Derrière un titre un peu fade, écho affaibli de l’« évidence de l’histoire » de François Hartog, se cache une étude pleine d’acuité des diverses formes d’écriture de l’histoire pratiquées par Chateaubriand. Issu d’une thèse, le livre de Jacob Lachat s’attache aux solutions esthétiques et épistémologiques adoptées successivement par cet auteur pour penser l’inscription de son être dans l’histoire et pour donner sens au passé, de son Essai sur les révolutions (1797) à la « Préface testamentaire » qui prélude aux Mémoires d’outre-tombe (1832).
Choix d’écriture
Cette dernière œuvre domine sans doute excessivement, d’ordinaire, l’idée que l’on se fait de la conception de l’histoire et des modalités de son écriture chez Chateaubriand. L’apport essentiel du travail de Jacob Lachat est d’élargir l’appréhension du rapport de cet auteur à l’histoire et de le situer par rapport au renouveau historiographique de son temps.
Si chacune des œuvres du corpus considéré a pu donner lieu à des travaux envisageant la façon dont une pensée de l’histoire s’y tissait, il n’en existait pas encore, à ma connaissance, qui ait mis en lumière les étapes de l’évolution reliant et différenciant ces œuvres diverses, d’un bout à l’autre de la carrière de l’écrivain. Le travail de Jacob Lachat est donc précieux par le point de vue d’ensemble qu’il construit, par la façon dont il met en lumière des interactions avec le contexte épistémologique et éditorial de la période postrévolutionnaire, et parce qu’il nous conduit à percevoir différemment l’œuvre où s’affirme le plus fortement la singularité de l’écrivain dans son rapport à l’histoire, ses Mémoires.
Jacob Lachat organise son propos de manière chronologique, en six chapitres correspondant à des tranches de son corpus. Il ne prend en compte que les œuvres en lien direct avec l’écriture historienne, laissant de côté les romans et n’abordant que latéralement le Génie du christianisme. Les Mémoires d’outre-tombe sont abordées comme terminus ad quem, mais restent hors champ, si ce n’est pour définir les raisons de la réorientation historiographique qui s’y affirme. De ce fait, la Vie de Rancé, œuvre ultime, se trouve elle aussi repoussée hors des bornes de l’étude, évoquée seulement dans la conclusion comme simple écho du choix d’écriture opéré dans les Mémoires.
L’approche chronologique est enrichie par le choix de centrer chaque chapitre sur une question cruciale pour la période d’écriture considérée, ainsi que sur le lien avec un contexte épistémologique et politique variable. Ainsi le premier chapitre construit-il une réflexion fort intéressante à propos de la forme du « tableau » – mise en relation avec la notion de « période » –, dans laquelle se concrétise, aux yeux de Jacob Lachat, l’héritage historiographique du jeune auteur.
L’Essai sur les révolutions associé ici au Génie (traité, nous l’avons dit, de manière plus périphérique) donne lieu à des analyses qui reviennent sur celles d’Olivier Ritz dans Les Métaphores naturelles tout en infléchissant les interprétations de son prédécesseur [1]. Jacob Lachat insiste moins sur l’ambition d’aborder l’histoire de façon scientifique que sur le déplacement qu’opère Chateaubriand de la rhétorique des Lumières vers le registre de l’expérience vécue. Le tableau lui semble dès lors orienté par « un effort de subjectivation dans l’histoire » (p. 54).
Une pensée de l’« entre-deux-temps »
Le deuxième chapitre, consacré aux Martyrs et à l’Itinéraire, se recentre sur les rapports entre érudition et imagination. Il permet de rattacher le genre du voyage à celui de l’histoire de manière très pertinente, en se fondant autant sur la tradition antique (Hérodote) que sur des modes d’écriture novateurs, comme celui de Corinne de Germaine de Staël.
Le troisième chapitre permet d’aborder l’observation des mœurs comme moyen de saisir l’histoire. Question importante qui, elle aussi, s’inscrit dans une tradition philosophique et historiographique de longue date, tout en nourrissant une nouvelle manière d’écrire l’histoire au début du XIXe siècle, notamment à la faveur du roman historique à la Scott. Cette section est également l’occasion pour Jacob Lachat d’analyser le regard porté par Chateaubriand sur l’historicité des peuples dits « primitifs » : le sentiment d’appartenir à une caste finissante conduit l’auteur à se démarquer d’une conception fixiste de ces peuples, mais aussi à exprimer la nostalgie de la période des premières colonisations françaises en Amérique du Nord.
Dans un quatrième temps, les écrits politiques publiés par Chateaubriand sous l’Empire et la Restauration mettent au premier plan de la réflexion les usages politiques de l’histoire. Tout en faisant le point sur la notion de « tribunal de l’histoire », Jacob Lachat montre comment la position politique de Chateaubriand sous la Restauration le pousse à élaborer une pensée de l’« entre-deux-temps ».
L’idée de la continuité historique ne se confond pas chez lui avec l’exigence d’un maintien de la tradition, mais lui permet de défendre une vision ouverte de l’évolution sociale et politique, presque réconciliée avec la notion de progrès, qu’il reniait auparavant. De ces textes se dégage « une vision totalisante de l’histoire comme force autonome déployée à sens unique malgré les louvoiements de la société moderne » (p. 212).
Les formes « littéraires » de l’histoire
En se rapprochant des philosophies contemporaines de l’histoire, Chateaubriand manifeste sa prise en compte du contexte historiographique de la Restauration. Jacob Lachat traite de celle-ci dans le chapitre suivant, passionnant par les éclairages neufs qu’il apporte sur les interactions entre le grand écrivain et la jeune école historiographique éclose dans les années 1820.
Jacob Lachat concentre son attention sur les textes programmatiques des uns et des autres. Il traite la préface des Études historiques non seulement comme l’espace où s’élabore une éclairante histoire de l’histoire, un panorama des diverses approches postrévolutionnaires du matériau historique (fataliste, pittoresque, érudite, nomothétique), mais aussi comme le moyen de marquer sa propre position dans le monde des historiens. Chateaubriand se trouve confronté aux débuts de l’autonomisation du discours historiographique – ce dont témoigne la section de son édition des Œuvres complètes (Ladvocat) réunissant spécifiquement ses œuvres historiques. Nouvelle gageure, donc : comment singulariser son discours sur l’histoire dans cette nouvelle configuration qui tend à séparer ce dernier des formes « littéraires » ?
Nous en arrivons par ce chemin au dernier chapitre, consacré à la voie royale de l’écriture historique chez Chateaubriand, celle de l’« histoire en personne ». Son chemin s’est frayé à travers les chapitres précédents, par l’accent mis à chaque étape sur l’historicisation du moi, la subjectivation de l’approche des époques. Se détachant en fin de compte d’une histoire en voie de disciplinarisation dont il refuse l’« esprit de système », Chateaubriand investit la forme des Mémoires, dont le lien avec l’histoire a été ravivé par la forte activité éditoriale l’ayant promue sous la Restauration, comme l’a montré Damien Zanone [2].
La construction d’une vision de l’histoire au filtre du « moi » comble la vision héroïque à laquelle Chateaubriand reste attaché, signe son refus d’une histoire fétichisant trop le document et lui permet de valoriser « sa situation d’écrivain dans l’histoire » (p. 272). Un parallèle avec la position de Michelet, faisant lui aussi du « moi » le grand outil pour percer l’obscurité de l’histoire, arrive à point nommé, même si l’opposition entre un historien entièrement tourné vers la résurrection du passé et un écrivain voué à la construction du tombeau des époques révolues paraît un peu trop schématique.
Variété éditoriale et générationnelle
Tableau, érudition et imagination, mœurs, vision politique, évolution contemporaine de l’historiographie, fonction du « moi » : autant de « cases » qui correspondent à des questions classiques et importantes à propos de l’écriture de l’histoire au XIXe siècle. Jacob Lachat sait également donner sens à l’hétérogénéité des œuvres historiques de Chateaubriand, à la réinvention continue des formes pour dire l’histoire.
Les analyses de Jacob Lachat ont peut-être un peu trop tendance, dans chaque chapitre, à se fonder sur la mise en lumière de tensions binaires : entre la forme scientifique du tableau et sa dimension esthétique, entre l’érudition et l’imagination, entre la prise de distance par rapport au passé et la volonté d’une mise en présence de celui-ci, etc. Procédé répétitif et un tantinet scolaire, qui tend à affaiblir l’attention du lecteur, d’autant qu’il débouche en fin de compte sur l’image bien connue, thématisée par l’auteur lui-même, d’un homme « entre deux temps ».
Dans le même ordre d’idées, la conclusion ne fait que résumer de façon détaillée la démarche – c’est utile, mais peu stimulant. Les analyses ne remplissent sans doute pas complètement la déclaration d’intention de l’introduction : « Examiner précisément les conditions qui ont rendu possible et célèbre son rapport singulier à l’histoire » (p. 20). La contextualisation de la pensée de l’histoire de Chateaubriand reste en effet presque uniquement ancrée dans l’histoire littéraire et ne prend guère en compte les soubresauts et les luttes politiques, les conditions matérielles de la production littéraire. Les réseaux éditoriaux auxquels appartiennent respectivement Chateaubriand et les historiens libéraux, les différences sociologiques et générationnelles qui les séparent sont évoqués trop rapidement.
Il en résulte une vision un peu aseptisée de l’œuvre historique de Chateaubriand, donnant l’impression d’un développement hors-sol de sa pensée de l’histoire, que le contexte intellectuel suffirait à expliquer, et qui n’aurait guère de résonance avec les questionnements d’aujourd’hui sur l’écriture de l’histoire. De cela découlent quelques moments faibles, notamment dans les chapitres II, III et IV, où l’analyse se résorbe dans l’exposé des idées et procédés de Chateaubriand. Il n’empêche que l’apport de ce livre doit être salué, par la précision continue avec laquelle il balaie le parcours historiographique de Chateaubriand et propose de lui donner sens.
Jacob Lachat, Le Passé sous les yeux. Chateaubriand et l’écriture de l’histoire, Paris, Vrin/Éditions de l’EHESS, 2023, 335 p., 28 €.