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Essai Philosophie

Dossier / Presse et démocratie

De la presse en démocratie
La révolution médiatique et le débat public


par Charles Girard , le 11 octobre 2011


Les nouveaux médias représentent-ils une menace ou un progrès pour la presse en régime démocratique ? À partir d’une analyse du rôle politique de la presse, qui contribue au droit de chacun à gouverner, Charles Girard s’interroge sur le renouvellement du métier de journaliste et sur les modes de délibération démocratique.

La presse est l’institution non gouvernementale la plus indispensable et la plus redoutable pour la démocratie – c’est du moins la conviction qui a longtemps animé les discours théoriques et politiques sur la place du journalisme dans les régimes modernes. Indispensable, car, dans des sociétés de grande taille, elle seule peut assurer la découverte et la circulation des informations, la diffusion et la confrontation des opinions, en un mot l’institution des conditions du débat public nécessaire à la formation des volontés individuelles des citoyens. Redoutable, car elle peut aussi, en déformant, sélectionnant ou escamotant ces informations et opinions, exercer une influence néfaste sur la formation de ces volontés. Cette double certitude se voit aujourd’hui ébranlée par le déclin des journaux traditionnels, les défaillances imputées aux organes journalistiques et l’émergence de nouveaux médias facilitant l’accès de tous à une communication contournant des médiations jusqu’ici incontournables. Quel rôle politique peut et doit encore jouer la presse dans des régimes qui se réclament toujours de l’idéal du gouvernement par et pour le peuple, si le contrôle des journalistes sur les moyens de diffusion publique ne cesse de s’éroder ?

Le rôle démocratique de la presse

Les fondateurs des régimes parlementaires au XVIIIe siècle, comme les théoriciens des démocraties représentatives au siècle suivant, avaient une conscience aiguë de la centralité et de la dangerosité de la presse pour le régime de l’auto-gouvernement. Si Jefferson affirmait préférer sans hésitation une presse sans gouvernement à un gouvernement sans presse, Tocqueville relevait que l’un ne va pas sans l’autre : « la souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont […] deux choses entièrement corrélatives » [1]. La démocratie suppose en effet non seulement de conférer le droit de vote aux citoyens mais également de créer le contexte politique leur permettant d’exercer, au moment du vote, leur jugement politique de manière éclairée. La tentation de la censure étatique constitue donc dans ce régime une contradiction : « lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider » (Ibid.). Il faut aussi assurer l’existence et l’indépendance d’une institution dont la tâche première est de rendre publics pour tous faits et opinions : la presse. « C’est elle dont l’œil toujours ouvert met sans cesse à nu les secrets ressorts de la politique, et force les hommes publics à venir tour à tour comparaître devant le tribunal de l’opinion. C’est elle qui rallie les intérêts autour de certaines doctrines et formule le symbole des partis. C’est par elle que ceux-ci se parlent sans se voir, s’entendent sans être mis en contact. » (Ibid., p. 191)

Ce rôle lui confère un pouvoir dont elle peut mal user ou abuser. Si chaque journaliste ou organe de presse n’exerce, individuellement, qu’une influence infime sur le discours public, leur influence combinée est considérable, dès lors qu’ils se mettent à « marcher dans la même voie ». Certes, « chaque journal a individuellement peu de pouvoir ; mais la presse périodique est encore, après le peuple, la première des puissances » (ibid.).

Le rôle de la presse ne se réduit certes pas à sa fonction d’institution du débat public. Instruments commerciaux et sources de divertissement, supports publicitaires et outils de propagande, lieux de productions culturelles et points de ralliement ou de clivage identitaires, les médias de masse ne sont pas seulement, ni même d’abord des arènes de discussion politique. La spécialisation, au sein de ces médias, d’une presse d’information, qui institue une différence nette entre faits et opinions et vise la restitution et le commentaire de l’actualité, est une invention relativement récente, datant du XIXe siècle, de même que la professionnalisation corrélative d’un corps spécifiquement dédié à l’information du public [2]. La multiplicité hétérogène des institutions médiatiques, la variété des traditions nationales et l’évolution rapide des métiers de la presse font en outre courir à tout discours général sur le rôle des médias en démocratie le risque d’une abstraction creuse.

Pourtant, l’idée que la presse a notamment pour rôle d’instituer les conditions du débat public est bien une constante du discours démocratique contemporain. Cette tâche est d’ailleurs reliée de manière essentielle aux autres missions politiques qui lui sont communément assignées. C’est en tant qu’elle permet au peuple, constitué en public, d’assister au dévoilement des faits et à l’affrontement des idées, que la presse se voit chargée de se faire « chien de garde » (watchdog) veillant sur les intérêts du peuple, « contre-pouvoir » limitant les dérives des pouvoirs institués, organe d’investigation allant déterrer des scandales (muckraking) pour révéler ce qui ne devrait pas rester caché, ou orchestratrice du tribunal de l’opinion publique.

Cette vision classique du rôle démocratique de la presse, incarnée dans les protections constitutionnelles de la liberté de la presse, dans les chartes de déontologie journalistique ou encore dans les discours sociaux dénonçant les dérives des médias, se heurte toutefois aujourd’hui à une mutation radicale de la communication publique. L’écart entre l’idéal d’une presse garante du débat public et les formes technologiques, économiques et culturelles de la communication de masse a certes été constamment décrié depuis le XIXe siècle. Jürgen Habermas dénonçait ainsi, il y a près d’un demi-siècle, la corruption du principe de publicité : sous l’effet de « contraintes de sélection toujours plus puissantes » [3], les journaux indépendants de l’Europe des Lumières, qui assuraient l’existence d’une sphère publique de discussion rationnelle-critique en reliant les lieux formels et informels de délibération, auraient cédé la place à une industrie des relations publiques mettant la puissance d’influence des médias de masse au service d’intérêts privés. « L’espace public, qui est en même temps pré-structuré et dominé par les mass media, est devenu une véritable arène vassalisée par le pouvoir, au sein de laquelle on lutte [pour le contrôle] des flux de communication efficaces » [4]. Mais la dernière « révolution médiatique » marque toutefois une rupture radicale dans l’évolution de la communication publique, bouleversant tant la conception classique du rôle démocratique de la presse que l’évaluation critique des pratiques journalistiques. 

La dernière révolution médiatique

L’apparition des « nouveaux médias » (internet et réseaux sociaux) constitue une transformation aussi importante pour la presse que purent l’être l’alphabétisation de masse, le développement de l’industrie publicitaire ou l’invention de la télévision. La multiplication des canaux de communication, amorcée déjà par la libéralisation des médias traditionnels et le développement de la télévision par câble et satellite, a entraîné une « démocratisation » de l’accès non seulement à l’écoute mais aussi à la parole dans les médias. Les acteurs non professionnels jouent ainsi un rôle croissant dans la circulation de l’information et la confrontation des opinions, et par conséquent dans la formation des volontés. Qu’il s’agisse de la fuite de télégrammes de la diplomatie américaine organisée par l’association Wikileaks, ou du récit de l’assaut des forces spéciales américaines sur la résidence d’Oussama Ben Laden, livré en direct sur Twitter par un micro-blogueur d’Abbottabad, ces nouveaux agents médiatiques interviennent en marge du journalisme, et parfois en opposition avec lui.

Cette évolution a entraîné le renouvellement de deux discours anciens sur la presse en démocratie. Le discours du déclin met en garde contre la disparition progressive des conditions d’existence du journalisme. Il déplore la faillite de la presse papier et les difficultés rencontrées par les grands journaux d’hier pour conserver leur lectorat en passant sur de nouveaux supports, la multiplication des lieux de simple agrégation de données et la suppression des ressources économiques et humaines nécessaires à un véritable travail d’investigation, la concurrence « déloyale » d’amateurs non formés et la multiplication de nouvelles non étayées ou encore de commentaires sans analyse. Le discours de la démission prolonge quant à lui les critiques traditionnelles des médias : il accuse les principaux organes de presse d’accompagner ce déclin en se défaussant, sous prétexte d’adaptation au nouveau contexte médiatique, de leurs responsabilités démocratiques. Il souligne que des tendances funestes perdurent ou s’amplifient, qu’il s’agisse de l’occultation volontaire des sujets politiques par le divertissement, illustrée par la télévision berlusconienne en Italie, de la construction d’un arsenal de propagande sous couvert d’information, incarnée par la chaîne américaine Fox News, ou encore de la proximité complaisante entre élites gouvernantes et élites médiatiques, manifeste dans le cas français. Selon ses deux discours, l’impuissance croissante de la presse – qu’elle soit victime ou complice – serait aujourd’hui aussi dangereuse que sa puissance mal employée pouvait l’être hier.

Mais l’actuel bouleversement médiatique donne également naissance, à côté de ces discours familiers, à un troisième, inédit. Le discours de la fin des médiations annonce l’émergence d’un nouvel âge de la communication publique, dans lequel la presse, en tant qu’institution spécialisée, est de moins en moins nécessaire : la démocratisation de l’accès à la parole médiatique conduirait à la fin des gatekeepers [5], ces « portiers » dont le rôle était de sélectionner les faits et les opinions, les récits et les idées appelés à gagner une visibilité publique en paraissant dans les médias de masse. Chacun pouvant désormais diffuser depuis son blog et consulter depuis son téléphone n’importe quel message, il ne serait plus besoin de journalistes. Pourquoi lire les journaux à propos des manifestations du printemps arabe, s’ils ne font que répercuter les informations échangées sur Facebook ? Ces dernières évolutions laisseraient présager un paysage médiatique inédit, assurant enfin un nouvel espace public où les citoyens seraient enfin égaux, et où la communication de tous avec tous deviendrait possible.

La prudence s’impose dans l’appréciation des changements, dont l’issue reste largement ouverte. Les médias traditionnels continuent à jouer un rôle prépondérant dans la circulation des messages publics : les journaux et les agences de presse restent les premiers producteurs d’informations politiques, et la télévision le premier diffuseur de ces informations. Il n’est pas certain que le déclin des médias généralistes de masse, dont la disparition a été maintes fois annoncée, se poursuive à l’avenir. Les difficultés de la presse traditionnelle, les insuffisances des médias dominants au regard de l’idéal démocratique et les ressources considérables apportées par les nouveaux médias ne sont toutefois guère discutables. Mais remettent-elles en cause le rôle d’institution du débat public classiquement assigné à la presse en démocratie ?

Les médias de masse traditionnels et le pouvoir de sélection

La presse est-elle appelée à devenir superflue, du point de vue de l’institution de la délibération commune des citoyens, dès lors que l’accès à la prise de parole dans l’espace médiatique se trouve plus également réparti ? Les espoirs soulevés par la multiplication des canaux de communication ne sont compréhensibles qu’à la lumière des reproches adressés aux médias de masse. Peuvent être identifiés comme tels ceux des organes médiatiques qui servent de support à la diffusion publique de messages de quelques émetteurs vers un grand nombre de récepteurs. À la différence des médias supportant une correspondance entre un petit nombre d’individus qui sont en même temps récepteurs et émetteurs, les médias de masse ne permettent pas au lecteur, à l’auditeur, au téléspectateur ou à l’internaute de répondre immédiatement à ce qui vient d’être dit par le même canal.

Si l’influence de la communication de masse sur la formation des jugements politiques est encore relativement mal connue, après un siècle d’études [6], il est acquis que les médias ne sont pas capables de façonner à leur guise les croyances et les comportements du public, dans la mesure où ils ne peuvent pas déterminer les conditions de réception des messages qu’ils diffusent. Mais il est tout aussi certain qu’ils ne constituent pas pour autant des canaux de transmission neutres dépourvus d’effets propres. Leur influence la plus évidente est liée au travail de sélection des contenus diffusés. Cette capacité de filtrage, exercée de manière concurrentielle et non coordonnée par les institutions médiatiques, leur confère collectivement le pouvoir considérable de choisir et de hiérarchiser une grand part des données à partir desquelles nous forgeons nos représentations du monde.

C’est précisément sur cette activité de sélection que se sont concentrées, bien avant la récente révolution médiatique, les principales critiques politiques adressées au journalisme. Le « modèle de la propagande » développé par Chomsky et Herman souligne ainsi l’existence de « filtres » – liés à la structure économique des entreprises médiatiques, à leur financement par la publicité, à la dépendance des journalistes envers leurs sources, aux campagnes de critiques menées pour les intimider et à l’idéologie régnante – qui conduisent mécaniquement à l’élimination ou à la marginalisation des données et des points de vue susceptibles de saper le soutien aux intérêts politiques et économiques dominants. La « manufacture du consentement » est le fruit des contraintes pesant sur la sélection des faits et des opinions par les journalistes, sans qu’ils en soient toujours conscients [7]. La critique des médias initiée par Pierre Bourdieu dénonce, dans le contexte français, le « quasi-monopole » exercé par une élite médiatique sur les moyens de diffusion de masse et donc sur l’organisation du débat public, en soulignant la « formidable censure que les journalistes exercent, […] en rejetant dans l’insignifiance ou l’indifférence des expressions symboliques qui mériteraient d’atteindre l’ensemble des citoyens » [8]. La logique économique pesant sur le journalisme, et en particulier sur le média dominant qu’est la télévision, conduit à l’affaiblissement des normes professionnelles supposées guider le travail de sélection et à l’uniformisation des contenus. Comme bien d’autres, ces critiques dénoncent avant tout la convergence des sélections opérées par les principaux médias. Qu’elle résulte de l’influence diffuse des élites, du conformisme des organes des presses, de la précarité sapant l’indépendance des journalistes ou du poids des perspectives politiques majoritaires, elle entraîne l’exclusion de faits et d’opinions pertinents pour la formation des opinions. Les critiques des médias rejoignent ainsi l’avertissement de Tocqueville : lorsqu’ils marchent au même pas, les organes de presse exercent une forme de censure qui peut être, quoique non concertée et involontaire, tout aussi redoutable à certains égards que celle, centralisée et planifiée, qu’exercent les États autoritaires.

Les nouveaux médias et l’impossible conversation de tous

Si l’émergence d’internet et des nouveaux médias, permettant à un nombre croissant d’individus de s’exprimer en des lieux accessibles à tous, a pu être saluée comme une révolution démocratique et non seulement technologique ou culturelle, c’est précisément qu’elle annoncerait la fin des gatekeepers traditionnels. Ces médias rendent, il est vrai, possible une forme inédite de communication qui relève de la correspondance plutôt que de la diffusion tout en étant néanmoins publique, et non privée. Les participants à un forum en ligne peuvent par exemple se répondre les uns aux autres, leurs échanges étant consultables par tous les internautes. Les utilisateurs des réseaux sociaux peuvent également transmettre un contenu à de telles fréquence et échelle que la multiplication des communications de correspondance finit par produire des effets de diffusion de masse.

Mais les nouveaux médias ne font pas advenir pour autant une conversation publique commune qui permettrait enfin à chaque citoyen de s’adresser à tous les autres sans médiation. Car si la communication de quelques-uns à beaucoup est possible, de même que la communication de quelques-uns à quelques-uns, ce n’est pas le cas de la communication de beaucoup à beaucoup. La contrainte à l’œuvre ici n’est pas de nature technologique, mais de nature cognitive. Chacun peut recevoir – lire, écouter, regarder – un petit nombre de messages, mais nul ne peut recevoir un très grand nombre de messages et leur répondre. Pour la poignée de participants actifs, un forum en ligne fonctionne bien comme un média de correspondance, mais pour les autres internautes il agit comme un média de masse, diffusant un contenu auquel tous ne peuvent pas répondre en même temps. Car même si un nombre considérable de contributions peut s’accumuler sur un même site, ce nombre rend par lui-même impossible que tous ces contributeurs se lisent les uns les autres et se répondent. Des milliers de messages juxtaposés ne font pas une communication commune. Si, en transférant un courrier électronique ou une vidéo postée en ligne, chaque récepteur d’un message peut se faire à son tour émetteur en direction d’autres récepteurs, il faut que ce soit le même message – produit initialement par quelques-uns – pour qu’il y ait diffusion de masse.

Cette contrainte structurelle explique pourquoi la démocratisation croissante de l’accès à la parole dans les médias ne permet pas à tous de s’exprimer dans les lieux de grande visibilité publique : seuls de rares orateurs et contenus y accèdent. La révolution actuelle consiste dans la multiplication des lieux de correspondance ou de faible diffusion médiatique qui sont susceptibles d’alimenter les lieux de diffusion de masse et par conséquent dans la diversification des profils des agents exerçant la sélection des contenus, ce qui est susceptible d’entraîner la diversification des contenus sélectionnés. Mais elle ne fait pas disparaître la sélection.

La nature excessive du contraste dessiné par Habermas entre une presse des Lumières « qui se contentait d’être le prolongement des discussions qui avaient lieu [au sein du public] » [9] et le « pouvoir médiatique » des XIXe et XXe siècles, coupable d’avoir « ravi l’innocence du principe de publicité » apparaît plus clairement. Si la disproportion entre le nombre d’orateurs et le nombre d’auditeurs s’est, d’un siècle à l’autre, considérablement amplifiée – notamment du fait de l’inclusion au sein du public d’un peuple qui en était jusque là très largement exclu –, la presse prérévolutionnaire ne pouvait pas pour autant être une simple courroie de transmission ne procédant à aucune sélection. De même, si le filtrage permettant à certains messages de passer d’une « basse visibilité » à une « haute visibilité » s’exerce désormais en aval de la publication médiatique des contenus plutôt qu’en amont [10], il n’a pas disparu pour autant. À la lutte au sein d’une élite restreinte de gatekeepers succède une lutte plus ouverte pour le contrôle des outils de sélection. Que la sélection soit consubstantielle à la communication de masse ne nous amène pas seulement à écarter comme contradictoire l’idée d’une conversation de tous avec tous. Cela révèle également que la délibération publique ne saurait advenir de manière spontanée et qu’elle doit être instituée c’est le rôle de la presse.

Le marché des idées et la délibération de masse

Si tous ne peuvent accéder à la parole dans les lieux de la diffusion de masse, alors l’accès de tous à des médias et la garantie constitutionnelle de la liberté d’expression ne suffisent pas à assurer la tenue spontanée d’une délibération publique équitable. C’est pourquoi le modèle du « libre marché des idées », qui a exercé une influence considérable sur le droit des médias et les théories de la presse [11], est inadapté. Inspiré par la formule du juge Oliver Wendell Holmes selon laquelle « the best test of truth is the power of the thought to get itself accepted in the competition of the market  » (« le meilleur critère de vérité est le pouvoir qu’a la pensée à se faire accepter dans la compétition du marché ») [12], le modèle du libre marché des idées s’est au fil du temps transformé en dogme, cherchant à se légitimer par l’invocation abusive des écrits de John Milton ou de John Stuart Mill. Si l’on peut accepter, avec ce dernier, que notre nature faillible devrait nous conduire à ne censurer aucune opinion même si nous la tenons pour assurément fausse [13], si l’on peut comprendre que le premier ait pu, au milieu du XVIIe siècle, tenter de convaincre les parlementaires anglais que la censure était inutile car la vérité l’emporterait toujours sur la fausseté « in a free and open encounter » (« dans une rencontre libre et ouverte ») [14], il reste bien difficile d’accepter aujourd’hui les prémisses du « libre marché des idées ». Pris à la lettre, ce modèle affirme que la mise en œuvre d’une politique de laissez-faire à l’égard des actions expressives individuelles (se limitant à la protection de la liberté individuelle d’expression) conduira à terme, sans coordination et par le seul jeu de la concurrence, à un résultat optimal pour tous : l’identification et l’adoption par le plus grand nombre des opinions vraies et des meilleures raisons. Or, s’il est un enseignement assuré des travaux menés depuis une trentaine d’années sur ce que l’on nomme désormais la « démocratie délibérative » [15], c’est qu’une communication non régulée n’a que fort peu de chances de promouvoir les opinions les plus informées, justifiées ou valides. Il est au contraire fréquent que des voix minoritaires soient étouffées, que des croyances ou des arguments soient supprimés, que les opinions évoluent mécaniquement, par un effet d’entraînement, dans le sens de l’opinion dominante, ou encore que des données fausses ou des justifications fallacieuses se répandent, faute d’avoir été réfutées ou contrées [16].

Le problème n’est donc pas seulement l’imperfection du marché des idées, qui pourrait être corrigée en instaurant des régulations minimales lui permettant de fonctionner de manière véritablement concurrentielle, comme a pu le proposer l’économiste Ronald Coase [17]. C’est le modèle lui-même qui est en cause. Au-delà de l’analogie avec le marché économique, il n’explique pas par quel processus d’auto-ajustement la libre circulation des opinions pourrait produire par elle-même les résultats escomptés. Il a en outre le tort d’ignorer la nécessité structurelle de la sélection. Il ne suffit pas de reconnaître à chacun un droit égal à s’exprimer librement, en élevant la voix ou en ouvrant un blog, pour que chacun soit à égalité avec les autres dans le débat public. S’il doit tenir compte du rôle assigné à la presse d’instauration d’une délibération commune, le droit des médias (et la liberté de la presse, qui en constitue le premier pilier) ne peut s’appuyer simplement sur le droit individuel à la liberté d’expression.

S’il importe que le débat public, au moins dans les moments où l’ensemble des citoyens sont appelés à exprimer leur volonté dans les urnes, prenne une forme délibérative, c’est-à-dire qu’il permette l’échange égalitaire et contradictoire d’opinions et de raisons quant à ce qu’il convient de faire, alors on ne peut se contenter de donner à chacun un droit égal à la parole, en laissant les rapports de force décider qui aura l’occasion d’accéder à ce bien rare qu’est la parole dans les médias de masse. Lorsque les électeurs sont appelés à adopter ou à rejeter un traité constitutionnel, à porter un parti pouvoir, comment accepter de laisser ceux que leur position sociale favorise squatter la scène médiatique ou détourner le débat public ?

Il est tentant d’objecter que la communication de masse se prête de toute façon fort mal à la délibération publique. Comment une communication fragmentée en une multiplicité de canaux, irréductiblement asymétrique et difficile à réguler pourrait-elle accueillir un échange qui soit égalitaire, public et argumenté ? Une délibération médiatisée de masse n’est pourtant pas inimaginable, si l’on écarte le fantasme d’une conversation de tous pour ne retenir que le projet d’un débat politique permettant à chaque membre du public de voir défendues et combattues les principales positions et justifications en présence au sein de la société. La fragmentation n’interdit pas une forme adéquate de publicité, si chacun a accès à une variété suffisante de canaux de communication et que les canaux composant le paysage médiatique sont suffisamment poreux. L’asymétrie n’interdit pas une forme adéquate d’égalité, si les orateurs s’adressant au plus grand nombre représentent de manière assez équitable les points de vue existant au sein du public. Le caractère décentralisé du paysage médiatique n’interdit pas une forme adéquate de régulation délibérative, si certains s’efforcent de pousser sur le devant de la scène médiatique des objections aux idées déjà avancées et des réponses aux arguments déjà formulés [18]. Une part essentielle du travail d’institution de la délibération incombe certes aux institutions sociales (partis et syndicats, associations et églises, etc.) qui élaborent des discours et des programmes, identifient des problèmes et des revendications, forment des porte-parole, et s’affrontent pour l’accès à la parole dans les médias de masse. Mais les termes mêmes du processus à la fois conflictuel et coopératif de délibération dépendent des institutions médiatiques les plus influentes, et en particulier des organes journalistiques.

Toutefois, si la presse se voit progressivement privée du quasi-monopole qu’elle exerçait sur les moyens de diffusion et de sélection, comment pourrait-elle encore contribuer à instituer le débat public ?

Organiser le débat public, réguler les médias

Le diagnostic affirmant l’impuissance nouvelle de la presse à influencer la sélection des contenus diffusés est pour le moins douteux. Le principal atout qu’offre le « système » médiatique à la délibération publique est en outre renforcé plutôt qu’affaibli par l’émergence des nouveaux médias : il tient à la possibilité, ouverte par sa structure peu centralisée, d’une organisation plurielle de la délibération publique. Alors que l’émergence spontanée d’un échange suffisamment égalitaire, public et contradictoire est improbable, et que son organisation par un groupe social particulier doté d’intérêts propres est à redouter, une pluralité d’acteurs peuvent par contre contribuer, sans coordination mais par des efforts simultanés, à assurer sa mise en œuvre. Ces acteurs doivent toutefois inclure en large part des agents spécialisés, car les tâches impliquées demandent aussi des compétences spécifiques d’investigation, d’analyse et d’interprétation. Le besoin d’expertise qui rend indispensable l’existence d’une presse professionnelle ne tient donc pas seulement au besoin, souvent mis en avant, d’investigations dévoilant les faits dissimulés. En contribuant à guider l’effort, toujours subjectif et discutable, de bonne sélection, l’idéal d’une délibération médiatisée de masse vient préciser le rôle que « la presse », aidée et parfois contrainte par des agents médiatiques non professionnels, peut et doit encore jouer en démocratie.

La publicité suppose que la presse fasse circuler les positions formulées entre les lieux fragmentés de la communication de masse, de sorte qu’aucune arène partielle ne se transforme durablement en enclave isolée. L’égalité demande qu’elle fasse en sorte qu’aucun point de vue ne soit durablement marginalisé, en cherchant activement à identifier les points de vue sociaux en mal de représentation médiatique, ainsi que les porte-parole susceptibles de leur donner une présence. Le caractère contradictoire de la délibération exige qu’elle garantisse que raisons et opinions se répondent et s’affrontent effectivement, en opposant des récits aux récits, des témoignages aux témoignages, des arguments aux arguments. Le caractère délibératif et démocratique de la communication de masse implique, lors des campagnes électorales et référendaires, mais aussi au-delà, la vigilance de portiers, la persévérance d’investigateurs, l’intelligence d’orchestrateurs multiples. Aucune de ces tâches n’est enfin utile si le travail fondamental de recueil et de restitution fiables des données factuelles n’est pas en outre assuré.

Le rôle ainsi assigné à la presse est fort exigeant. L’écart est grand entre le tableau esquissé et le spectacle familier des polémiques médiatiques. L’existence de sources multiples de régulation des institutions et pratiques médiatiques autorise toutefois à penser qu’un tel idéal n’est pas sans pertinence pour guider l’évaluation et la transformation des régimes contemporains. La régulation formelle par le droit des médias, qui détermine les structures économiques et juridiques possibles des entreprises médiatiques (en fixant par exemple des seuils de concentration ou en autorisant des formes spécifiques de subvention publique au nom d’objectifs sociaux tels que le pluralisme de la presse) et la régulation informelle par la critique des médias, qui exerce sous toutes ses formes une pression sociale non négligeable (en dénonçant les manquements aux normes professées par les organes de presse ou en contestant ces normes mêmes) peuvent constituer des outils puissants pour orienter l’action des organes de presse.

Aucune de ces sources de régulation n’est toutefois suffisante et l’effort d’institution des normes délibératives au sein de la communication de masse repose aussi sur l’autorégulation des sélectionneurs, ou du moins, parmi eux, de ces professionnels qui se conçoivent comme contribuant à la bonne marche du débat public : les journalistes. Il est excessif de voir dans la place réduite qu’occupe cette corporation au sein de l’ensemble hétéroclite des « gatekeepers » le principal danger pesant sur ce débat, car l’effort d’institution de la délibération n’a pas besoin d’être porté par tous les agents médiatiques. Les contraintes économiques et politiques qui affaiblissent la mise en œuvre des normes professionnelles demeurent de ce point de vue un danger largement plus préoccupant.

La première révolution médiatique du XXIe siècle n’a rendu la presse ni superflue ni impuissante. En sus des multiples tâches sociales et culturelles qui peuvent lui être assignées, l’institution des conditions adéquates de la délibération démocratique lui incombe toujours, même si elle n’exerce plus de monopole sur les moyens de diffusion de masse et de sélection des contenus diffusés. La multiplication des lieux de correspondance privée et de petite diffusion, et la dilution du pouvoir de sélection entre d’innombrables « portiers » a toutefois modifié la nature de sa tâche. Elle ne peut plus s’ériger en seule organisatrice de l’arène où s’affrontent publiquement les points de vue politiques, et il est des raisons de se réjouir de cette évolution. Mais elle peut et doit intervenir, au sein d’un paysage médiatique qui la dépasse largement, pour s’assurer que les raisons et opinions formulées sont partout disponibles, sont suffisamment représentatives de celles existant au sein de la société, et se confrontent effectivement les unes aux autres, de sorte à donner aux membres du public, dont l’accès à la parole a considérablement progressé mais qui demeurent néanmoins aussi des spectateurs, les moyens d’exercer leur faculté de jugement. Walter Lippmann notait, il y a presque un siècle, que « the problem of the press is confused because the critics and the apologists […] expect it to make up for all that was not foreseen in the theory of democracy  » (« le problème de la presse est obscurci car ses critiques et ses apologues […] attendent d’elle qu’elle pallie tout ce qui n’était pas prévu dans la théorie de la démocratie ») [19]. Une théorie de la démocratie définissant ce que peut être aujourd’hui le rôle de la presse n’a pas à exiger qu’elle créée à elle seule les conditions du débat public, ni qu’elle porte l’ensemble de la politique démocratique. Elle n’en doit pas moins fixer des exigences élevées, qui découlent toutefois directement du projet consistant à reconnaître « un droit de chacun à gouverner », serait-ce de manière ponctuelle, indirecte et imparfaite.

par Charles Girard, le 11 octobre 2011

Pour citer cet article :

Charles Girard, « De la presse en démocratie. La révolution médiatique et le débat public », La Vie des idées , 11 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-la-presse-en-democratie

Nota bene :

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Notes

[1Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Gallimard, 1961, t. I, II, chap. III, p. 187.

[2Michael Schudson, Discovering the News. A Social History of American Newspapers, New York, Basic Books, 1978.

[3Jürgen Habermas, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. M. de Launay, Paris, Payot, [1962] 1992, p. xvi.

[4Ibid.

[5David M. White, « The Gate Keeper », Journalism Quarterly, 27, 1950, p. 383-390.

[6Michael Schudson, Sociology of news, New York, W. W. Norton & Company, 2003, p. 6.

[7Noam Chomsky et Edward S. Herman, La fabrication du consentement, trad. D. Arias, Marseille, Agone [1988] 2008.

[8Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber/Raisons d’agir, 1996, p. 54.

[9Jürgen Habermas, « Préface à l’édition de 1990 », in L’espace public, p. xviii.

[10Voir Dominique Cardon, La démocratie internet. Promesses et limites, Paris, Seuil, 2010, chap. 2.

[11Paul Starr, The Creation of the Media : Political Origins of Modern Communications, New York, Basic Books, 2004, chap. 8.

[12Abrams vs. United States, 250 U.S. 616 (1919).

[13John Stuart Mill, De la liberté, trad. L. Lenglet et C. Dupond White, Paris, folio, [1860] 1990, chap. 2.

[14John Milton, Areopagitica. Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, trad. G. Villeneuve, Paris, Flammarion, [1644] 2009.

[15Charles Girard, Alice Le Goff (éd.), La démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux, Paris, Hermann, 2010.

[16Voir Cass Sunstein, « Y a-t-il un risque à délibérer ? », in C. Girard, A. Le Goff (éd.), La démocratie délibérative, p. 385-440.

[17Ronald H. Coase, « The Economics of the First Amendment : The Market for Goods and the Market for Ideas », American Economic Review, vol. 64, 1974, p. 384-391.

[18C. Girard, « La délibération médiatisée. Démocratie et communication de masse », Archives de philosophie du droit, 54, 2011, p. 249-266.

[19Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Free Press, [1922], 1997, p. 19.

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