Prenant à la lettre les déclarations officielles fracassantes concernant la corruption au sein du Parti communiste chinois, un ouvrage dresse un bilan sombre de la collusion des élites chinoises.
Recension Politique International
Dossier / Démocraties sous influence
À propos de : Minxin Pei, China’s Crony Capitalism : the Dynamics of Regime Decay, Cambridge, Harvard UP
Prenant à la lettre les déclarations officielles fracassantes concernant la corruption au sein du Parti communiste chinois, un ouvrage dresse un bilan sombre de la collusion des élites chinoises.
L’ouvrage de Minxin Pei documente l’ampleur en Chine du capitalisme de connivence, l’une des multiples formes du « grand brouillage » entre les sphères publiques et privées qui fait l’objet de ce dossier. Ce professeur au Claremont McKenna College est l’un des commentateurs les plus influents, mais aussi les plus critiques de la politique chinoise. Son livre précédent, China’s Trapped Transition : The Limits of Developmental Autocracy (Harvard University Press, 2006), annonçait qu’il ne fallait attendre aucune libéralisation du Parti communiste chinois, et prédisait au contraire que ce dernier finirait même par étouffer la croissance économique. Ce dernier livre est semble-t-il conçu pour confirmer la thèse du déclin du régime communiste, malgré le maintien de la croissance économique (6,9 % en 2017), et la multiplication par 2,6 du PIB par habitant (en parité de pouvoir d’achat). Il s’appuie sur les déclarations officielles de Xi Jinping et la couverture médiatique de la vaste campagne de lutte contre la corruption qu’il a lancée à son arrivée au pouvoir en 2012 et qui a fait tomber un million de fonctionnaires chinois en 5 ans. L’auteur n’a pas mené d’enquête de terrain sur cette collusion légale et illicite entre les élites politiques et économiques chinoises qui est apparue dans les années 1990. Devant l’impossibilité d’avoir accès aux archives de la Commission centrale d’inspection disciplinaire du parti, son étude repose sur un échantillon de 260 cas largement exposés et commentés dans la presse officielle chinoise, pour des raisons politiques et stratégiques plus ou moins saisissables.
D’après M. Pei,
les élites dirigeantes chinoises ont délibérément fait des choix politiques qui leur ont ensuite permis de créer un environnement favorable à leur appropriation personnelle de biens étatiques. (p. 19)
Il consacre les deux premiers chapitres à présenter les raisons pour lesquelles les cas de collusion des élites chinoises se multiplient à partir des années 1990. Avant cette période, les cas de collusion impliquant plusieurs cadres (wo’an et chuan’an) sont quasiment inexistants ou invisibles, car, d’après M. Pei, les conditions ne sont pas réunies pour que cette pratique se développe. Dans les années 1990, les réformes de décentralisation de la gestion des carrières des cadres ainsi que du contrôle des biens publics, sans une clarification complète des droits de propriété, offrent une grande latitude aux cadres locaux, libres de comploter pour s’approprier ou allouer les biens de l’État à des prix inférieurs à ceux du marché, voire gratuitement. C’est particulièrement le cas des terres et ressources naturelles [1]. Les droits de propriété et d’usage de la terre ont en effet été séparés dans le but de créer un marché de l’usage de la terre sans que l’État en perde la propriété. M. Pei évoque la pratique courante des gouvernements locaux d’attirer les investisseurs en baissant le prix de la terre, un manque à gagner d’autant plus grand que, depuis la réforme fiscale recentralisatrice de 1994, la vente des terres est devenue une source majeure de revenu pour ces gouvernements (52 % en 2007). Or, M. Pei dénonce les travers de cette pratique dans un contexte de pouvoir politique discrétionnaire, car elle se traduit par une perte de revenus pour les gouvernements locaux, qui bradent leurs revenus fonciers en faveur des investisseurs et promoteurs qui leur offrent les pots-de-vin les plus élevés. Certaines ressources naturelles, comme les mines, et certaines entreprises d’État ont par un mécanisme similaire été pillées par des cadres qui ont pu les transférer à des membres de leur entourage.
Outre les entrepreneurs, les premiers bénéficiaires du système sont les chefs du Parti au niveau des préfectures et des districts tout-puissants (yibashou), choisis pour leur loyauté au parti communiste, dont les données disponibles indiquent qu’ils peuvent amasser, bien que cela dépende de la valeur des biens publics et des contrats qu’ils peuvent accorder aux investisseurs, un butin plus élevé que celui de leurs supérieurs hiérarchiques. La faible surveillance dont ils sont sujets est censée garantir leur efficacité. Le gouvernement central, averti de ces déboires, a cherché, en vain, à mieux les contrôler. Le manque de pouvoir et de moyens des Commissions d’inspection de la discipline au niveau local ne l’a pas permis. M. Pei n’exclut néanmoins pas que les mesures prises par Wang Qishan lors du premier mandat de Xi Jinping ne portent finalement leur fruit.
Le marché illégal des emplois publics (maiguan maiguan) est la pièce centrale de la démonstration de Minxin Pei : la corruption, plutôt que le mérite, régit la sélection des fonctionnaires et permet aux chefs du Parti acceptant les pots-de-vin d’instaurer un réseau stratégique de complices (collusion verticale) qu’ils peuvent plus facilement mobiliser pour aider les hommes d’affaires leur ayant graissé la patte.
M. Pei insiste fortement sur l’impact destructeur et prédateur de cette collusion qui affecte considérablement la capacité des gouvernements locaux, qui deviennent des « états mafieux locaux » (local mafia states), à remplir leur mission de service public (p. 9). Puisque le livre, dès son sous-titre, annonce la décomposition et le déclin du régime chinois, on peut s’étonner que M. Pei consacre peu de pages à l’impact de la collusion sur la performance gouvernementale, hormis quelques cas, qui ont fait les gros titres, de violation des normes environnementales, de violation des procédures judiciaires, d’éviction forcée, ou d’intervention dans des disputes commerciales (p. 144-147). M. Pei décrit la décrépitude du système où règne une véritable « culture de la corruption », évoquant les conséquences d’une démocratisation future du régime, qui pourrait placer ces nouveaux oligarques corrompus au pouvoir. Le dernier chapitre prétend ainsi faire la démonstration de la corrosion des institutions (judiciaires, régulatrices, policières) de l’État-parti léniniste par les pratiques collusives. De façon manichéenne, il rappelle toutefois qu’on observe « une absence totale de corruption » dans les domaines davantage ouverts à la concurrence comme l’import-export, le commerce de détail ou l’industrie légère. Cela pourrait expliquer en partie les niveaux de confiance malgré tout très élevés dont bénéficient en général les institutions et les entreprises chinoises si l’on en croit une étude récente.
M. Pei s’indigne face à la « connivence oligarchique » (oligarchic cronyism) qui a privé les citoyens ordinaires de biens publics accaparés par les élites politiques, et surtout économiques, chinoises. Il lui attribue la montée d’un leader fort et opportuniste utilisant la lutte contre la corruption pour vaincre ses opposants politiques, ce qui ne manque pas de rappeler l’ingénierie de l’anti-corruption dans la Russie de Poutine, même si, dans le cas de Xi Jinping, il s’agit aussi de maintenir au pouvoir un parti fort de 88 millions de membres. De façon moins convaincante, il lui impute également une baisse de croissance économique, la perte de légitimité du Parti, la fin de la résilience autoritaire chinoise et la division des dirigeants. Le déterminisme de l’auteur est frappant : la collusion et « les alliances exclusives et oligarchiques sont le résultat inévitable de la modernisation économique en contexte autocratique » (p. 266) et leur étude « prouve qu’il est inconcevable que le parti puisse réformer les institutions politiques et économiques du capitalisme de collusion puisqu’elles sont les fondations mêmes du monopole du pouvoir » (p. 267). Il tire par conséquent un trait sur une transition démocratique progressive de la Chine, rendue impossible dans un régime autoritaire prédateur reposant sur de larges inégalités.
Le livre repose sur une vision de la réforme chinoise d’un très grand pessimisme, selon laquelle, au lieu d’avoir modernisé le pays selon le principe du « socialisme aux couleurs de la Chine » énoncé par Deng Xiaoping, « l’État-parti a produit une forme de capitalisme de connivence prédateur » (p. 2), fait d’autant plus incontestable qu’il est explicitement affirmé par le Président chinois lui-même suite à la lecture des rapports d’enquête sur les méfaits des dirigeants provinciaux en 2014. Mais faire entièrement reposer une telle enquête sur la couverture médiatique de la campagne de lutte anti-corruption, du fait de son opportunité politique (populisme, quête de légitimité, placement d’alliés) et de sa grande opacité, semble particulièrement risqué. L’assentiment du lecteur serait plus aisément gagné si l’auteur diversifiait ses sources et exposait plus finement les mécanismes par lesquels se déploie cette corruption systématique, notamment le capitalisme d’État et le modèle de développement local fondé sur la vente des terres ou sur la concurrence entre gouvernements locaux pour attirer les investisseurs et encourager la croissance économique, que de nombreux travaux ont pourtant documentés. Il est regrettable que M. Pei privilégie une posture qui peut sembler idéologique, voire moralisatrice, et ne cherche ni à comprendre ni expliquer davantage l’impact réel de cette collusion des élites sur l’économie chinoise, censée être « considérablement entravée par une allocation chroniquement inefficace des ressources » (p. 25). Il est important de reconnaître que l’impact de la corruption sur l’économie n’est pas aisément mesurable et fait même l’objet d’appréciations divergentes. De même, le phénomène de collusion, qui, en ce qui concerne les cadres, peut être verticale, horizontale et entre ces derniers et des hommes d’affaires, encourage en théorie les agents à moins de productivité. M. Pei oppose ainsi sans nuance performance et pots-de-vin (p. 36) :
inévitablement, les agences en proie à la collusion échouent misérablement à remplir leurs fonctions publiques. (p. 217)
Les travaux d’A. Wedeman et de H. Li et L. L. P. Gore ont pourtant montré que la corruption en Chine n’exclut pas nécessairement la performance puisque même les fonctionnaires corrompus se doivent de concourir à maximiser le bien commun. Cela pourrait permettre de réconcilier le constat sévère de M. Pei et les résultats pourtant non négligeables atteints depuis le lancement des réformes en 1978.
par , le 30 mars 2018
– Bruce J. Dickson, Red capitalists in China : the party, private entrepreneurs, and prospects for political change, Cambridge University Press, 2003.
– Yasheng Huang, Capitalism with Chinese Characteristics : Entrepreneurship and the State, Cambridge, Cambridge University Press, 2008.
– Hui Li & Lance L. P. Gore, « Merit-Based Patronage : Career Incentives of Local Leading Cadres in China », Journal of Contemporary China, 2017, 27:109, p. 85-102.
– Kelly Tsai et Barry Naughton (dir.), State Capitalism, Institutional Adaptation, and the Chinese Miracle, Cambridge University Press, 2015
– Andrew Wedeman, The Double Paradox : Rapid Growth And Rising Corruption In China, Cornell University Press, 2012.
Émilie Frenkiel, « Communisme, capitalisme et corruption », La Vie des idées , 30 mars 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Communisme-capitalisme-et-corruption
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[1] C’est également le cas en Inde. Voir Jules Naudet, « Hommes d’État, hommes d’affaires en Inde. Entretien avec Christophe Jaffrelot », La Vie des idées, 23 février 2018.