Recensé : Anat Admati & Martin Hellwig, The Bankers’ New Clothes. What’s Wrong with Banking and What to Do about It ?, Princeton University Press, 2013, 416 p.
« Les fonds propres coûtent cher » ; « Si l’on contraint les banques à respecter des ratios de fonds propres plus élevés, on aura moins de prêts et donc moins de croissance ! » ; « Ce n’est pas le moment de renforcer la réglementation ! » ; « Notre industrie financière perdra la compétition internationale si on la soumet à des règles plus strictes », etc. Que valent ces arguments sans cesse mobilisés par les banques et leurs lobbies pour résister aux réformes financières ? Rien, répondent Anat Admati et Martin Hellwig. Pour ces deux éminents professeurs de finance, respectivement à Stanford (Calfornie, USA) et à l’Institut Max Planck (Bonn, Allemagne), ces arguments sont fallacieux et n’ont pas plus d’épaisseur que les « habits neufs de l’empereur » dans le conte éponyme d’Andersen. Ces faux arguments sont de « faux habits » : les banquiers sont nus (comme sur la couverture de l’ouvrage).
S’ils ne valent rien, pourquoi alors ces arguments ne sont-ils pas plus souvent démontés ? Parce que les lobbies bancaires ont un bouclier magique qui n’est autre que la mystique qui entoure l’activité bancaire et financière. Le sujet est spécial, complexe, alors on craint de ne pas comprendre et cela rend d’autant plus crédule et malléable face à ceux qui ont l’expérience quotidienne de cette activité et en revendiquent l’expertise. Il est vrai que le fonctionnement des banques est particulier, mais pas au point de défier les principes élémentaires de l’économie et de la finance. Ces principes, Anat Admati et Martin Hellwig les rendent accessibles tout au long de leur ouvrage pour faire comprendre à un large public comment fonctionnent les banques, ce qui ne va pas et ce qu’il faudrait faire pour les rendre plus saines et plus solides. L’ouvrage est nourri de nombreux exemples (ceux chiffrés n’effrayeront pas le néophyte et pourront constituer d’excellents outils pédagogiques pour qui doit faire comprendre le bilan d’une banque).
La mauvaise nouvelle que nous apportent Anat Admati et Martin Hellwig est que les réformes financières entreprises jusqu’à présent pour répondre à la crise (accords de Bâle III signés en 2010, loi Dodd-Frank promulguée en 2010 aux États-Unis, etc.) ne changeront pas grand chose au fonctionnement du secteur bancaire et financier et ne nous mettent donc pas à l’abri d’une prochaine crise. La bonne nouvelle est qu’il est pourtant possible d’agir. À la différence des tremblements de terre dont on ne peut que réparer les dégâts après coup, on peut prévenir les crises financières. Celles-ci ne sont pas inévitables. Avec clarté, perspicacité et pugnacité, Anat Admati et Martin Hellwig montrent la voie à suivre.
Plus de fonds propres et moins de dette
Il faut exiger des banques qu’elles aient plus de fonds propres et moins de dette à leur passif. Les fonds propres sont les ressources qui permettent d’absorber les pertes. Ils constituent aussi une richesse nette qui n’est due à personne. Ainsi, plus une entreprise a de fonds propres et plus elle capable de faire face aux difficultés qui peuvent advenir en cas de mauvais choix d’investissement, de dégradation de la conjoncture, de baisse des prix d’actifs, etc. En bref, plus elle est solvable. Les banques ne s’y trompent pas d’ailleurs : quand elles prêtent à leurs clients, elles exigent d’eux 20 à 30% d’apport, c’est-à-dire de ressources propres. Mais les banques sont très loin d’appliquer à elles-mêmes ce qu’elles demandent aux autres. Avec environ 90% de dettes en moyenne à leur bilan, les banques détiennent au mieux 10% de fonds propres (en pourcentage de leurs actifs) – et souvent 5%, voire moins.
Or, comme nous l’expliquent les auteurs, cela n’a pas toujours été le cas. Dans la première moitié du XIXe siècle, les banquiers opéraient en associés (partners) à responsabilité illimitée (redevables envers leurs créanciers sur leurs propres actifs nets). Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les niveaux de capitaux propres atteignaient 40 à 50% du total de l’actif de la banque. Au début du XXe siècle, ils étaient encore de 20 à 30%. La responsabilité illimitée n’a cependant pas empêché les ruées aux guichets des banques et de lourdes pertes pour les créanciers du fait notamment de l’existence du régime de faillite personnelle. La réponse des gouvernants a été de mettre en place la garantie des dépôts et de faire intervenir plus systématiquement la banque centrale en tant que prêteur en dernier ressort.
Sans fondamentalement remettre en cause ces dispositifs qui se justifient étant donné l’effet de contagion qui accompagne généralement les crises bancaires et qui peut anéantir l’économie, Anat Admati et Martin Hellwig montrent que ce filet de sécurité dressé autour du secteur bancaire a eu pour effet de fausser le comportement des créanciers. Ces garanties explicites (garantie des dépôts) ou implicites (renflouement public en cas de problème) rassurent les investisseurs et réduisent donc le coût de l’endettement pour les banques. Dit autrement, ces garanties subventionnent la dette des banques. Or comme le démontrent parfaitement bien les auteurs – à l’aide d’un exemple qu’ils agrémentent tout au long de l’ouvrage, celui de Kate et de son emprunt hypothécaire, consenti d’abord sans caution, puis avec celle de sa tante Claire – la dette est addictive : plus on est endetté et plus on a intérêt à continuer de s’endetter plutôt que d’accroître ses ressources propres. Ainsi, les banques ont-elles accru leur niveau d’endettement à partir des années 1930 et corrélativement abaissé celui de leurs fonds propres.
C’est au tournant des années 1980-1990 que la part des fonds propres au bilan des banques a fortement chuté (6-8%), aux États-Unis comme dans d’autres pays, réduisant la solvabilité des banques à peau de chagrin. Il fallait contrer cette évolution dangereuse. Les régulateurs, réunis au sein du Comité de Bâle, ont pensé avoir trouvé une solution en imposant aux banques à la fin des années 1980 un ratio de fonds propres de 8% en pourcentage de leurs actifs (nommé « ratio Cooke » dans les accords de Bâle I en 1988 et mis en place au niveau européen en 1993). Jugé trop fruste à l’époque, en raison de pondérations reflétant mal le risque des actifs, le ratio a évolué par la suite.
Dans les années 1980-1990, la théorie économique prédisait qu’un ratio simple (fonds propres sur total des actifs) conduirait les banques à privilégier l’actif le plus risqué (et donc le plus rémunérateur) parmi deux actifs exigeant la même charge en fonds propres [1]. Par conséquent, les exigences de fonds propres n’amélioreraient pas la situation des banques. Les régulateurs ont donc cherché à calibrer plus finement les pondérations. Les accords de Bâle II (2004) sont le résultat de cette recherche de sophistication, autorisant pour cela les banques à utiliser leurs savants modèles mathématiques d’évaluation des risques. Ce que la théorie n’avait pas prévu, c’est que la sophistication est une brèche dans laquelle les banques se sont ingénieusement engouffrées pour réaliser de substantielles économies de fonds propres. Les actifs « finement » pondérés ne représentent plus qu’une fraction étroite de l’actif total.
Les accords de Bâle III (2010) se veulent plus exigeants en fonds propres véritables, c’est-à-dire capables d’absorber les pertes sans délai, en imposant un ratio de 7% de « fonds propres de base » d’ici à 2019, mais toujours en pourcentage des actifs pondérés. Or, il peut y avoir une grosse différence entre 7% de fonds propres en pourcentage de l’actif total et 7% en pourcentage de l’actif pondéré. Les exemples choisis par les auteurs parlent d’eux-mêmes : par exemple, celui de la Deutsche Bank, dont les 55 milliards de fonds propres au bilan de fin 2011 représentaient 14% des actifs pondérés par les risques de la banque (381 milliards) mais seulement 2,5% de l’actif total (2200 milliards). De manière générale, préviennent Anat Admati et Martin Hellwig, quand une banque européenne déclare avoir 10% de fonds propres durs, on peut parier que ses fonds propres représentent moins de 5% de son actif total, voire seulement 2 à 3%.
Un ratio simple de l’ordre de 20 à 30% de fonds propres
Anat Admati et Martin Hellwig préconisent donc un ratio simple, comme le « ratio de levier » (leverage ratio) prévu dans Bâle III qui rapporte les fonds propres au total des actifs (sans pondérations), mais d’un montant beaucoup plus élevé que l’outrageux 3% (Lehman Brothers satisfaisait un ratio de levier de cet ordre là avant sa faillite !) : il faut un ratio de l’ordre de 20 à 30%, au niveau de ce qu’était la part des fonds propres dans le bilan des banques au début du XXe siècle.
Là encore, les illustrations des auteurs sont éclairantes. Quand les fonds propres représentent seulement 2,5% de l’actif total, une baisse de 2,5% de la valeur des actifs suffit à épuiser les fonds propres et à provoquer l’instabilité. Si les fonds propres s’élèvent à 25%, c’est une perte de 25% de l’actif qui pourra être supportée. Une chute de 1% de la valeur des actifs absorbe le tiers des fonds propres, si ceux-ci sont seulement de 3% des actifs, mais ne les réduit que de 4% si les fonds propres représentent 25% des actifs. Et si, à la suite de la perte enregistrée, la banque veut vendre des actifs pour rétablir la relation entre ses fonds propres et ses actifs, il lui faudra vendre 32% de ses actifs si le niveau initial des fonds propres est de 3% des actifs, contre 3% seulement de ventes nécessaires si le niveau initial de ses fonds propres est de 25%. Ce petit exemple permet de comprendre l’ampleur du désendettement (« deleveraging ») et donc des cessions d’actifs nécessaires. Les banques se plaignent évidemment de cet ajustement qui s’explique néanmoins par le trop faible niveau de leurs fonds propres. Un plus haut niveau mettrait les banques en situation d’absorber des pertes plus conséquentes, épargnant par là même les contribuables, et les mettraient davantage à l’abri des douloureuses cessions d’actifs qui amplifient les baisses de prix sur les marchés financiers et n’en finissent pas de détériorer leur bilan.
Les fonds propres ne coûtent pas plus cher aux banques qu’aux entreprises non financières
Les banques détestent les fonds propres et ne ratent pas une occasion de déclarer à quel point ils leur coûtent cher. Elles préfèrent largement s’endetter plutôt que de les accroître. Mais si par nature les fonds propres étaient plus coûteux que les dettes, alors pourquoi, s’interrogent Admati et Hellwig, les entreprises non financières n’augmenteraient-elles pas elles aussi la part de leurs emprunts ? La grande différence entre les banques et les autres entreprises tient à la garantie de renflouement dont bénéficient les banques. Ce sont ces garanties qui rendent la dette moins chère pour les banques qu’elle ne l’est pour les autres entreprises.
Les lobbies des banques commettent deux grossières erreurs de raisonnement quand ils claironnent que les banques doivent servir à leurs actionnaires une rentabilité du capital (ROE, return on equity) de 15%. La première est que le taux de rendement d’une action comme celui d’une dette n’est pas fixe mais dépend du niveau de risque des investissements de l’entreprise émettrice. La seconde est que le coût des fonds propres comme celui de la dette ne peut pas être considéré isolément, le coût de l’un comme de l’autre dépend de la combinaison des deux. Une entreprise qui utilise davantage de fonds propres et moins de dette, est davantage en capacité de faire face aux aléas de ses investissements et présente donc un moindre risque pour l’investisseur, d’où une exigence de rendement moindre.
Les fonds propres ne devraient donc pas coûter plus cher si les banques doivent en avoir davantage, dans la mesure où les banques deviendront plus solvables, donc moins risquées et pourront ainsi se financer à moindre coût.
En outre, comme le montre l’un des plus fameux enseignements de la théorie financière (le théorème de Modigliani et Miller), que les banques se financent relativement plus par dette ou par fonds propres ne change rien, en théorie, à la valeur que les actionnaires ont à se répartir (le fait de couper une pizza en 4 ou 8 parts ne change pas la taille de la pizza à manger...). En pratique, ce qui change et que les banques trouvent évidemment gênant, est qu’en les obligeant à se financer davantage par des fonds propres, on les prive de l’avantage que leur procure la déductibilité des intérêts d’emprunts. Cet élément extérieur, d’ordre fiscal, également mis en évidence par Miller et Modigliani, fait entorse au résultat précédent (autant qu’à la stabilité financière), mais il ne concerne pas en soi la part relative des fonds propres dans le financement.
La croissance de l’économie ne pâtira pas d’une plus grande stabilité financière
Les lobbies bancaires savent parfaitement manipuler les esprits lorsqu’il s’agit d’évoquer les incidences d’une exigence renforcée de fonds propres. Tout d’abord ils aiment à entretenir la confusion entre les « fonds propres » et les « réserves » : il leur faut soit disant « immobiliser » des fonds propres, les « mettre de côté ». Mais les auteurs rappellent que les fonds propres ne sont ni une réserve de cash ni des sommes immobilisées (les réserves, à l’actif du bilan, viennent certes accroître les fonds propres mais ceux-ci, au passif du bilan, ne se limitent pas aux réserves). Exiger des banques qu’elles se financent davantage par fonds propres ne les contraint en rien quant à l’usage qu’elles peuvent en faire.
Alors pourquoi donc les banques parviennent-elles à laisser penser qu’en étant contraintes par un ratio de fonds propres plus élevé, elles auront moins de ressources disponibles pour l’économie ? La réponse est qu’elles font comme si il leur était rigoureusement impossible d’émettre de nouvelles actions, de mettre en réserve une partie de leurs bénéfices, de suspendre au moins pendant un temps le versement de dividendes. Anat Admati et de Martin Hellwig font à juste titre remarquer que l’entreprise Apple a longtemps refusé de distribuer des dividendes et que la valeur de ses actions se portait pourtant très bien.
Un autre « faux habit » des lobbies bancaires est qu’il y aurait forcément à arbitrer entre la croissance et la stabilité financière ; idée bien commode pour suggérer aux gouvernants de ne pas aller trop loin dans la contrainte sous peine de freiner la croissance. Cet épouvantail nous empêche de voir que c’est de l’instabilité financière que pâtit la croissance (la récession actuelle en exprime le lourd tribut) et non de la stabilité financière. Mais qu’adviendra-t-il alors de la compétitivité de l’industrie financière ? À cela Admati et Hellwig répondent qu’il faut cesser de raisonner comme si les différentes industries concouraient aux Jeux Olympiques. La métaphore d’une compétition internationale que chercherait à gagner chaque industrie est trompeuse. Car si aux JO chaque sport a sa compétition et les performances des lanceurs de poids n’ont pas d’incidence sur celles des judokas, il en va tout autrement dans une économie globale : les ressources (financières et surtout humaines) mobilisées par une industrie ne le sont pas pour d’autres. Quand l’industrie financière attire à elles les meilleurs mathématiciens, les meilleurs physiciens, ceux-ci sont-ils mieux employés à développer de savants modèles financiers qu’à poursuivre le développement des énergies propres ou des nanotechnologies ? C’est cette question là que la société doit se poser, bien plus que celle de savoir si l’industrie financière de tel ou tel pays perdra des plumes dans la compétition mondiale. La société a tout à gagner d’une plus grande stabilité financière et tant pis si l’industrie financière a un peu à y perdre, elle y perdra son embonpoint et l’économie réelle ne s’en portera finalement que mieux. Après avoir été nombreux à considérer la finance comme un moteur de la croissance, les économistes se ravisent aujourd’hui : les études récentes sur le sujet montrent qu’au-delà d’un certain seuil, le développement financier ne profite plus à la croissance et qu’il engendre au contraire de l’instabilité dont l’économie réelle pâtit [2]. Dans tous les cas, l’intérêt de la société ne se réduit pas à celui du secteur financier.
En conclusion, la grande force de la proposition de Anat Admati et Martin Hellwig est que la hausse radicale du niveau de fonds propres requis n’a rien de révolutionnaire sur le plan institutionnel. Les fonds propres sont depuis les années 1980 l’instrument favori des régulateurs. Tous les textes sont donc déjà en place, et il n’y aurait qu’un chiffre à changer. Cette augmentation forte de l’exigence de fonds propres serait la juste contrepartie des garanties que la puissance publique apporte aux banques. Il ne manque donc plus que la volonté politique pour accomplir ce changement. Mais la relation étroite que les gouvernants et les banquiers entretiennent depuis toujours la rend malheureusement bien modeste.