Cet essai est extrait de
L’université pour quoi faire ?, qui paraît le 17 février 2021 aux Puf/Vie des idées, sous la direction de Stéphane Beaud et Mathias Millet.
Presque tous les pays, au XXe siècle, ont connu des crises universitaires. Il n’y a guère qu’en France (et dans certaines nations du tiers monde) qu’elles ont ouvert des crises de régime ou ont fait trébucher le pouvoir. Il convient donc de s’interroger sur les raisons à la fois de ce retour périodique des crises (qui n’est pas propre à la France) mais surtout sur leur gravité et les raisons pour lesquelles les réformes sont toujours inachevées et jamais à la hauteur des enjeux. Après un rappel des grandes évolutions et de leurs conséquences sur les institutions d’enseignement, on analysera les choix contradictoires des réformes et la source de la difficulté à trouver un pilotage cohérent [1].
Croissance et permanences
Au cours des XXe et XXIe siècles, les établissements d’enseignement supérieur sont certainement les institutions publiques qui ont connu les transformations les plus rapides et les plus amples, tant quantitatives que qualitatives. On dénombrait, en 1902, 30 370 étudiants (jeunes filles et étrangers compris), 81 218 en 1935 (+167 % en 33 ans), 213 100 en 1959/60 (+162 % en 24 ans). C’est alors que la croissance s’emballe : quadruplement en moins de vingt ans (837 776 étudiants en 1977-78), quasi-doublement en trente ans (de 1,4 million en 1989/90 à 2,6 millions en 2017-18). La mutation qualitative est peut-être encore plus importante. La population étudiante devient majoritairement féminine sauf dans quelques filières : représentant 3 % des inscrits en 1902, les jeunes filles sont majoritaires depuis 1975, avec des décalages sensibles des lettres, très féminisées, aux sciences et aux écoles d’ingénieurs restées très masculines. Les centres d’enseignement se multiplient (24 en 1939, 40 en 1970, 75 en 2015 avec une tendance récente à la fusion au profit de méga-universités comme Strasbourg), de nouvelles filières plus professionnelles accroissent leur part de marché des diplômés (Instituts universitaires de technologie, Instituts universitaires professionnels, écoles de commerce et de gestion, écoles privées professionnelles, etc.) et la diversité croissante des formes de diplômes (non nationaux ou obtenus par diverses équivalences) rend le paysage des qualifications de plus en plus bariolé. Les modes de rapport à l’étude se différencient en conséquence de plus en plus : à côté des étudiants à temps plein, plus rares et souvent obligés de travailler partiellement, sont apparus les étudiants salariés, les adultes en formation permanente, les universités du troisième âge, l’enseignement à distance ou sous forme de MOOCs, etc.
Malgré ces changements considérables, certaines particularités de l’enseignement supérieur français ont tenu bon ou n’ont commencé à être corrigées que tardivement et souvent pour aboutir à de nouveaux déséquilibres. En premier lieu, le déséquilibre Paris/province ou île de France/ autres régions reste très marqué malgré les multiples tentatives de rééquilibrages : en 1914, les facultés parisiennes rassemblaient 43% des étudiants français, plus encore si l’on ajoute les effectifs des grandes écoles ; en 1968/69, on est revenu à 28,6 % grâce à la création des nouvelles universités de la couronne du bassin parisien (Rouen, Amiens, Reims, Orléans, Tours). Le tiers du total est de nouveau dépassé dans les années 1970 avec l’implantation des universités extra-muros (Paris-VIII à XIII, ou plus récemment dans les villes nouvelles : Marne-La-Vallée, Évry, Versailles-St-Quentin-en-Yvelines). L’avance francilienne se marque surtout dans la concentration du 3e cycle et des laboratoires de recherche dans tous les secteurs et notamment en sciences humaines et sociales.
La massification n’a pas été pour autant synonyme de démocratisation au sens naïf qu’on donnait au mot dans les années 1960. Quasi absents à la veille de la Deuxième Guerre mondiale (on comptait 2 % d’enfants d’ouvriers en 1939 dans les facultés), les étudiants issus des catégories modestes atteignent péniblement 12 % du total au début des années 1980. Le changement réel ou perçu par les acteurs de l’institution est à la fois beaucoup plus et beaucoup moins important que ne le disent ces moyennes : beaucoup plus, puisque le pourcentage portait en 1939 sur moins de 90 000 individus et, à la seconde date, sur près de dix fois plus. Au début des années 1980, le nombre d’étudiants d’origine populaire équivalait au nombre total des étudiants d’avant-guerre : le passage par l’université d’horizon quasi impossible pour les milieux populaires avant la guerre avec la mise au travail massive entre 14 et 15 ans ou l’orientation vers le primaire supérieur devient un horizon réaliste avec l’ouverture de l’enseignement secondaire, puis l’accès massif au baccalauréat selon des filières de plus en plus diversifiées, mais qui ne sont pas toujours des « culs-de-sac ». Beaucoup moins aussi, si l’on raisonne en chances d’accès. L’ouverture démographique n’a pas réduit sensiblement les écarts entre groupes sociaux. Cela a été démontré régulièrement par toutes les enquêtes sociologiques des années 1960 à aujourd’hui.
La diversification des filières et la concurrence entre filières sélectives et non sélectives, donc entre filières dont les diplômes assurent une véritable promotion et celles dont les débouchés et l’image sociale se dévaluent, aboutissent à une hiérarchisation très claire en fonction des origines sociales, donc tendent à maintenir les hiérarchies héritées, malgré l’allongement de la scolarisation de tous les groupes. Selon la part des étudiants issus des milieux privilégiés, on trouve, au milieu des années 1970, à un pôle, les diverses écoles (de commerce, d’ingénieurs) et les filières sélectives ou à numerus clausus (Institut d’études politiques, Écoles normales supérieures, médecine, etc.) ; à l’autre extrême, les filières ouvertes socialement sont formées des Instituts universitaires de technologie, des filières paramédicales, des sections de techniciens supérieurs ; les facultés de l’université traditionnelle (droit, lettres et sciences) se trouvent en situation intermédiaire, car elles restent liées, en principe, aux cursus secondaires les plus généralistes. Ce sont ces dernières qui souffrent le plus des transformations générales du fait d’une double concurrence : celle des nouvelles filières professionnelles courtes, dont la pédagogie est plus adaptée à une population de bacheliers elle-même de plus en plus diverse, et celle des filières prestigieuses et sélectives qui les privent de leurs meilleurs éléments, surtout dans les premières années. Ce sont celles où les problèmes vont prendre un tour explosif tant en 1968 qu’en 1976 ou en 1986, et dans les années les plus récentes (question de l’échec élevé dans les premiers cycles).
La crise de l’université républicaine
Jusqu’aux années 1950, les structures mises en place par la Troisième République ont fait face tant bien que mal à la croissance. La division du travail était relativement claire entre écoles et facultés : les unes orientées vers les professions de cadres du secteur privé ou de l’administration, les autres vers les professions libérales, le professorat, les emplois de cadres moyens, les premières sélectives et élitistes, les secondes ouvertes à tous les bacheliers et promettant la promotion républicaine aux boursiers et la « vraie » culture aux individus inadaptés au bachotage des classes préparatoires ou aux vocations par trop incertaines à la sortie du lycée. Les universités remplissent encore également à cette époque, conformément à l’idéal scientiste des réformateurs de la fin du XIXe siècle, la plus grande part de la fonction de recherche grâce à la fondation d’Instituts liés aux facultés qui ont pris leur essor des années 1900 aux années 1930. Les facultés restent la véritable unité administrative malgré l’unification apparente mise en place par la loi Liard de 1896 [2].
À partir des années 1960, le gonflement des flux étudiants oblige à des solutions de fortune : le recrutement massif d’enseignants de rang inférieur (assistants puis maîtres assistants), plus jeunes et se sentant plus proches des étudiants faute de participer au pouvoir de décision des conseils de faculté et la création à la hâte de nouveaux campus, en périphérie des villes, suscitent un sentiment de relégation aux générations issues du baby-boom :
Chaque jour où nous avions nos cours, nous débarquions dans ce site boueux. Les travaux étaient inachevés, mais le campus commençait à prendre vie : il était composé de quelques bâtiments entourés de bidonvilles, au bord desquels se trouvaient les rares cafés du coin. (…) Étrange choix des responsables de la politique universitaire de nous avoir ainsi exilés, jeunes bourgeois(e)s parisien(ne)s, du lieu « naturel » de nos études, l’Université du centre de Paris, La Sorbonne, donc, en nous déplaçant si soudainement vers une banlieue populaire et communiste, avec son immense bidonville, à cause de notre grand nombre, étant tous issus du baby-boom. [3]
Saclay, Nanterre, Vincennes, Villeneuve d’Ascq [4], Tolbiac, Le Mirail sont les nouveaux noms qui défraient la chronique des mouvements étudiants. Moins respectueuses des formes, du fait du recul des méthodes éducatives les plus autoritaires, ces générations étudiantes sont plus impatientes face à une société qui mêle contradictoirement l’éloge de la consommation et de la modernisation et un discours politique officiel dominé par le culte du héros et de la Résistance. La culture universitaire qu’on transmet dans des cadres surannés se trouve encore plus décalée par rapport au monde extérieur, empli des rumeurs des guerres de libération des anciennes colonies, des révolutions tentées, trahies ou fantasmées par les « groupuscules ». Les éléments scientifiquement novateurs ont souvent trouvé refuge dans des structures extra-universitaires (laboratoires du CNRS ou des grands organismes de recherche, grands établissements pour les sciences humaines comme la VIe section de l’EPHE, École pratique des hautes études, renommé plus tard EHESS, École des hautes études en sciences sociales).
Le séisme de 1968 débute, ce n’est pas un hasard, dans le maillon faible de l’université en chantier, non à la vieille Sorbonne, mais à Nanterre, et chez des étudiants qui préfèrent aux humanités les apports critiques et politiques d’un savoir lié à la société (en psychologie et en sociologie par exemple). La crise universitaire française est plus profonde que dans les autres pays d’Europe, parce que les structures en place et les responsables de celles-ci s’avèrent incapables de dégager la solution des conflits sans recourir aux autorités externes (recteur, ministre, forces de l’ordre), ce qui, en retour, politise, radicalise et élargit la base sociale de ces conflits dont les incidents déclencheurs, rétrospectivement, apparaissent, comme souvent en histoire, sans proportion avec le résultat [5].
Les trois enseignements supérieurs
L’originalité des réformes nées de mai 1968 par rapport aux crises universitaires précédentes est double. La loi d’orientation d’Edgar Faure a cherché à repenser les structures dans l’urgence (alors que la réforme de la Troisième République avait été étalée dans le temps) et a répondu, plus que ne le demandait en fait la majorité conservatrice des professeurs, à certains mots d’ordre ou propositions du mouvement de mai ou des réformateurs antérieurs. Elles ont été élaborées lors des innombrables assemblées générales et commissions tenues en mai et juin 1968. Il en a résulté des flottements considérables et surtout des haines inexpiables entre partisans et adversaires des nouvelles structures, d’où la création de nouvelles universités plutôt en fonction de clivages politiques que de nécessités scientifiques raisonnées. Ces débats divisaient d’ailleurs depuis longtemps les diverses disciplines, les catégories d’universitaires, la haute administration de l’éducation, la réforme Faure fut l’occasion d’acter par des divorces les mésententes qui couvaient depuis longtemps (droit et science politique, économie et droit, sciences humaines et humanités, etc.).
La fonction intellectuelle des universités s’en est trouvée inversée. Jusqu’alors caisse de résonance ou avant-garde des grands débats politiques nationaux de l’affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie, le milieu universitaire (étudiants et professeurs en proportion variable selon les conjonctures) est devenu le lieu d’affrontement presque transparent des clivages externes, l’autonomie administrative conquise aboutissant à l’inverse à une politisation des questions proprement universitaires. Mais, en concentrant son énergie sur ces querelles internes, la communauté universitaire a perdu, au cours des dix années suivantes, l’essentiel de ses repères identitaires, chaque tendance cherchant à trouver une oreille complaisante au sommet de l’État pour régler ses comptes. La conjoncture budgétaire, de plus en plus restrictive après 1974, et le climat de revanche anti-soixante-huitard qui culmine sous le ministère Saunier-Séïté aboutissent à une dégradation accélérée, tant matérielle que morale, des universités. En 1982, la France dépensait seulement 2 600 dollars par étudiant, contre 3 300 pour la Suède, 5 900 pour les États-Unis, 11 600 au Royaume-Uni ! Le gros effort fourni après 1989 dut tout à la fois rattraper le retard pris et faire face à des effectifs sans cesse croissants de la « seconde massification », pari difficile à tenir. En 2007, la France restait toujours en dessous de la moyenne de l’OCDE pour la dépense par étudiant avec 12 773 dollars contre 13 823 en RFA et 15 463 au Royaume-Uni (Données OCDE). Depuis cette date la dépense en euros constants a eu tendance à stagner voire à décroître rapportée à chaque étudiant du fait du redémarrage des effectifs à la fin des années 2000.
Le troisième changement est l’hétérogénéité croissante de la population étudiante. Ces aménagements partiels se font en effet sans toucher aux héritages et aux spécificités des enseignements supérieurs. En France, contrairement à ce qu’on dit le plus souvent, il n’y a pas deux enseignements supérieurs (les universités et les « grandes » écoles), mais, en réalité, si l’on regarde les principes de fonctionnement, les sociologies et les débouchés, au moins trois enseignements supérieurs hiérarchisés et fonctionnellement différenciés : les filières très sélectives, les filières moyennement sélectives et les filières apparemment peu sélectives, mais qui reposent sur l’élimination différée ou les parcours complexes, les universités stricto sensu qui d’ailleurs en leur sein créent des sous-ensembles sélectifs. Au bout du compte, elles sont aussi très sélectives, compte tenu du taux d’abandon, si bien qu’elles produisent moins de diplômés que les systèmes officiellement sélectifs.
Démocratisation ou élitisation ?
La période la plus récente a été le théâtre d’un mouvement sinusoïdal, au gré des coups de balancier de la gestion politique des universités, de la montée des antagonismes internes au corps enseignant et des phases de mobilisation ou d’apathie des étudiants : tension entre le centralisme ministériel et l’effort d’autonomie et de décentralisation régionale, taux d’échecs excessifs des premiers cycles non sélectifs, inégalité choquante d’encadrement et de budget selon les filières, localisme des carrières qui bloque les circulations et l’arrivée des nouveaux recrutés, démotivation et division des enseignants en multiples statuts rivaux avec l’accroissement de la proportion de précaires pour des raisons d’économie, tandis que la crise durable de l’emploi niveau bac ou moins pousse les étudiants au pragmatisme et à l’obsession de la professionnalisation, ce qui entraîne la diminution relative des effectifs de certaines disciplines académiques, théoriques et désintéressées au fondement du projet républicain d’université [6].
En fonction des alternances politiques et de thématiques sociales divergentes, les réformes universitaires, depuis les années 1980, ont tantôt privilégié le souci d’ouverture sociale pour répondre au déclassement de la jeunesse et à la nécessité d’adapter la formation aux nouvelles conditions économiques de l’Europe unifiée et de la globalisation, tantôt (ou en même temps) elles ont renforcé les pôles d’excellence et le secteur sélectif appuyé sur les institutions de recherche pour maintenir le rang de la France dans la compétition internationale, qu’elle soit économique ou scientifique. Dans les phases de prospérité relative, l’arbitrage entre ces deux options n’est pas trop difficile. En revanche, dans les phases de crise comme celles qu’on a connues à plusieurs reprises dans les années 1990, ou actuellement depuis 2007-08 et particulièrement avec la crise sanitaire et économique en cours, la contradiction entre le projet élitiste et l’idéal républicain et démocratique initial apparaît au grand jour. L’arbitrage entre les contraintes de la science (donc de la compétitivité et de la concentration des moyens) et l’accès de tous au savoir qu’implique l’idéal démocratique ou la lutte contre le chômage des jeunes est de plus en plus difficile ou douloureux et victime des orientations néolibérales majoritaires dans le monde environnant.
Ce débat n’est pas propre à la France. Les pays voisins comme l’Italie et l’Allemagne ont mis en place des procédures rompant avec l’égalité des systèmes traditionnels hérités : privatisation, hausse des droits d’inscription, numerus clausus partiels de certaines filières, hiérarchisation des universités par des aides mises au concours. En France, la différenciation des filières est ancienne comme on l’a vu. Pas plus la Troisième que la Quatrième ou la Cinquième République n’y ont mis fin, bien au contraire. L’accent mis depuis quelques années sur l’évaluation à partir de classements internationaux ou sur la mesure de la productivité des universités à partir d’indicateurs quantitatifs pousse encore en ce sens malgré quelques mesures cosmétiques pour masquer les clivages entre établissements voués aux études professionnelles, établissements pratiquant l’élimination « douce », établissements prestigieux et élitistes qui essaient de devenir des « champions » nationaux et internationaux.
Les différentes mesures prises depuis 2005 vont toutes dans le sens, non de la démocratisation, mais de l’élitisation, de l’alliance des forts entre eux contre les faibles abandonnés à leur triste sort (politique des pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), plan Campus, agences de financement de la recherche (ANR : Agence nationale de la recherche, AERES puis HCERES : Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement ; Haut conseil à l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur), plus récemment LabEx, Equipex, Idex (Laboratoires d’excellence ; Équipements d’excellence ; Initiatives d’excellence ) financés par le « grand emprunt », recherche des laboratoires financée sur contrats au détriment des ressources récurrentes). Ces clivages ne se limitent pas aux établissements et aux filières, ils apparaissent de plus en plus entre les disciplines d’un même établissement puisqu’elles sont inégalement acquises à cette nouvelle culture, dépendantes de ces contraintes externes ou capables de s’insérer dans ce nouveau paysage, ce qui relance à une échelle plus large le fameux « conflit des facultés » décrit par Kant à la fin du XVIIIe siècle et repris par Bourdieu comme schème interprétatif dans Homo academicus (1984).
Chez les étudiants, la peur de l’avenir et l’image dévaluée de l’université, relayées en permanence dans les médias et entretenue par l’autodénigrement propre aux universitaires eux-mêmes à mesure que leur statut se dégrade face au secteur privé et aux autres professions, pousse une fraction de la jeunesse à préférer les filières « rentables » ou professionnalisantes au détriment des autres. Un ouvrage a même comparé l’université stricto sensu à la voiture-balai de l’enseignement supérieur, situation qui nous ramène à l’image négative qui s’attachait aux facultés avant les réformes de la troisième République [7].
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
L’impression d’éternel retour des discours sur la réforme, des solutions toujours annoncées et jamais mises en œuvre, de suivisme des responsables par rapport à des mots d’ordre ou des « agendas » venus d’ailleurs (OCDE : Organisation de coopération et de développement économiques, Banque mondiale, UNESCO : Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture), des arbitrages toujours biaisés au profit des mêmes groupes et des mêmes établissements a plongé dans l’apathie ce qu’il est encore convenu d’appeler (par antiphrase) la communauté universitaire. Certains et certaines jouent le jeu et tentent de tirer quelques miettes de pouvoir ou de crédits des nouvelles structures proliférantes qui contribuent à l’invention d’un « mille-feuille » académique qui n’a rien à envier au mille-feuille administratif dénoncé par ailleurs par tous les politiques du haut en bas de la hiérarchie territoriale. D’autres sont aux abonnés absents et pratiquent le service minimum ou la fuite vers divers ailleurs qui atténuent le contact avec les rugosités du quotidien : voyages, missions, détachements, activités extra-universitaires, présence médiatique ou sur les réseaux sociaux. Quelques rares tentent encore de résister ou de rappeler à ses principes de base un système sans autre principe que le double langage. La critique des collègues sert aussi d’exutoire bien commode au découragement consécutif à l’échec du mouvement de grève de 2009 et à la découverte, pas très surprenante en fait, de l’absence de considération de l’opinion publique pour ce combat de défense corporative de « privilégiés ». Ces jeux de rôle, éternellement ressassés, contribuent aussi à la désespérance du milieu. Il y aurait pourtant mieux à faire pour soulever ce couvercle de la morosité et d’une « histoire sans fin » (au double sens du mot), en proie à l’éternel retour à l’image du calendrier universitaire. Non, il n’est pas vrai qu’aucune réforme n’est possible, ni que toute remise en cause est désormais impossible. Encore faut-il réfléchir historiquement sur les origines des échecs, au lieu de s’en tenir à une supposée « force des choses » qui absout tout un chacun.
La première origine des échecs successifs, l’esquisse antérieure l’a montré, c’est l’improvisation de la plupart des réformes. Les gouvernements et en particulier les ministres de l’Enseignement supérieur ou de l’Éducation nationale ont agi ou agissent de plus en plus dans l’urgence et en fonction de diagnostics conjoncturels, alors qu’il faut résoudre des problèmes structurels de longue durée qui mettent en jeu des processus sociaux et culturels de grande ampleur [8]. Avec le déclin des institutions de la Cinquième République (réduction du mandat du président, périodes de cohabitation, alternances rapides des partis de droite et de gauche au pouvoir, recours à des sous-ministres technocrates), l’agenda politique est toujours en décalage sur l’agenda des questions d’éducation. Chaque nouvelle majorité ou ministre veut montrer qu’il fait quelque chose (si possible de nouveau) et choisit ce qui peut le plus être visible ou sensible à court terme au détriment de la réflexion de fond, d’autant qu’il ou elle craint que « laisser du temps au temps » ne donne l’avantage aux opposants à ses projets. Des mesures ou décisions partielles, mais spectaculaires, sont toujours privilégiées sur les changements en profondeur, mais moins visibles pour l’opinion et les commentateurs médiatiques. En conséquence les étudiants du segment le plus fragile (les universités stricto sensu et, en leur sein, les sciences humaines) sont les victimes collatérales, tandis que les secteurs privilégiés échappent aux turbulences.
La diffusion des principes du « new public management » étendue aux universités heurte de plein fouet les mêmes secteurs puisque les critères d’évaluation sont hétérogènes par rapport à leur mode de fonctionnement. Les effets délétères de la LRU (Loi relative aux libertés et responsabilités des Universités) sur l’équilibre financier d’un certain nombre d’universités aboutissent ainsi à des mises sous tutelle, et donc à la négation du principe par ailleurs affiché d’« autonomie » accrue, à des baisses de recrutement pour diminuer la masse salariale (donc à détériorer les taux d’encadrement), au recours aux précaires pour la même raison et enfin à l’incitation à vendre des « services » au détriment de la fonction primordiale de recherche ou d’enseignement. Les critiques de cette politique y voient volontiers un simple machiavélisme cynique de la part des responsables. Sans évacuer totalement cette hypothèse, on peut aussi y trouver une marque de profonde incompétence ou d’incapacité à penser à long terme de politiques obsédés par le court terme de leur calendrier électoral. Bien entendu les promoteurs de cette réforme imaginaient qu’elle allait susciter l’esprit d’entreprise des présidents partiellement libérés des contrôles a priori et qui le réclamaient de longue date. C’est effectivement ce qui s’est passé pour certains, mais on a sous-estimé les coûts des nouvelles politiques audacieuses de certains présidents entrepreneurs. Mais pour la plupart la réforme n’a fait que mettre en valeur la sous-administration structurelle des universités françaises (il suffit de comparer les ratios d’agents administratifs par rapport aux établissements privilégiés qui fonctionnent « bien ») et l’inégale capacité, selon les spécialités de chaque ensemble universitaire, à attirer de nouvelles ressources du fait de découpages disciplinaires hérités de la crise de mai-juin 1968. Des responsables compétents, cyniques ou pas, auraient dû le savoir ou l’anticiper. Ils ne l’ont pas fait, faute de temps, faute de réflexion, faute d’ambition et surtout parce qu’ils savaient bien, vu les rythmes actuels de la vie politique, qu’ils n’auraient aucun compte à rendre et que ce serait à leurs successeurs de résoudre les impasses produites par leur absence d’anticipation des conséquences des décisions politiques.
Notre interprétation par l’inconséquence ou l’incompétence se heurte souvent au doute des observateurs avisés qui connaissent l’ampleur des travaux consacrés aux universités par toutes sortes de disciplines, les multiples rapports commandés (et bien peu suivis d’effets) à des experts de toutes les sensibilités, les colloques, congrès, états généraux où l’on a analysé, soupesé, comparé les politiques universitaires, les réformes ici et ailleurs, les journées d’études de hauts responsables qui proposent, mettent en garde, alertent, les mouvements associatifs ou syndicaux émanant du monde universitaire ou non qui travaillent également à des contre-propositions. Tout se passe comme si cette immense littérature, très répétitive ne servait qu’à encombrer rayonnages ou à susciter d’éphémères tribunes de presse aussitôt oubliées que lues. Mais précisément le contraste entre la légèreté des comportements des décideurs par rapport à cette bibliothèque substantielle largement ignorée n’est-il pas le signe que la seule décision de longue portée prise une fois pour toutes est qu’il convient de ne pas s’attaquer aux problèmes de fond si l’on veut conserver un avenir politique ?
Les rares responsables qui ont voulu trancher entre les équivoques ou prendre réellement parti dans un sens ou dans l’autre en ont payé le prix très lourd ou ont dû faire marche arrière sous peine de servir de « fusible ». Même l’actuel gouvernement qui se veut réformateur radical et sans tabou a été beaucoup moins brutal dans sa politique universitaire que pour les autres réformes touchant à l’économique et au social. Le processus sélectif esquissé par « Parcoursup » est masqué par le mystère de la technologie et des algorithmes obscurs que seraient censés utiliser les bureaux universitaires, contes pour étudiants de l’ordre du petit chaperon rouge. Le grand méchant loup n’est pas dans l’ordinateur, il est dans les structures du jugement scolaire de l’enseignement secondaire et dans les fantasmes qu’entretiennent les médias sur les « bonnes études » à faire ou pas. L’augmentation des droits d’inscription réclamée par de multiples officines, experts, voire présidents d’université à court d’idées s’est résumée pour l’instant à celle des droits pour les étrangers non communautaires dont on sait bien d’avance en haut lieu qu’elle ne résoudra pas de toute façon la question financière et qu’elle ne fera que faire perdre de nouveaux « clients » à l’Université française. Malgré quelques mouvements de solidarité, cette décision ne risquait pas du moins de mobiliser plusieurs centaines de milliers d’étudiants, alors même que les taxes sur le diesel suffisaient à embraser une partie de la France dite périphérique. La LPPR semble bien renouer sous forme aggravée avec les « politiques d’excellence » darwiniennes et tenter d’approfondir s’il en était vraiment besoin l’écart entre les universités et la différenciation des statuts pour ajouter une nouvelle couche de précaires. Rien appris, rien oublié semble bien l’éternel refrain de ce nouveau projet [9].
Conclusion provisoire
L’historien est plus à l’aise pour comprendre les choix du passé que prévoir les évolutions à venir. On peut toutefois tirer trois enseignements principaux de ce parcours historique.
Les universités en France ont toujours couru après l’histoire et les gouvernements, même quand ils ont essayé d’anticiper, n’ont jamais eu les moyens de leurs ambitions et surtout ont été incapables de penser l’ensemble de l’enseignement supérieur, si bien que les effets de domination entre les segments anciens et nouveaux continuaient de produire leurs effets et bloquaient donc en partie les effets positifs des réformes. Les réformes en cours ou annoncées présentent, on l’a vu, exactement les mêmes défauts.
Un second argument qu’on emploie aussi dans les médias est : faisons comme les autres et tout ira mieux. Malheureusement, tout ne va pas si bien ailleurs et les modèles qu’on propose demandent pour fonctionner des conditions qui ne sont pas remplies en France. Pour prendre un exemple simple : les universités anglaises aujourd’hui dépendent de la manne des droits d’inscription des étudiants étrangers ainsi que des placements boursiers des universités. Avec les aléas financiers actuels (taux d’intérêt bas), et la fermeture des frontières liée à la pandémie, exactement comme pour les fonds de pension, ce qu’on nous présentait comme l’issue au déséquilibre des finances publiques pour financer l’enseignement supérieur ou les retraites s’avère un piège ; les moins-values des placements contraignent les universités les plus faibles à faire des choix budgétaires déchirants au détriment de la continuité du service public. La perte de la manne étrangère déstabilise la plupart des établissements britanniques. De la même manière, en France, augmenter les droits d’inscription dans le secteur le moins cher ne risque pas d’effacer le fossé avec les établissements payants aux clientèles privilégiées. Cela ne fera qu’écarter un peu plus ceux et celles qui ont du mal à prolonger leurs études, comme le montre en vraie grandeur le phénomène de la dette étudiante et l’accroissement des écarts sociaux aux États-Unis.
Dernière observation de l’historien : on dispose d’une bibliothèque énorme de rapports et d’analyses sur l’enseignement supérieur, le malaise étudiant, etc. Et pourtant, les réformateurs et les hommes politiques continuent de proposer toujours les mêmes formules toutes faites, les mêmes questions sans réponse qu’on pouvait déjà lire il y a plus de cinquante ans, mutatis mutandis, comme l’indique cette conclusion de Paul Ricœur au numéro spécial d’Esprit paru en 1964 sur « Faire l’Université » : « Si ce pays ne règle pas, par un choix raisonné, la croissance de son Université, il subira l’explosion scolaire comme un cataclysme national. » [10] Le cataclysme eut bien lieu quatre ans plus tard ; quant au « choix raisonné » il est toujours en attente.