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Entretien Société

Chrétiens et à gauche
Entretien avec Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles


par Sarah Al-Matary , le 25 avril


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Le christianisme social n’est pas mort. Une nouvelle génération de croyants puise dans la Bible et ses lectures non occidentales pour agir contre la misère, la colonisation et la destruction des écosystèmes. Ils engagent à retisser le lien entre vie spirituelle et existences concrètes.

Paul Colrat enseigne la philosophie à Beyrouth. Il est l’auteur de Platon, sauver la cité par la philosophie (Classiques Garnier, 2023).

Foucauld Giuliani enseigne la philosophie à Paris. Parmi ses parutions récentes, on compte La Vie dessaisie (DDB, 2022).

On doit à Anne Waeles-Amieux, journaliste indépendante, Simone Weil au Royaume des Oublieux (Les Petits Platons, 2022).

Tous les trois font partie du collectif Anastasis. Ensemble, ils ont publié en 2021 aux Éditions du Seuil La Communion qui vient. Carnets politiques d’une jeunesse catholique.

La Vie des idées : Vous faites une lecture moins morale que politique des Dix Commandements, invitant à sortir « de la maison d’esclavage » (Exode 20, 2). Où se trouve cette maison aujourd’hui ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : La loi transmise par Moïse, qui commence par les Dix Commandements et se poursuit dans le livre de l’Exode puis dans le Deutéronome par un ensemble de préceptes plus détaillés, est d’emblée politique. Cette loi est indissociable de l’expérience par les Hébreux de l’esclavage en Égypte et de la violence génocidaire de Pharaon, liés à une poussée nationaliste, qui fournit un contre-exemple de cette loi divine transmise par Moïse dans le désert. Le peuple hébreu est libéré de l’esclavage et de la violence, afin d’accéder à une forme de vie politique véritablement émancipatrice. La loi de Moïse invite à une sortie du rapport entre opprimés et oppresseurs plutôt qu’à une inversion du rapport de forces : « N’humilie pas l’étranger ni ne l’opprime, car vous avez été étrangers en Égypte » (Exode 22, 20).

La loi se fonde sur l’autorité de cette expérience vécue pour commander aux Hébreux sortis de l’esclavage le respect de la dignité de tout être humain. Par exemple par l’impératif du Shabbat, qui permet à chacun, peu importe son statut, de jouir de moments de repos périodiques, aucun individu n’étant soumis au travail de manière définitive, à l’inverse du modèle séparant esclaves-travailleurs étrangers et hommes libres égyptiens pouvant jouir de loisirs. Au chapitre 25 du Lévitique, on trouve aussi l’impératif de remise des dettes tous les cinquante ans, l’interdit des prêts avec intérêts, le repos régulier des terres cultivées et le refus de l’appropriation exclusive de la terre : « Le terre ne pourra être aliéné irrévocablement, car la terre est à Moi ! Vous n’êtes que des résidents et des étrangers auprès de moi. » (Lévitique 25, 23)

Les maux politiques contres lesquels s’élève la loi de l’Exode et du Lévitique traversent l’histoire jusqu’à aujourd’hui. Mais ils prennent des formes différentes et sont radicalisés par des structures sociales comme le capitalisme ou la colonisation : accaparement des terres et des ressources naturelles par des intérêts privés, spéculation financière, rapports d’oppression qui exploitent des populations entières dans des travaux aliénants, sous-payés, exercés dans des conditions indignes, nationalismes identifiants les populations migrantes comme boucs émissaires… Plus généralement, tous les rapports d’oppression dans lesquels le confort des uns se fait au mépris du respect de la dignité des autres sont des « maisons d’esclavage », qui aliènent conjointement opprimés et oppresseurs.

La Vie des idées : Vous mêlez aux grands noms de la pensée chrétienne « occidentale » des références plus récentes aux théologies non européennes de la libération, et à la Black Theology. Qu’apporte ce décentrement, si c’en est un ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : Toute théologie est contextuelle. C’est un des apports majeurs des théologies de la libération que d’avoir montré cela. Une théologie chrétienne élaborée en Occident, notamment dans le cadre de l’alliance entre christianisme et Empire romain, qui fait du christianisme une véritable religion d’État, est nécessairement tributaire du rapport de force dans lequel elle s’inscrit, quant à sa lecture de la Bible. Mais la tradition chrétienne ne peut pas être réduite à une tradition occidentale ou à une théologie d’Empire, de nombreux théologiens ayant élaboré leur doctrine depuis les marges. Ce que permettent de voir les théologiens de la libération, c’est que le contexte d’énonciation d’une théologie influe de manière importante sur le contenu de cette théologie. La première théologie de la libération, qui émerge en Amérique Latine dans le contexte des dictatures néolibérales des années 1970, est formulée à partir de l’expériences des classes populaires latinoaméricaines, qui lisent la Bible comme un message d’émancipation indissociablement spirituelle et politique.

C’est en effet à partir de leur expérience située qu’ils peuvent comprendre la Bible comme un message prioritairement adressé aux populations opprimées (enseignement que la doctrine sociale de l’Église catholique reprendra à son compte dans l’idée « d’option préférentielle pour les pauvres ») et penser le salut comme une promesse à la fois spirituelle et matérielle. Les théologies occidentales qui ont pensé le salut comme une notion uniquement spirituelle, mettant en avant la promesse d’une vie éternelle, postérieure à cette vie terrestre, où la souffrance serait abolie, et proposant aux fidèles d’endurer patiemment les maux subis ici-bas dans l’attente de cette rédemption finale, se révèlent en effet complices des rapports de domination et d’oppression qu’elles permettent ainsi de conserver, voire de légitimer. Une théologie spiritualiste qui prétend opérer une distinction entre réalités spirituelles et temporelles n’est pas du tout apolitique, c’est une théologie qui n’appelle pas les puissants à renoncer à leurs entreprises de destruction et les maintient dans l’illusion qu’on peut être un bon chrétien tout en étant nationaliste ou riche, et qui maintient les opprimés dans leur aliénation.

À cet égard, il est marquant de constater que ces théologies spiritualistes font l’impasse sur les nombreuses références de la Bible à la justice, réduisant la vie chrétienne à une morale du non-jugement ou de la paix comprise comme refus de voir les rapports de force. Or la Bible est pleine d’appels à la justice, ce à quoi se rendent attentives les théologies de la libération. Par exemple, dans la prière formulée par Marie quand elle apprend qu’elle est enceinte de Jésus et qu’elle annonce ce qu’est l’œuvre de libération de Dieu : « Il renverse les puissants de leur trône, il élève les humiliés » (Luc 1, 52).

La théologie de la libération latino-américaine est indissociable d’une praxis : elle est élaborée au sein de « communautés ecclésiales de base », des petits groupes de chrétiens qui lisent la Bible à la lumière de leurs conditions de vie sociales, politiques, économiques et de leurs expériences singulières. Ils cherchent à la fois à s’organiser collectivement pour répondre aux nécessités matérielles de l’existence (par exemple en apportant l’eau dans le quartier populaire dans lequel ils vivent), à lutter au niveau politique pour la justice sociale (par exemple à travers la résistance à la dictature de Pinochet, au Chili) et à nourrir leur vie spirituelle commune en se plaçant à la suite du Christ et en méditant ensemble sur ce à quoi la Bible les invite dans le concret de leurs existences. Ce mouvement théologique permet donc aussi de mettre l’accent sur la dimension collective de la libération thématisée dans la Bible, visible fortement dans l’Ancien Testament où Dieu libère un peuple, mise de côté par des théologies occidentales au profit de la valorisation d’une libération individuelle allant de pair avec une réduction à sa dimension spirituelle.

La tradition et la méthode de la théologie de la libération ont été poursuivies à d’autres endroits, où d’autres chrétiens opprimés ont cherché à lire leur situation politique à la lumière de la Bible et à articuler action politique et sociale, prière et pensée de façon cohérente. La Black Theology est une autre théologie de la libération, qui émerge dans le contexte de la ségrégation raciale aux États-Unis et de l’apartheid en Afrique du Sud.

En Palestine, une théologie de la libération a émergé depuis la première intifada (1987-1993) parmi les chrétiens Palestiniens, pour répondre à la colonisation et à l’apartheid mis en place par l’État israélien, mais aussi à ce que ceux-ci appellent la « Nakba de la foi », les textes religieux de l’Ancien Testament portant sur la « terre promise » ou l’alliance de Dieu avec le peuple d’Israël étant instrumentalisés par les théologies sionistes chrétienne et juive pour légitimer l’appropriation des terres palestiniennes ou la destruction du peuple palestinien, assimilé aux ennemis bibliques d’Israël comme les Amalécites. Là aussi, la théologie de la libération palestinienne s’oppose à une autre théologie, elle aussi contextuelle, qui est la théologie sioniste chrétienne, très présente dans les églises évangéliques américaines, et qui joue un rôle important dans l’alliance des États-Unis avec la politique génocidaire de Benyamin Netanyahou. La théologie de la libération palestinienne tend également un miroir à des théologies chrétiennes européennes et française qui ne sont pas guerrières comme la théologie sioniste, mais prédisposées à mettre sur le même plan opprimés et oppresseurs en refusant de faire une lecture politique des rapports entre Israël et les Palestiniens, qui proposent une lecture morale du « conflit » comme s’il était l’effet de la haine entre deux peuples, et qui invitent à prier pour la paix sans parler de justice. Sans compter d’autres paroles chrétienne identitaires qui défendent inconditionnellement Israël au nom d’une prétendue guerre de civilisations entre un bloc judéo-chrétien et un bloc musulman.

Les théologies féministes et queer, qui émergent à partir des années 1960, peuvent aussi être considérées comme des théologies de la libération. Elles apportent un renouveau de l’exégèse biblique et permettent de percevoir combien les paroles théologiques autorisées émergent d’un regard uniquement masculin qui peut facilement être patriarcal et hétéronormé.

Le défi, pour nous, est de formuler une théologie émancipatrice, capable de se rendre attentive aux appels de la Bible à abandonner ses privilèges et à partir de l’expérience des populations les plus opprimées pour s’ouvrir à un salut intégral, alors que nous écrivons depuis le centre du monde occidental et d’une position privilégiée.

La Vie des idées : Dorothy Day (1897-1980) vous inspire particulièrement. Qui était-elle ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : Dorothy Day est issue d’une famille de la classe moyenne américaine de culture épiscopalienne assez peu pratiquante et politisée. Sensible à l’injustice, elle est portée assez tôt vers l’engagement militant. Par exemple, elle milite pour le droit de vote des femmes, ce qui la mène en prison. Elle est proche des milieux anarchistes, communistes, socialistes. Sa jeunesse est une période d’ébullition intellectuelle et politique.

Dorothy Day arborant la robe qu’elle a portée en prison, signée par ses compagnes d’incarcération (photo : Jack Payden-Travers, sur Flickr)

Vers la fin des années 1920, elle traverse une phase de doute et d’épuisement et elle opère un tournant religieux : elle éprouve de plus en plus le besoin de prier, d’ancrer son action militante dans la confiance en un amour divin et créateur expérimenté dans la figure du Christ. Sa conversion ne constitue pas une illumination soudaine mais un cheminement progressif. Son autobiographie, La Longue solitude (The Long Loneliness, Harper & Brothers, 1952), rend alors compte d’un certain isolement. Elle demande le baptême pour sa fille puis pour elle-même. Toute sa vie, elle reste attachée aux sacrements qu’elle lit comme des signes visibles de l’amour de Dieu.

Elle penche vers le catholicisme car, dans les États-Unis des années 1920, il lui apparaît comme la religion des exclus : immigrés italiens et irlandais, ouvriers… Day voit l’Église catholique comme l’Église des pauvres, c’est d’ailleurs ce qui plaisait tant au pape François chez elle. Par ailleurs, elle est internationaliste, elle a un souci de l’universel tout en se méfiant du systématisme du marxisme et des instruments de pouvoir qui prétendent organiser le monde, mais qui en réalité légitiment la domination de l’homme sur l’homme : l’État-nation, le capitalisme. Dans un article célèbre d’avril 1948 contre l’impérialisme et le service militaire universel, elle va jusqu’à se qualifier d’« unamerican » : la fidélité au Christ et au Dieu de l’Évangile doit primer sur les autres appartenances. Day conserve cependant son esprit critique à l’égard de l’institution ecclésiale : sa vie sera jalonnée d’échanges parfois conflictuels avec certaines autorités religieuses qui la jugent trop radicale.

En 1932, elle fait la rencontre décisive de Pierre Maurin. Cet immigré français, intellectuel-paysan du Sud-Ouest, s’est beaucoup intéressé à la doctrine sociale de l’Église. Il est convaincu que le christianisme authentique doit contribuer au renversement de l’ordre capitaliste et rêve de créer des communautés de vie, d’entraide sociale et de formation politique.

Pierre, dit Peter Maurin. Photo Jim Forest sur Flickr

De leur rencontre naît le journal The Catholic Worker, qui connaît un succès rapide, au point d’être vendu à des centaines de milliers d’exemplaires. Le journal défend la solidarité avec les plus nécessiteux, dénonce l’exploitation et l’aliénation du travail, milite contre l’impérialisme et le racisme (en 1957, Day échappera d’ailleurs de peu à une tentative d’assassinat par balle en raison de son engagement pour l’égalité raciale). De nombreuses personnes sollicitent l’aide des responsables du journal ; pour répondre à ce besoin, des maisons d’accueil sont mises en place, les hospitality houses. Dans un contexte de crise, leur nombre atteint plusieurs centaines. Day fait le choix de vivre dans une maison à New York où elle passe le plus clair de son temps à organiser la vie commune, habitée par le sentiment de la dignité des personnes accueillies : « Il ne faut pas accueillir le malheureux parce que le Christ nous dit de le faire mais parce qu’il est le Christ en personne [1]. » Pour Day, l’essentiel est de progresser individuellement et collectivement dans la pratique de l’amour de Dieu et du prochain : « Nous ne pouvons aimer Dieu que si nous nous aimons les uns les autres, et pour nous aimer, il faut que nous nous connaissions à la fraction du pain. Nous ne sommes plus jamais seuls. Le ciel est un banquet même avec une croûte de pain, lorsqu’il y a des camarades. Nous avons tous connu la longue solitude et nous avons appris que le seul remède, la seule solution, c’est l’amour, et que l’amour vient avec la communauté. » Chaque maison garde son autonomie, son originalité et sa capacité d’initiative mais une concertation existe sur les actions à accomplir. Les maisons sont en effet pensées comme des canaux vers l’action politique. Ainsi, durant la guerre du Vietnam ou le mouvement des droits civiques, des manifestations et des opérations de désobéissance civile y sont lancées.

Day est marquante par sa tentative de tenir ensemble une foi priante, un engagement social radical et des prises de position politiques souvent clairvoyantes. Elle se tient aux côtés des exclus de son temps. Elle ne s’éloigne pas des personnes de chair et de sang, elle vit en communauté, dans une solidarité de fait avec des êtres magnifiques, mais aussi avec des êtres blessés qui réclament son attention et l’éprouvent : « À certains moments, cela a été rude et terrible ; notre foi même en l’amour a été mise à l’épreuve du feu. » Convaincue que nous sommes tous faillibles et pécheurs, Day refuse de désespérer de l’homme. Chacun a une dignité et un don à cultiver dont il peut faire offrande aux autres. La communauté n’est cependant jamais chez elle une réalité close, autarcique et stable mais une réalité à l’équilibre précaire, en perpétuelle création et en continuel élargissement, qui doit faire place à l’accueil des plus faibles et se laisser heurter par les événements historiques extérieurs. Une communauté n’est pas chrétienne en soi, c’est la communion évangélique − en tant qu’elle alimente et peut convertir une communauté au bien − qui l’est. La communion enveloppe et transcende tout à la fois les limites du monde, elle est offerte à toutes et tous, elle est matérielle et spirituelle, historique et mystique, temporelle et éternelle. Elle est cette union à Dieu qui rejaillit en liens fraternels et en actions justes. Politiquement, la communion c’est l’internationalisme. On est donc aux antipodes d’une logique sectaire.

Tout cela explique pourquoi nous nous sommes inspirés de Dorothy Day lorsque nous avons participé à la création du café-atelier solidaire Le Dorothy dans le 20e arrondissement de Paris fin 2017.

La Vie des idées : Vous vous sentez plus proches de la pensée de Dorothy Day que de la tradition française du christianisme social ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : Avec Simone Weil (1909-1943) ou Charles Péguy (1873-1914), Dorothy Day fait certes partie des pensées que nous mobilisons beaucoup et qui nous nourrissent, ce qui n’empêche pas un attachement à l’héritage multiforme du christianisme social français. Aucun de nous trois n’a vraiment baigné dans cette tradition sur le plan familial mais nous l’avons découverte dans nos années de jeunesse, via les engagements associatifs, les rencontres, les amitiés, les lectures… Ainsi, des organisations d’inspiration chrétienne comme Habitat et Humanisme ou le Secours Catholique, par exemple, ont compté pour certains d’entre nous, dans notre formation humaine et intellectuelle. Nous faisons cependant partie d’une génération marquée par un certain effacement de la présence publique et politique du christianisme social, corrélative au déclin démographique du catholicisme et à la résurgence d’un catholicisme politique très marqué à droite, comme l’illustrent la candidature de François Fillon en 2017 et plus récemment les succès relatifs de Zemmour parmi la bourgeoisie conservatrice catholique.

Tout en reconnaissant que le christianisme social a produit des fruits, nous pensons important de renouer avec une certaine radicalité théologico-politique, mobilisable dans le cadre d’une critique de fond du capitalisme contemporain. Nous sommes à l’ère du capitalocène, de la mise en péril des écosystèmes par un système de production destructeur, à l’époque de l’accélération des inégalités, à l’âge de lutte mondiale des impérialismes. L’heure n’est plus à la régulation keynésienne du capitalisme. Il s’agit de penser, de viser et de pratiquer autant que possible d’autres formes de production et d’usage de la terre, d’autres formes de vie collective… Nous ne prétendons ni être de parfaits révolutionnaires ni posséder clés en main un programme de transformation sociale, mais jugeons qu’une certaine tradition chrétienne présente des ressources pour penser et agir en ce sens. Ainsi de la notion de « destination universelle des biens » figurant au cœur de la doctrine sociale de l’Église, que le pape François mentionne souvent et qui dessine un certain communisme chrétien : « Dieu a destiné la terre et tout ce qu’elle contient à l’usage de tous les hommes, de toutes les femmes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous selon la règle de la justice. Dieu a donné la terre à tout le genre humain pour qu’elle fasse vivre tous ses membres, sans exclure ni privilégier personne. » Il importe aussi de se relier à d’autres traditions et expériences, occidentales ou non, comme le mouvement des Zad ou le zapatisme par exemple.

Autre point : là où le christianisme social français a pu avoir tendance à séparer nettement le théologique et le politique, le sacré et le profane, nous pensons au contraire qu’une continuité entre les deux peut être bénéfique et qu’il y a relation plus que séparation. Il existe un lien direct entre la prière et l’action collective, entre la réception-méditation de la parole de Dieu et le combat pour la justice. À l’heure où certains instrumentalisent la religion pour lui faire servir des fins destructrices, comme les sionistes évangéliques, nous cherchons à libérer la puissance de justice et de paix contenue dans l’Évangile.

Depuis deux ans, nous participons avec d’autres à animer le collectif Anastasis qui conjugue réflexion théologique et action politique. Nous avons lancé le Festival des poussièresqui articule, quelques jours chaque été, des temps de formation intellectuelle, des temps de prière et des temps festifs. Nous tentons d’incarner notre sensibilité dans l’espace public, comme par exemple lors du rassemblement chrétien œcuménique contre l’extrême droitede juin 2024qui a réuni de nombreuses organisations issues de la tradition du christianisme social, ou tout récemment lors de la prière pour la vérité, la justice et la paix en Palestine-Israëlinspirée de la théologie de la libération palestinienne.

En termes de tendance politique, nous pouvons être placés dans le courant de la gauche anticapitaliste dans la mesure où nous pensons que le capitalisme est antinomique avec l’établissement de conditions de vie dignes pour tous. Ce système économique repose sur la réduction de catégories de travailleurs au statut de moyens de production et sur la mesure de la « réussite » économique d’une société sur le critère fallacieux de la croissance de la production, quelle que soit le type de choses produites et leurs effets sociaux et écologiques. Nous pensons cependant qu’il ne s’agit pas seulement d’opposer au capitalisme une pensée systémique même si l’hypothèse d’un communisme démocratique au niveau le plus large possible est à développer. L’enjeu, pour nous, est également de vivre dès à présent, à une échelle plus communautaire ou personnelle, des expériences de don, de justice et de communion. Le Royaume annoncé par le Christ n’est pas remis à la fin de l’histoire. Comme le montre bien saint Augustin dans La Cité de Dieu, le Royaume s’esquisse et se réalise dès à présent dans l’ensemble des gestes évangéliques qui jalonnent l’histoire humaine. Dorothy Day déclarait que le sermon sur la Montagne était son programme politique. Elle voulait dire qu’en prenant soin des plus vulnérables et en s’organisant collectivement pour répondre aux appels de nos prochains, d’om qu’ils viennent, on touche à la finalité du bonheur commun que Dieu destine aux hommes. Il faut donc combiner désir de révolution des structures économiques et sociales et exigence de conversion intérieure à la parole évangélique. Cette conversion à l’amour ne sera jamais acquise : même dans un monde où il n’y aurait plus d’exploités et de personnes mourant de faim, le mal et la souffrance continueraient d’exister sous de multiples formes qui demanderaient à être nommées et combattues.


La Vie des idées : Vous combattez ceux qui instrumentalisent le catholicisme pour en faire le pilier d’une restauration de la nation et de l’État. Vous renversez leur langue, redonnant un sens vrai aux mots « crise », « enracinement » et surtout de « communion », que vous opposez à « communauté ». Pourriez-vous préciser vos propres définitions ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : Nous appartenons à une génération qui n’a connu que le discours sur la crise, mais nous avons un doute sur sa réalité. La situation politique nous semble au contraire un immense effort pour empêcher la crise d’arriver à grands renforts de mesures dilatoires ou sécuritaires. En effet, si la crise est ce moment où l’on décide de changer sa manière de vivre, force est de constater que depuis les crises pétrolières rien n’a été fait en ce sens, on rêve toujours à la croissance, à la maîtrise technologique, à la sécurité individuelle, tel est l’horizon finalement destructeur proposé par le personnel politique de l’époque, avec plus ou moins de nuance. Dès lors, la tâche n’est pas de sortir de la crise mais d’en ouvrir une, c’est une tâche chrétienne dans la mesure où le Christ dit qu’il est la crise (Évangile de Jean, 20) car, comme la beauté, il nous appelle à changer notre vie, dans un sens qui n’est pas l’accumulation indéfinie de valeur et de maîtrise.

Il existe aujourd’hui un courant de plus en plus puissant parmi les chrétiens, qui utilise des thèmes classiques de la droite réactionnaire comme l’enracinement et la communauté. Contre eux, nous défendons la greffe et la communion. L’idée d’une « racine chrétienne » est contradictoire, car le christianisme, comme le rappelle saint Paul, existe par la logique de la greffe (Lettre de Paul aux Romains, 11, 13-24), d’abord sur des traditions juives. S’il y avait une « racine » du christianisme, elle ne serait pas chrétienne car le greffon a pour caractéristique de tirer sa vitalité du dehors de lui-même, il est un élément étranger qui grandit par le contact avec d’autres souches. De même, le christianisme entre en France, du moins dans l’espace européen, non pas comme une racine mais comme un élément étranger : songeons par exemple à saint Irénée qui vient évangéliser Lyon depuis Smyrne, l’actuelle Izmir en Turquie. Ainsi, vouloir s’enraciner dans le christianisme consisterait non pas à se crisper sur la défense de son identité mais au contraire à voir que, comme toute trace, il nous emmène ailleurs.

Cela conduit à une critique de la notion de communauté, notion que l’on peut opposer à celle de communion. La communauté, au sens précis, n’est pas seulement le groupe de personnes, mais une certaine manière de penser leur unité, selon laquelle chaque individu n’existerait qu’en tant que « membre », ce qui conduit fatalement à des logiques d’oppression au nom de la loi du groupe. La communauté est une unité qui réduit tous ses membres à des parties du tout, à se subordonner à lui, selon le vieux dicton selon lequel « le tout vaut plus que ses parties ». La communion, au contraire, a pour modèle la sainte Trinité, dans laquelle chaque personne (le Père, le Fils, et l’Esprit) est à la fois irréductible aux autres et participante de l’unité divine. De même, chercher la communion n’est pas exactement chercher la communauté, c’est-à-dire la loi commune, mais un geste commun, une inspiration commune, une forme de vie partagée. La communion n’est pas limitée à une communauté particulière, elle peut même être plus grande entre des personnes de communautés différentes. C’est pourquoi nous pensons qu’il faut prendre au sérieux l’aspiration contemporaine à la communauté, sans naïveté sur sa logique dangereusement fasciste de fermeture sur soi et d’écrasement de la créativité individuelle. La communion nous invite à penser mondialement la libération, indépendamment des États et de leurs frontières.


La Vie des idées : Vous présentez le catholicisme comme « impur », et engagez à cultiver collectivement cette impureté fondamentale. En quoi peut-elle nous aider à vivre ensemble ?

Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles-Amieux : Le catholicisme est impur dans le sens où il n’existe que de sa greffe sur des traditions qui lui préexistent − juives, grecques, romaines. Ce n’est pas seulement l’idée vague d’une « influence » mais d’une pratique récurrente de récupération et de conversion des cultures, à commencer par leur langage. Le catholicisme n’est nulle part ailleurs que dans cette appropriation, qui précisément empêche qu’il revendique quelque chose de propre. Il est impur dans le sens où il est comme une bactérie qui se loge dans des corps étrangers, en épouse la vitalité propre, mais sans jamais coïncider totalement avec eux, prêt à se loger ailleurs, comme on voit qu’il l’a fait dans des cultures asiatiques, arabes, européennes, africaines, latino-américaines, entre autres. Il existe donc un réel danger à vouloir identifier une essence propre du catholicisme, ce qui se fait toujours implicitement par ceux qui le réduisent à la liturgie en latin, car cela néglige la manière qu’il a de se rendre universel, non pas par l’hégémonie d’une culture sur d’autres (cela arrive, notamment dans les pratiques coloniales, mais alors précisément l’universel est défiguré), mais au contraire par assimilation, en prenant une attitude de minoritaires qui adoptent les gestes et les mots en vigueur.

L’impureté tient en outre dans le refus du pur, donc aussi du sacré. Le culte même qui fait le centre de la vie chrétienne, l’eucharistie, peut être compris comme une célébration de la désacralisation, donc d’une certaine profanation. En effet, le sens de la messe est de célébrer Dieu qui se fait pain, puis de le manger. N’est-il pas pire profanation ? On est en tout cas bien loin d’une vénération distante du sacré dans sa pureté intouchable. En ce sens, les chrétiens sont invités à profaner les faux dieux, bien sûr, mais aussi le vrai Dieu, qui est amour, c’est-à-dire refus de la séparation sacrée.

Enfin, l’impureté est celle que l’on se reconnaît, éthiquement, contre les attitudes puritaines qui se prétendent pures de tout mal. Le mal n’est pas une réalité extérieure à nous, il nous traverse de multiples parts, nous y collaborons par des gestes anodins en Occident, comme aller faire ses courses, travailler, sortir entre amis. Il semble qu’aujourd’hui nous soyons parvenus à la conscience mondiale de ce qui s’appelait jadis le péché originel, dans la mesure où l’on sait maintenant qu’avant même d’exister nous participons à une certaine nuisance, sur les écosystèmes (c’est la conscience aujourd’hui la plus développée) mais aussi sur les minorités raciales ou de genre. En ce sens, le péché originel n’est pas à penser comme l’idée d’une faute humaine anhistorique, mais comme l’ensemble des structures mauvaises qui nous précédent dans l’existence, auxquelles nous participons à des degrés de responsabilité variables et qui marquent un écart entre l’histoire et la finalité de communion qui est ce à quoi Dieu nous appelle.

Cela ne doit pas nourrir une sorte de culpabilité malsaine, comme une sorte d’esprit saint-sulpicien new age, car cela serait encore une forme d’individualisme dans lequel on se battrait la coulpe en espérant son propre salut au mépris du monde, mais au contraire à un engagement collectif. Nous savons que nous ne sommes pas adéquats à la justice mais nous savons aussi que l’injustice du monde n’a pas des racines individuelles mais structurelles. Cela nourrit donc notre détermination à lutter, avec d’autres.

par Sarah Al-Matary, le 25 avril

Pour citer cet article :

Sarah Al-Matary, « Chrétiens et à gauche. Entretien avec Paul Colrat, Foucauld Giuliani, Anne Waeles », La Vie des idées , 25 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Chretiens-et-a-gauche

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Cette citation, ainsi que les deux suivantes, sont tirées de La Longue solitude, l’autobiographie de Dorothy Day, traduite par Myriam Ardoin, Paris, Cerf, 2018.

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