Recensé : Gabriel Girard, Les homosexuels et le risque du sida. Individu, communauté et prévention, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013. 410 p., 20 €.
L’énigme du maintien des pratiques à risque chez les gays
Au premier abord, le livre de Gabriel Girard peut déconcerter. Ce n’est pas, comme le laisse entendre son titre, un livre de plus sur les facteurs de risque suivi de conseils pour une politique de prévention plus efficace, une sorte de manuel de bonne conduite. D’emblée, l’auteur nous fait part de son ambition : tenter de lever le voile sur l’énigme qui n’a cessé de hanter l’histoire de la prévention du VIH en direction des hommes ayant des rapports sexuels avec d’autres hommes : comment se fait-il que des individus dans l’ensemble bien informés, dans la mouvance d’une « communauté » que l’on a pu qualifier d’exemplaire, continuent à avoir des comportements qui les exposent à des risques de contamination par le VIH ? Au fil des ans, s’impose l’évidence de « défaillances » suffisamment répandues pour que la contamination dans la communauté reste importante et même croisse. Rapports d’experts, intervention politiques, création d’un réseau associatif, concertations, controverses, recherches de facteurs de risque sociaux, communautaires, psychologiques, campagnes de prévention généralistes ou ciblées, actions de terrain : rien n’y fait. Année après année, les résultats des enquêtes de prévalence se répètent cruellement : la transmission du VIH continue à un niveau élevé parmi les hommes ayant des rapports sexuels avec des hommes.
Dans les années 2000, l’affirmation de conduites intentionnellement non protégées (« bareback ») bouleverse le débat. Cette parole met à mal l’une des assises du schéma explicatif du haut niveau de contaminations parmi les hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes ; les prises de risques ne sont pas réductibles à des manquements ponctuels par rapport à la norme (défaillances individuelles ou comportements inconsistants de groupes vulnérables aux marges de la communauté). L’impensé s’impose : il existe, au cœur même de la communauté, un carré de gais qui clame haut et fort sa décision de ne pas se protéger lors de pratiques sexuelles reconnues à risque.
Gabriel Girard s’appuie sur la controverse que suscite l’intentionnalité affirmée de la prise de risque pour interroger l’énigme, toujours d’actualité, d’une forte prévalence. Malgré l’arrivée de traitements efficaces qui ont bouleversé les normes de la prévention, il n’en reste pas moins que les hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes restent encore très exposés à la contamination par le VIH. Selon le dernier compte rendu du Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (n° 9-10, 1er avril 2014), c’est même le seul groupe dans lequel le nombre de découvertes augmente : +14% entre 2011 et 2012.
Sur cette problématique largement explorée, très politisée et émotionnellement très chargée, Gabriel Girard construit un propos original.
Partir des controverses
Pour ce faire, il adopte une position méthodologique d’humilité devant la réalité et la complexité des réactions individuelles face aux risques. Partant du constat de l’instabilité et de l’hétérogénéité des « économies morales », il adopte « un positionnement prudent et critique » vis-à-vis des controverses et des modes d’explication de la prévention. Il se méfie de la panoplie des facteurs explicatifs en usage. À l’individualisation, la normalisation de l’homosexualité, la chronicisation du VIH, la médicalisation de la sexualité, etc., hypothèses qu’il juge « surplombantes et homogénéïsantes », il préfère la diversité des réalités qu’il collecte au cours d’entretiens ; il écarte toute définition préconçue du risque, « afin de laisser émerger les conceptions du risque de l’interviewé ».
Mais avant d’honorer son projet, il lui faut faire un long détour historique afin de mettre à distance les termes des débats déjà examinés. Dans une première partie, l’auteur relate en détail l’émergence et l’évolution des controverses sur la prévention du sida en direction des gais. Pour ce faire, il examine l’éclosion et la structuration de la mobilisation homosexuelle, la succession et l’esprit des politiques publiques mises en œuvre, la genèse d’un problème de prévention et des controverses qui s’ensuivent jusqu’à l’arrivée du « bareback », figure emblématique du risque qui porte à son paroxysme la dispute et met en évidence les limites du pouvoir de persuasion des actions publiques et associatives. Ce conflit très médiatisé, cependant minoritaire, sur l’existence de comportements sexuels intentionnellement non protégés a pour conséquence imprévue de rendre dicible et visible la réalité de pratiques sexuelles sans préservatif parmi les gais. Une nouvelle controverse s’organise autour de la remobilisation communautaire sur le registre injonctif du rappel de la norme d’utilisation du préservatif (promue par Act-up) versus une communication dite de réduction des risques (portée par Aides) qui acte l’existence de pratiques non protégées et propose, dans ce cas, à partir d’une hiérarchisation des risques, une palette de conduites qui, sans le supprimer, minimise le risque encouru.
Rapport à la communauté et perception du risque
La seconde partie, plus brève, considère l’influence des groupes sur les principes d’action des individus. Quel groupe, quelle communauté ? Comme tout un chacun le sait, la réponse est loin d’être évidente. L’auteur montre la diversité et l’importance des conceptions communautaires sur les constructions sociales de l’homosexualité et de l’identité gaie. Passant du groupe à l’individu, il s’intéresse au sentiment d’appartenance ou de distance à la communauté. Il n’oublie pas de souligner l’influence des visions communautaires sur la définition des politiques de prévention et donc, en dernier ressort, sur le contenu et la morale implicite des messages élaborés en direction des gais. L’auteur termine ce tour d’horizon par la présentation de l’analyse culturelle élaborée par Mary Douglas, qui lui servira de cadre d’analyse pour ses entretiens. Cette approche propose « une lecture alternative à une vision monolithique de la rationalité humaine : la compréhension des "bonnes raisons" des individus pour agir est inscrite dans les contextes sociaux. »
Après cet exposé très documenté sur les controverses publiques et les conceptions du risque et de la prévention, les définitions de l’individu caractérisé par une sexualité minoritaire stigmatisée et de son groupe de référence, Gabriel Girard aborde l’étude des expériences ordinaires du risque et montre comment se façonne la perception du risque parmi les gais qu’il a interviewés. Que ce soit à propos de la construction des attitudes autour d’un risque fort (pénétration anale non protégée) ou, au contraire, d’un risque faible (fellation non protégée), il met en évidence les tensions entre les conceptions du « soi » de l’individu et celles du « nous » préventif. Ce point de vue lui permet de décrire des appropriations fragmentaires des informations issues de l’expertise et les limites du pouvoir de persuasion des associations communautaires.
Par le biais d’une analyse fine des entretiens, l’auteur montre que la perception du risque est un processus complexe qui met en relation l’action de l’individu avec un mélange de connaissances issues de l’expertise et de l’expérience. L’examen attentif des récits lui permet de rendre compte de conduites que l’on pourrait qualifier d’ « incohérentes » au regard des préceptes de la prévention du risque du VIH. Cette déconstruction apporte des éclairages sur la manière dont, à partir de la diversité de leur trajectoire et de leur expérience de l’homosexualité, les individus élaborent leur perception du risque. Comment des gais, en général bien informés, construisent des réponses aussi diverses et contradictoires à partir d’un même corpus d’information.
En conclusion, si ce livre ne propose pas de réponse condensée à la question de savoir pourquoi la catégorie épidémiologique « des hommes qui ont des rapports sexuels avec d’autres hommes », maintient, en son sein, un haut niveau de prévalence du VIH, il nous amène à porter un regard plus compréhensif sur la permanence des conduites à risque au sein de ce groupe. La présentation historique des doctrines qui se sont affrontées depuis le début de l’épidémie met en évidence les limites des explications globalisantes. Aux difficultés et aux résistances qui ont présidé à la définition des catégories de risque, à l’intervention publique et à l’action communautaire, s’ajoutent les interactions complexes avec l’individu, sa trajectoire et son expérience de l’homosexualité. Ces interactions sont d’autant plus délicates qu’il s’agit de mettre en place des conduites d’évitement d’un risque qui touche au domaine très privé d’une sexualité minoritaire impliquant, trop souvent encore, l’expérience de violences et d’injures homophobes.
Dans la conjoncture actuelle d’émergence de nouvelles formes d’épidémie, la lecture de ce livre sera utile pour apprécier les limites d’une expertise qui négligerait l’interaction entre le global et le singulier. Comme le montre Gabriel Girard, l’appropriation par les individus des savoirs des experts, de la politique préventive publique et communautaire et des préceptes de « bonne conduite » qu’elle implique, est loin d’être homogène et univoque.