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De l’esclavage à la torture policière
Entretien avec Laurence Ralph


par Jules Naudet , le 17 octobre 2022
avec le soutien de CASBS



L’ethnographie de Laurence Ralph explore les différents systèmes de punition qui blessent les corps des Noirs et Bruns américains et qui contribuent à maintenir les vestiges de l’esclavage. Ces blessures appellent à la justice réparatrice.

Cette publication s’inscrit dans notre partenariat avec le Center for Advanced Study in the Behavioral Sciences. Tout la liste est consultable ici.
Laurence Ralph est professeur d’anthropologie à l’université de Princeton et directeur du Center on Transnational Policing. Il a été boursier CASBS 2021-2022 à l’université de Stanford. Il a également été membre du Radcliffe Institute for Advanced Study et a reçu les bourses Guggenheim et Carnegie. Laurence Ralph est le rédacteur en chef de la revue Current Anthropology.

Son premier livre, Renegade Dreams : Living Through Injury in Gangland Chicago, a été publié en 2014 par l’University of Chicago Press. Ce livre aborde les conséquences de la guerre contre la drogue et de l’incarcération de masse, les ramifications du trafic d’héroïne pour les adolescents infectés par le VIH, les dangers de la violence armée et les handicaps qui en découlent pour les membres des gangs. L’étude de ce contexte global lui permet de détailler les forces sociales qui rendent les résidents noirs urbains vulnérables à la maladie et au handicap. Renegade Dreams a reçu le prix C. Wright Mills de la Society for the Study of Social Problems (SSSP) en 2015.

Le dernier livre de Laurence Ralph, The Torture Letters : Reckoning with Police Violence, a également été publié par The University of Chicago Press. Il explore un scandale vieux de plusieurs décennies : 125 personnes ont été torturées lors de leur garde à vue.

La Vie des idées : Dans vos recherches, vous avez exploré des sujets aussi variés que la violence armée, la violence policière, la torture policière, le commerce de la drogue, l’incarcération de masse ou le handicap. Vous avez exploré ces thèmes à travers différents formats, et sans vous en tenir à l’écriture académique traditionnelle, vous avez également exploré d’autres formes d’expression comme les documentaires ou l’écriture innovante (The Torture Letters choisit la forme des récits épistolaires). La question des corps noirs blessés et débilités, des esprits souffrants ainsi que de la mort semble être au centre de toutes vos réflexions. Quel est, selon vous, le fil conducteur qui relie les différentes facettes de votre travail ? Que nous dit votre travail sur l’état actuel des relations raciales aux États-Unis ?

Laurence Ralph : Dans mon travail, j’ai exploré le commerce de la drogue, la violence des gangs, la violence policière, la violence liée aux handicaps. Je pense que ce qui unifie mon travail est d’envisager ensemble les blessures et la violence. Et si je dis cela, c’est parce que souvent, lorsque nous parlons de la jeunesse urbaine noire en particulier, nous l’envisageons en termes d’incarcération et de mort.

Ce que j’essaie de faire en soulevant la question des blessures, c’est d’examiner comment les gens vivent avec des blessures, et tentent de surmonter leur condition. Ce qui m’importe est que la blessure n’implique pas seulement la violence, mais aussi l’idée que l’on peut se remettre de cette violence, et qu’il existe un moyen d’envisager la réparation. Je considère donc les blessures non seulement dans le corps, mais aussi sous l’aspect des blessures sociales, comme une condition pour penser la justice réparatrice.

La Vie des idées : Dans Renegade Dreams, vous montrez comment d’anciens membres de gangs, blessés lors d’actes de violence armée, se sont retrouvés paraplégiques ou tétraplégiques, condamnés à passer le reste de leur vie en fauteuil roulant, à micro-manipuler constamment leur corps afin d’éviter les complications de santé. Pourtant, votre livre refuse de succomber au misérabilisme et vous montrez plutôt comment ces personnes continuent de rêver et s’engagent dans la politique, l’écriture, la construction de communautés, etc. Qui sont les « rêveurs » que vous dépeignez ? Comment nous obligent-ils à complexifier le récit traditionnel du ghetto violent et isolé, marqué par la symbiose de l’hyper-ségrégation et de l’hyper-incarcération ?

Laurence Ralph : Mon premier livre, Renegade Dreams, est centré sur la figure de l’ancien membre de gang handicapé. Le handicap est donc devenu un moyen essentiel d’explorer les thèmes liés à la violence et à l’appartenance à un gang. La raison pour laquelle le handicap est devenu si important à mes yeux est que les membres de gangs handicapés étaient placés dans des positions paradoxales.

D’un côté, il y a cette idée qu’ils se sont sacrifiés pour le gang et qu’ils doivent donc être honorés. D’un autre côté, leur vie était en contradiction avec cela. Et parce qu’ils n’étaient pas morts, ils n’étaient pas instrumentalisés comme le sont beaucoup de membres de gangs après leur mort. Ils étaient donc une sorte de témoignage vivant de la violence, mais aussi de l’abandon, et ce, de bien des façons.

Je me suis donc intéressé à leur vie et à la façon dont ils étaient avant et après leur blessure, ainsi qu’à leurs relations avec la communauté et avec leur famille. Et cela m’a conduit à explorer leurs rêves, car j’ai appris qu’ils ne manquaient pas d’aspirations pour l’avenir, pour la vie qu’ils voulaient mener et le genre de famille qu’ils voulaient avoir. Mais ces aspirations étaient différentes de celles auxquelles j’étais habitué en tant que personne de la classe moyenne qui aspirait à devenir professeur à l’époque. Ils aspiraient à avoir une communauté sûre et exempte de drogue, une communauté sûre et exempte de fusillades, où les gens peuvent se promener sans être harcelés par la police ; et ces gens se sont organisés et mobilisés et ont consacré leur vie à résoudre ces problèmes communautaires.

Comment faire pour que les enfants aillent à l’école et en reviennent en toute sécurité ? Comment faire pour que ce soit une zone sans drogue ? Comment réduire la violence armée ? Ces rêves et ces aspirations étaient d’une importance vitale pour la communauté. Il était donc important pour moi de me concentrer sur ces rêves quotidiens pour lesquels les gens se battaient. Cela me permet de mettre l’accent sur ce que la plupart des lecteurs de mon livre considèrent comme allant de soi, à savoir la sécurité de leur propre vie, la mobilité sociale vers laquelle les conduit un chemin clair.

Mais d’un autre côté, je pense que cela met en lumière l’inégalité sociale de manière plus générale : la différence dans nos rêves est aussi la différence dans nos situations sociales. Et donc je pense que se concentrer sur le rêve est d’une importance vitale, parce qu’il y a eu une histoire où l’on considérait les communautés urbaines comme pathologiques, dénuée de tout d’espoir, orientées par des valeurs alternatives qui ne s’alignent pas sur les valeurs dites dominantes.

Or ce n’est pas ce que j’ai trouvé. J’ai découvert que les gens avaient des rêves qu’ils s’efforçaient de réaliser. Mais ces rêves représentaient quelque chose que la plupart des Américains peuvent tenir pour acquis. Et j’ai pensé qu’il était très important de faire la lumière à ce sujet.

La Vie des idées : Dans Torture Letters, vous montrez comment les policiers de Chicago travaillant sous les ordres de l’ancien commandant de police Jon Burge ont torturé des suspects noirs pendant des années, les battant, les électrocutant, les soumettant à la torture par l’eau ou les violant. Que nous apprend votre livre sur les conditions qui permettent la perpétuation et le maintien de la torture soutenue par l’État et d’autres formes de systèmes déshumanisants ?

Laurence Ralph : Dans Torture letters, j’ai abordé le sujet très difficile de la torture policière. Et je me suis penché sur une affaire dans laquelle près de 200 hommes noirs avaient été torturés en garde à vue. Ces incidents de torture étaient liés à un mouvement social plus large à Chicago qui a duré près de 50 ans pour essayer d’obtenir la reconnaissance de la torture. Cela s’est fait progressivement. Au début les gens ne croyaient pas à ces tortures. Au fil des ans, de plus en plus de preuves sont apparues dans le cadre d’affaires civiles et de litiges, ce qui a rendu indiscutable le fait qu’ils avaient été torturés.

Mais la question est alors : que faire ? Dans mon livre, j’essaie de tout examiner, depuis les appareils de torture utilisés pour électrocuter et frapper ces hommes jusqu’aux carrières des policiers qui les ont torturés. Et j’ai découvert que ces policiers avaient eu d’autres carrières en tant que militaires.

Parfois, ils venaient de l’armée et mettaient ensuite en œuvre ces techniques de torture. Parfois, c’est après que l’armée avait recours à eux, en raison de leur compétence pour obtenir des aveux. Et on a découvert qu’ils étaient des tortionnaires dans d’autres endroits, dans d’autres sites noirs pendant la guerre contre le terrorisme. J’ai donc trouvé important de retracer ces réseaux et ces trajectoires, ainsi que les dispositifs de torture, pour montrer combien il est facile de transformer les gens en ennemis et ce qui se passe alors.

Ainsi, le problème de la torture pose la question suivante : comment pouvons-nous empêcher que cela se reproduise ? La principale révélation du livre est que les conditions dans lesquelles ces hommes ont été torturés existent toujours. La même pression pour obtenir des aveux, la même hiérarchie dans laquelle les officiers de police montent en grade en fonction de leur capacité à résoudre des affaires, le même aveuglement face aux plaintes de la communauté sur ce qui se passe dans certains quartiers, tout cela existe toujours. C’est pourquoi j’ai voulu décrire ce projet de la manière la plus détaillée possible. Pour moi, ce projet était important car il était lié à un mouvement plus large à Chicago qui tentait d’obtenir des réparations pour les survivants de la torture.

En 2015, la ville de Chicago a accordé des réparations dans un cas historique. Et cela a fourni une foule de ressources collectives pour la ville, sur la base de ce que ces hommes ont vécu, et donc, en regardant la torture comme relevant de la justice réparatrice. Comment pouvons-nous réparer la violence qui a été perpétrée dans le passé, qu’il s’agisse de violence interpersonnelle ou de violence sanctionnée par l’État ?

La Vie des idées : Comment votre travail aborde-t-il les lignes de continuité entre l’époque de l’esclavage et le sort actuel des Afro-Américains ?

Laurence Ralph : Mon travail s’inscrit dans une longue tradition de chercheurs noirs qui se penchent sur la vie après l’esclavage, sur ce que Cristina Sharpe appelle le sillage de l’esclavage, et qui examinent les effets résiduels de l’esclavage pour les descendants d’Africains. J’étudie les types de systèmes de confinement, de maintien de l’ordre et d’enfermement qui se sont transformés au fil du temps et qui ont encore des effets dans le présent.

Qu’il s’agisse des patrouilles d’esclaves, qui sont surveillées par les Noirs libres et les esclaves, ou de l’ère Jim Crow, qui a créé des lieux où les descendants d’Africains pouvaient aller ou non, ou encore du système d’incarcération de masse qui a un impact disproportionné sur les descendants d’Africains, je veux examiner comment ces systèmes maintiennent des hiérarchies sociales et raciales particulières qui persistent dans le temps.

C’est l’une des façons dont j’explore les blessures, et les blessures sociales en particulier. Ainsi, même si vous n’êtes pas particulièrement touché, si vous n’avez pas été réduit en esclavage en tant que Noir vivant aux États-Unis, il est très probable que quelqu’un de votre famille l’a été ; et pour les Latino-Américains également, il est très probable qu’un membre de leur famille a été incarcéré.

Cela affecte de manière disproportionnée les Noirs et les Latinos américains. Comment examiner les systèmes de punition qui réifient certaines formes d’exclusion sociale ? Et comment pouvons-nous réfléchir à de nouveaux moyens de maintenir la sécurité sans nous appuyer sur les vestiges de l’inégalité sociale ?

Entretien : Jules Naudet. Prise de vue : Stanford University.

par Jules Naudet, le 17 octobre 2022

Pour citer cet article :

Jules Naudet, « De l’esclavage à la torture policière. Entretien avec Laurence Ralph », La Vie des idées , 17 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/De-l-esclavage-a-la-torture-policiere

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