigés en ge’ez, la langue de la liturgie.
Cette linguistique de terrain, faite d’observations, de recueils de textes, et de discussions avec des informateurs privilégiés, lui permet de revitaliser les méthodes éprouvées de la dialectologie française, tout en faisant de chaque moment de sa vie un lieu de curiosité qui lui permet d’expérimenter les pratiques langagières in situ. Au front, durant la Première Guerre mondiale, il observe l’argot des poilus. Basé dans les Balkans à l’état-major des armées d’orient, il décrit la structure ethnique et linguistique de la ville macédonienne de Florina. Il s’intéresse également aux données techniques, à l’usage des noms, et plus particulièrement à aux mots voyageurs qui sont incorporés avec des sens semblables ou voisins à des langues diverses non parentes entre elles.
De retour à Paris, d’abord comme enseignant aux Langues orientales, puis à partir de 1925 à l’institut d’ethnologie en compagnie de Marcel Mauss et de Lucien Lévy-Bruhl, Cohen réfléchit à la méthode d’enquête. Il publiera en 1928 dans un but pédagogique ses Instructions d’enquête linguistique (Instructions pour les voyageurs) et en profite pour résoudre l’un des problèmes essentiels de la linguistique historique et comparée du moment à savoir la notation des langues. Comment « percevoir puis noter des sons qu’on ne connaît pas, qui n’existent pas dans la langue de l’enquêteur » (p. 74) ?
L’engagé toujours exemplaire
Outre ses nombreux travaux savants, en particulier concernant la reconnaissance de la famille des langues chamito-sémitiques (égyptien, libyco-berbère, couchitique et sémitique) qui partagent des parentés évidentes, Josiane Boutet revient sur les engagements continus de Cohen. Jeune adhérent au Groupe des étudiants socialistes, puis membre du PCF acquis à l’idée du marxisme comme science rigoureuse et rationnelle, Cohen fut également membre de la confédération générale du travail unitaire, en lutte contre la précarité académique qu’il connut jusqu’à ses 37 ans. Durant les années 1930, il participe activement à de nombreuses associations antifascistes, s’engage au sein de l’université ouvrière de Paris et participe au Cercle de la Russie neuve, ce qui le conduit à publier un premier article de synthèse sur la question du marxisme en linguistique dans le fameux recueil de 1935, à la lumière du marxisme [1].
Tout en insistant sur les choix qui l’ont mené à ses différents engagements, Josiane Boutet cherche surtout à montrer comment chacun d’eux est venu nourrir la linguistique de Cohen, l’obligeant à réfléchir à la place sociale et politique que doit tenir un linguiste dans la société. Dans le chapitre 6, justement intitulé « le rôle social du linguiste », on apprend par exemple qu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, Cohen délaissa la linguistique comparée qui lui avait pourtant donné une reconnaissance internationale, pour se concentrer sur la linguistique française, poursuivant ainsi ses engagements pour la vulgarisation des savoirs en participant à l’université populaire de Paris. Josiane Boutet rappelle encore comment Cohen s’est aussi engagé, parfois avec verve, sur des questions liées à l’enseignement du français et plus généralement sur la didactique des langues, publiant le pamphlet Le français élémentaire ? Non (1955), ainsi que plusieurs articles dans l’Humanité profitant de sa chronique « Regards sur la langue française ». On y retrouve le linguiste du contact et du mélange qui défend une conception profondément ouverte de la langue, finalement toujours en évolution, car elle puise « ses nouveautés dans sa diversité sociale, historique et géographique » (p. 150). Cohen n’est pas tendre avec la grammatisation à outrance, la standardisation et l’uniformisation de la langue française, et sait profiter de chaque occasion pour s’en prendre ouvertement aux censeurs et aux académiciens qui se lamentent – souvent pour de mauvaises raisons – d’une dégradation de la langue française.
On peut reprocher certaines choses à Cohen, ce que note aussi Boutet, mais certainement pas d’avoir perçu et défendu tout au long de sa carrière le fait que la langue est un objet social éminemment politique, objet de rapports de force, de pouvoir, et donc d’émancipation [2]. Une vision qui prend tout son sens durant les années 1960 lorsque Cohen dirige la section linguistique du Centre d’études et de recherches marxiste, orientant les travaux de ce groupe de recherche sur la réforme de l’orthographe, l’enseignement du français, ou encore le lien entre français écrit et parlé.
Le grand Œuvre : Pour une sociologie du langage (1956)
Dans ce livre mis en œuvre avant la Seconde Guerre mondiale et publié après plusieurs revers chez Albin Michel en 1956 [3], on retrouve le double héritage fondateur chez Cohen à la fois de la linguistique d’Antoine Meillet qui permet de se demander comment les mots changent de sens [4], mais aussi de la révolution sociologique de Durkheim et de sa définition du fait social. Ni avant-propos à une nouvelle discipline, ni acte de fondation ou de défense de la sociologie en linguistique, Pour une sociologie du langage est d’abord une réaction du savant face aux tenants du structuralisme pour qui l’approche sociologique est devenue secondaire, inutile, voire même impraticable dès lors qu’il s’agit d’expliquer la dynamique du langage avec un modèle unifié. Un tel réductionnisme théorique manque totalement ce qui fait pour Cohen le sel du langage, à savoir qu’il n’y a jamais une seule façon de parler et que le principe général de toute communication est la variété linguistique.
En essayant d’explorer, comme le rappelle Boutet, « le plus exhaustivement possible les liens multiples des relations des langues aux sociétés » (p. 163) Cohen envisage dans son livre plusieurs questions alors peu exploitées par les linguistes, y compris ceux acquis à la sociologie. La première est celle des professionnels de l’écrit et du langage parlé, à savoir les graveurs, les typographes, les secrétaires et les sténographes, mais aussi les avocats, les hommes politiques, les militants et sans doute aussi les enseignants. Cohen cherche en effet à observer le langage sur le terrain du travail, ouvrant une voie de recherche désormais pleinement développée par des disciplines aussi différentes que les sciences du langage, les sciences de l’Information et de la Communication ou les sciences de la gestion [5]… Le second élément novateur de ce livre sur lequel revient Boutet est la volonté, de Cohen, d’interroger le langage à partir de son efficacité, en particulier lorsqu’il agit dans des pratiques cérémonielles, rituelles, ou divinatoires. Dans ces cas précis, la parole n’est plus seulement un moyen de transmission. Elle est un moyen d’obtenir des résultats, mais pour cela, le locuteur doit disposer et surtout savoir mobiliser diverses techniques comme l’éloquence, la rhétorique, la plaidoirie, ou encore la propagande… Autant de techniques oratoires essentielles à la vie sociale.
Cette biographie dessine le portrait d’un grand savant communiste, engagé toute sa vie de manière exemplaire, mais dont la postérité académique questionne. L’œuvre de Cohen est-elle reconnue à sa juste valeur ? Josiane Boutet semble penser l’inverse, indiquant que plus que son engagement communiste, c’est la position épistémologique de Cohen, sorte de passe-muraille dont l’Académie a horreur, capable de mobiliser des connaissances multiples, empiriques, pour éclairer des faits sérieux et profonds, qui lui a été le plus défavorable. Se situer sur une frontière disciplinaire pour penser vous rend souvent, et parfois pour longtemps, inaudible.
Josiane Boutet, Marcel Cohen, linguiste engagé dans son siècle (1884-1974), Limoges, éditions Lambert-Lucas, 2024, 256 p., 30 €