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L’envers des minorités modèles

À propos de : Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, La Découverte


par Margot Delon , le 21 avril 2022


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Alors que les immigrés et descendants d’immigrés chinois ont longtemps été dépeints comme une « minorité modèle », Ya-Han Chuang montre que ce qualificatif masque les représentations racistes dont sont victimes les membres de cette minorité en France, qui s’investissent en retour dans des mobilisations antiracistes.

Des minorités tardivement étudiées

La Découverte a publié au printemps 2021 une passionnante enquête de Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques. Pendant plus de dix ans, l’autrice a mené une ethnographie en France auprès d’une centaine de migrantes et descendantes chinoises. En suivant ses enquêtées sur leur lieu de travail, à leur domicile, et même, pour certaines, dans leurs régions d’origine en Chine au cours d’un terrain de cinq semaines [1], Ya-Han Chuang a collecté un matériau d’une grande finesse sur les parcours et les expériences de ces migrantes trop peu étudiées.

À l’instar d’autres minorités, les Chinoises de France ont en effet longtemps été occultées par une image de minorité modèle. En prenant appui sur des indicateurs de réussite socioéconomique, aussi diffusés par les sciences sociales et les statistiques, cette représentation fait de certains groupes démographiquement minoritaires des références de réussite à suivre pour d’autres groupes plus stigmatisés. Aux États-Unis, cette représentation a été déconstruite par de nombreux travaux montrant sa construction historique et les processus de domination, notamment raciale, qu’elle recèle. Il s’est agi notamment d’exposer la façon dont le groupe a été progressivement « blanchi » (Ignatiev, 1995), c’est-à-dire partiellement intégré dans la population majoritaire par des processus de mobilité sociale ascendante et de tentatives de distinction de minorités stigmatisées (Bonilla-Silva, 2006).

À cet égard, l’ouvrage français Une minorité modèle ? prend le parti similaire de s’attaquer au paradoxe d’une « minorité perçue comme « modèle » en termes économiques, mais qui demeure à bien des égards comme un corps étranger à la communauté nationale » (p. 15). C’est ce dont témoignent notamment les représentations racistes d’un « péril jaune » (Hsu, 2015) qui ont opéré un retour brutal avec l’épidémie de Covid-19 en 2020 [2].

Comment comprendre, avec les outils analytiques de la sociologie, la position particulière de ce groupe ? En suivant le raisonnement de Ya-Han Chuang, il convient de décrire dans un premier temps la forme particulière d’ascension sociale suivie par ce groupe, avant de chercher à comprendre les rapports de pouvoir, la conflictualité et les mobilisations souvent occultés par le discours de la minorité modèle.

Des trajectoires d’ascension particulières

Comment expliquer les trajectoires d’ascension des Chinoises de France ? Quelles formes prennent-elles ? Des indicateurs, notamment statistiques, de stabilité économique témoignent bien d’une position plus privilégiée que d’autres minorités dans les hiérarchies sociales. Ces ascensions tiennent à des socialisations migratoires très centrées sur un impératif de réussite par le travail et à des dynamiques de racialisation plus structurelles qui avantagent le groupe dans des secteurs bien délimités.

Comme pour d’autres groupes, la dimension économique de la migration est centrale. Il s’agit d’abord de rembourser les coûts du voyage. Les récits de migration recueillis par Ya-Han Chuang montrent une récurrence de l’endettement des familles au profit de passeurs clandestins souvent peu scrupuleux, qui ne respectent pas les itinéraires convenus. Examinant les « conditions sociales de départ » (p. 11), elle montre aussi combien la migration est un projet collectif, porté par la famille, parfois même à l’encontre de la volonté des individus, tel Wei qui abandonne contre son gré son emploi de cadre pour partir en France, afin d’obéir à ses parents. Souvent, la migration influence aussi considérablement les trajectoires conjugales, que ce soit pour rejoindre une partenaire à l’étranger ou de migrer pour subvenir aux besoins de sa famille restée en Chine. Le rapport au travail est ainsi très marqué par des aspirations économiques et des dispositions à se donner corps et âme au travail, au détriment de sa santé (« l’énergie, c’est notre capital » dit un enquêté de Ya-Han Chuang, p. 34).

Cependant, il serait réducteur de considérer ces trajectoires d’ascension sous le seul angle de ces socialisations. En l’occurrence, plusieurs processus de racialisation ont participé à la distribution des places sur le marché du travail, produisant pour une partie des migrantes et descendantes un « blanchiment » au moins partiel.

Une telle perspective permet de remettre en question les préjugés qui voudraient que certains groupes aient des appétences et des compétences naturelles pour certains secteurs d’activité, le bâtiment pour les Portugaises et la couture pour les Chinoises. Cette ségrégation sectorielle répond en fait à des enjeux économiques et elle est le produit de mécanismes sociaux, historiques et géographiques [3]. En enquêtant dans des quartiers de Paris et d’Aubervilliers spécialisés dans le prêt-à-porter, Ya-Han Chuang parvient à plusieurs résultats originaux sur le sujet. Elle montre déjà que le travail dans le prêt-à-porter, surtout lorsqu’il est réalisé au domicile, est indissociable pour les migrantes qui n’ont pas de papiers d’un besoin de se protéger contre les contrôles policiers et le risque d’expulsion. En faisant le parallèle avec les « dormitory labor regimes » étudiés en Italie notamment, l’autrice explique que les espaces de travail, qui se prolongent parfois dans des appartements divisés en de multiples sous-locations (devenant ainsi des dortoirs), constituent des espaces de socialisation et de rappel des normes collectives liées à la migration. Dans cette perspective, la ségrégation sectorielle et résidentielle s’articule pleinement au façonnement particulier, déjà évoqué, des aspirations des individus.

Conflictualité et mobilisations

Cette concentration sectorielle dans certains lieux a été déterminante dans l’histoire urbaine de la métropole parisienne (Guillon et Taboada Leonetti, 1986). À cet égard, l’autrice produit une intéressante analyse des logiques contemporaines de transformation du peuplement et des activités économiques à l’œuvre dans les quartiers centraux parisiens, en décrivant les conflits entre riverains gentrifieurs et commerçants textiles, l’intervention de la municipalité qui préempte les locaux et la reconfiguration presque complète qui s’opère en moins de dix ans avec la quasi-disparition du commerce de gros dans les quartiers centraux.

Ces rapports de pouvoir dans la ville sont cependant peu vécus comme racialisés, tout comme les rapports entre salariés et patrons chinois sont peu lus comme relevant de l’exploitation. À l’inverse, dans un salon de beauté africain d’un autre quartier parisien, « la lutte des salariées [chinoises] est perçue par tous les acteurs comme un conflit ethnoracial » (p. 76). Si cette dimension n’est pas abordée explicitement par l’auteure, d’autres enquêtes permettraient sans doute de comprendre mieux les modalités d’émergence des grilles de lecture racialisée ou de classe des conflits, dans un contexte où les inégalités sont peu dicibles et où le « racisme sans race » prévaut le plus souvent (Bonilla-Silva, 2006).

Cette faible conflictualité est d’autant plus frappante que la ségrégation sectorielle est indissociable de discriminations professionnelles à l’encontre des Chinoises qui veulent se diriger vers des positions traditionnellement occupées par la population majoritaire. En exploitant les données statistiques de l’enquête Trajectoires et origines (Ined/Insee, 2008-2009), l’autrice objective ainsi les difficultés à trouver un emploi stable ou même un stage pour la deuxième génération, qu’elle met en relation avec des entretiens témoignant d’un profond désenchantement des diplômées du supérieur qui avaient cru à la méritocratie et à des possibilités d’ascension par le diplôme. Ces échecs sont douloureux aussi, car ils doivent être assumés face à des parents souvent sceptiques à l’égard des études supérieures, car « ce qui est concret c’est quand on commence à gagner de l’argent » (p. 119). Pour beaucoup de familles, l’entrepreneuriat représente en effet le moyen d’échapper tant à ces discriminations qu’aux rapports d’exploitation du prêt-à-porter ou du travail domestique. Dans le cinquième chapitre, Ya-Han Chuang montre que le rachat de fonds de commerce de bar-tabac est par exemple une stratégie à laquelle ont recours beaucoup de parents pour sécuriser l’avenir de leurs enfants.

Ces derniers s’émancipent cependant aussi des normes transmises par le groupe en façonnant, en contact avec d’autres groupes, d’autres systèmes de référence et d’action. Les analyses comparées de plusieurs manifestations menées au cours de la dernière décennie par l’autrice sont à cet égard très parlantes. Elle montre comment l’ « impératif de discrétion » (Sayad, 1999) a évolué au gré de rencontres avec le milieu syndical, en particulier la CGT et les luttes de sans-papiers, et avec l’émergence d’un nouveau mouvement anti-raciste. Dans un premier temps, ce sont des entrepreneurs influents en raison de leur réussite matérielle, souvent proches de l’ambassade chinoise, qui étaient dominants dans l’organisation des manifestations, notamment celles sur le thème de la sécurité. Ils ont investi et tiré de ces mobilisations des ressources leur permettant d’accumuler « un capital politique personnel (p. 154). Mais ils ont aussi été surpris par l’émergence d’autres formes de contestation en fin de parcours, pour certaines qualifiées d’émeute et qui ont débouché sur une confrontation entre jeunes de la communauté chinoise et police.

Une réflexion plus critique sur le racisme dans la société française a également progressivement été associée aux mobilisations et l’autrice montre très bien comment, plus largement, de nouvelles dispositions antiracistes ont émergé pour des personnes de deuxième et troisième génération qui revendiquent une « identité panasiatique » (p. 14) en reconnaissant l’influence des mouvements « Black lives matter ». Les derniers chapitres offrent de nombreuses pistes pour approfondir l’étude des conditions sociales et des socialisations (Brun, 2019) nécessaires à la conscience et à la dénonciation des discriminations, en plus du cas du cadre de socialisation politique constitué par les mobilisations de la CGT en soutien aux migrantes chinoises déjà décrit par Ya-Han Chuang dans le troisième chapitre.

Conclusion

Une enquête aussi minutieusement menée constitue un jalon important dans l’étude de la distribution des places à la croisée de plusieurs dynamiques de stratification. L’ambition de l’ouvrage, qui est de montrer « comment la situation particulière des Asiatiques éclaire, plus généralement, les processus de racialisation à l’œuvre en France » (p. 227), est pleinement tenue, tant par l’approche historique qui montre l’évolution des politiques migratoires que par l’enquête de terrain au plus près des configurations traversées par les Chinoises. Si, comme l’écrit Ya- Han Chuang, « les Chinois issus d’une migration récente et indépendante de l’histoire coloniale française sont moins soumis à l’injonction de l’acculturation que les migrants issus des anciennes colonies en Afrique » (p. 208), il serait intéressant de mieux discerner les modalités et les limites de leur blanchiment en analysant par exemple les pratiques d’intermariage ou d’ascension par le diplôme. En fin de compte, on perçoit bien en refermant le livre comment la rhétorique de la minorité modèle participe pleinement au « renforcement de la hiérarchie raciale » (p. 12) et qu’il est urgent de diffuser de tels résultats pour montrer que « dans la sphère sociale, on est rarement protégé par le « voile d’ignorance » face aux inégalités ethnoraciales dont l’État veut se parer » (p. 231).

Ya-Han Chuang, Une minorité modèle ? Chinois de France et racisme anti-Asiatiques, Paris, La Découverte, 2021, 252 p., 20 €.

par Margot Delon, le 21 avril 2022

Aller plus loin

 BONILLA-SILVA E., 2006, Racism without racists : color-blind racism and the persistence of racial inequality in the United States, 2d ed, Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 277 p.
 BRUN S., 2019, « Race et socialisation », La Vie des idées.
 DELON M., 2019, « Des «  Blancs honoraires  »  ? Les trajectoires sociales des Portugais et de leurs descendants en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 3, 228, p. 4‑28.
 GUILLON M., 1996, « Inertie et localisation des immigrés dans l’espace parisien. », Espace, populations, sociétés, 14, 1, p. 55‑63.
 GUILLON M., TABOADA LEONETTI I., 1986, Le triangle de Choisy  : un quartier chinois à Paris. Cohabitation pluri-ethnique, territorialisation communautaire et phénomènes minoritaires dans le 13e arrondissement, Paris, L’Harmattan, 213 p.
 HSU M.Y., 2015, The Good Immigrants : How the Yellow Peril Became the Model Minority, Princeton University Press, 353 p.
 IGNATIEV N., 1995, How the Irish became White, New York, Routledge, 233 p.
 JOUNIN N., 2004, « L’ethnicisation en chantiers. Reconstructions des statuts par l’ethnique en milieu de travail », Revue européenne des migrations internationales, 20, 3, p. 103‑126.
 SAYAD A., 1999, « Immigration et “pensée d’État” », Actes de la recherche en sciences sociales, 129, 1, p. 5‑14.

Pour citer cet article :

Margot Delon, « L’envers des minorités modèles », La Vie des idées , 21 avril 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Chuang-Une-minorite-modele

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Notes

[1L’autrice y observe par exemple l’architecture des maisons, dont elle met en relation la diversité avec les parcours migratoires et l’importance des investissements matériels dans le pays d’origine.

[2Un chapitre de l’ouvrage analyse à cet égard très bien comment la maladie a constitué un « nouveau mécanisme de racialisation » (p. 200), à partir de matériaux inédits témoignant d’interactions racistes à l’université ou au travail.

[3Dans le chapitre 2, Ya Han Chuang décrit ce fonctionnement de « niche ethnique » (p. 41) à propos du secteur de la manucure, dans lequel des stéréotypes favorables aux Asiatiques ont commencé à circuler aux États-Unis avant d’arriver en Europe et notamment dans le quartier parisien de Château d’eau, où les salons de beauté africains emploient désormais de nombreuses manucures chinoises.

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