Quel est le devenir contemporain de l’ascèse, caractéristique de la virtuosité religieuse (Weber, 1995) ? C’est la question initiale qui anime les recherches d’Isabelle Jonveaux, sociologue des religions à l’Institut suisse de sociologie pastorale. Cet ouvrage découle d’un double constat empirique : d’abord, celui d’un recul de l’ascèse en milieu monastique (Jonveaux, 2018), ensuite celui du développement croissant des disciplines corporelles dans la société séculière. Isabelle Jonveaux entreprend donc une enquête sur l’« ascèse séculière » qui correspond à des pratiques qui impliquent « des formes d’abstinence et de restriction pour atteindre des résultats spirituels » (p. 11) « qui ne prennent pas place dans un cadre religieux institutionnel ou qui ne viennent pas en réponse directe à une prescription de l’institution » (p. 41). Dans une société sécularisée, pourquoi des individus libres s’imposent-ils des restrictions ? Ce travail au croisement de la sociologie des religions, de la sociologie de la consommation et de la sociologie économique porte plus particulièrement sur une pratique ascétique : le jeûne, restriction partielle ou totale de l’alimentation, qui peut s’étendre aux nouvelles technologies de la communication, voire à la voiture. Le jeûne peut être pratiqué lors de séjours en groupe (semaine de jeûne et randonnée, goum [1], Alphalauf [2], etc.) ou à domicile.
L’ouvrage repose sur une enquête ethnographique par entretiens et observations, principalement en Autriche, mais aussi en France lors de différents séjours de jeûne entre 2012 et 2016 et plus marginalement sur la passation d’un questionnaire auprès de jeûneur∙euse∙s, l’observation d’un groupe Facebook traitant du jeûne et de manuels de jeûne.
L’ascèse séculière comme expérience spirituelle
Les premiers chapitres de l’ouvrage ont pour objectif de définir, circonscrire et situer l’ascèse séculière en référence à l’ascèse monastique. Il apparaît que l’ascèse, élément récurrent de la vie monastique réservé aux virtuoses, recule tant dans les pratiques des moines et des moniales que dans les textes et les discours de l’Église catholique depuis la fin du XXe siècle. Plus particulièrement, la pratique du jeûne a progressivement disparu de la vie monacale. En parallèle, de nouvelles formes de jeûne destinées à un public laïc se multiplient.
L’ascèse monastique et l’ascèse séculière partagent plusieurs points communs : les pratiques d’ascèse séculière étudiées sont inscrites dans la tradition chrétienne, s’appuient sur les pratiques du monde monastique et convoquent des figures de référence de l’ascèse monastique, comme les ascètes chrétiens du désert. Les séjours de jeûne ont d’ailleurs souvent lieu dans des monastères. Les pratiques d’ascèse séculière se distinguent néanmoins de l’ascèse monastique. D’abord, l’ascèse séculière est une pratique temporaire et extra-ordinaire, en rupture avec le quotidien (particulièrement dans le cadre des séjours de jeûne) : c’est une « sortie temporaire du monde » (p. 71). Ensuite, les formes séculières de jeûne s’inscrivent dans un nouveau rapport au corps incarné par des offres orientées vers le bien-être : il s’agit de se sentir bien dans son corps et dans son esprit au moyen du jeûne. Enfin, l’organisation communautaire des séjours assure le contrôle social du groupe et la soumission de chacun∙e à un cadre disciplinaire. Les pratiques d’ascèse séculière peuvent d’ailleurs conduire à des pratiques plus radicales que les pratiques d’ascèse monastique, comme c’est le cas pour le respirianisme [3]. Les formes d’ascèse séculière tirent donc leur légitimité de la tradition catholique et de pratiques de jeûne des virtuoses, mais elles en renouvellent le sens et l’intensité et puisent dans d’autres spiritualités, comme le bouddhisme, et dans des pratiques extra-spirituelles, par exemple reprises à la médecine (comme c’est le cas pour le jeûne Buchinger-Lützner, inventé par un médecin).
Le jeûne est envisagé comme une expérience spirituelle, fruit d’une démarche personnelle vécue subjectivement par l’individu : c’est la pratique du jeûne qui fait la spiritualité. Il vise à purifier le corps et l’esprit, c’est-à-dire à se libérer des impuretés du corps et des excès de la société de consommation pour accéder à soi et retrouver une clarté intérieure. Cette catharsis est associée par les jeûneur∙euse∙s à un nouveau départ. Les pratiques d’ascèse séculière sont ainsi qualifiées « d’expérience religieuse en soi » (p. 161).
Qui sont les jeûneur∙euse∙s ?
Les chapitres suivants dressent le profil social et spirituel des jeûneurs. La pratique du jeûne est fortement genrée et les jeûneur∙euse∙s sont majoritairement des femmes. Dans les séjours de jeûne, les jeûneur∙euse∙s sont doté∙e∙s d’un capital économique et culturel particulièrement élevé. Les jeûneur∙euse∙s à domicile sont socialement plus diversifié∙e∙s. Il est intéressant de souligner que si les séjours de jeûne affirment viser l’effacement des différences sociales dans l’effort ascétique partagé, l’ascèse pratiquée lors de séjours se révèle être un outil de distinction et l’ascèse peut alors se faire ostentatoire. Les jeûneur∙euse∙s partagent aussi un intérêt marqué pour les modes d’alimentation alternatifs (régimes végétariens ou végétalien, consommation de produits issus de l’alimentation biologique) et la spiritualité. Ils et elles partagent des valeurs écologiques centrées autour d’un retour à la nature. Enfin, nombreux·ses ont vécu une crise ou d’une instabilité récente dans leur trajectoire biographique. Elles et ils témoignent d’un niveau de religiosité subjective élevée, notamment dans le cadre des séjours. Ces « virtuoses du quotidien » (p. 89) choisissent de pratiquer le jeûne, en séjour ou à domicile, pour différentes raisons : reconnexion à la nature, recherche de purification, recherche spirituelle, libération de la vie quotidienne, perte de poids, curiosité, etc.
Ces motivations varient selon le profil religieux des jeûneur·euse·s enquêté∙e∙s, mais tous·tes partagent des ressources spirituelles communes, comme une approche holiste de la vie. Dans cette perspective, le jeûne vise l’unification de trois niveaux, le corps, l’âme et l’esprit. Néanmoins, ils et elles se distinguent par leur proximité avec d’autres spiritualités et leur appartenance institutionnelle à une religion. Ainsi, leur pratique du jeûne s’inscrit dans un « cadre spirituel élastique » (p. 146) marqué par un terreau catholique.
Vers un modèle de satiété ? Ascèse séculière et critique de la société de consommation
Les pratiques d’ascèse séculière s’inscrivent dans un contexte critique de la société de consommation et de ses dérives. Elles sont envisagées par les jeûneur∙euses∙ comme un moyen de retrouver une maîtrise perdue, voire de se retirer de la société de consommation. Les jeûneur·euse·s partagent une forte réflexivité quant à leurs pratiques de consommation, notamment alimentaires et reconnaissent leur triple responsabilité par rapport à soi, à l’environnement humain et naturel. L’ascèse est alors envisagée comme un engagement social et une forme de protestation, voire une forme de vie alternative à rebours des dérèglements sociaux, économiques et environnementaux des modes de vie actuels.
Le jeûne est néanmoins un type de consommation qui s’inscrit paradoxalement dans la société de consommation et fait l’objet de transactions marchandes (séjours de jeûne, instruments de purification, etc.). Les pratiques de jeûne visent alors plutôt à redonner du sens aux actes d’achat et de consommation. Isabelle Jonveaux met d’ailleurs en évidence les rouages de l’économie du jeûne, qui repose sur l’euphémisation de ses dimensions économique et commerciale.
Elle en conclut que les pratiques d’ascèse séculière s’intégreraient dans un contre-modèle à la société de consommation : le modèle de la satiété. Ce modèle, qui promeut une sobriété positive et heureuse et s’incarne dans des pratiques de sobriété volontaire comme le jeûne, ne semble pourtant actuellement concerner que certaines catégories sociales spécifiques.
Conclusion
Discipline corporelle, pratique de renoncement, forme de protestation, expérience spirituelle, l’ascèse séculière regroupe des pratiques variées à l’interface entre la sphère religieuse et la sphère séculière, dont le jeûne. La « recharge ascétique du côté de la société séculière » (p. 209) s’explique par des motivations spirituelles vécues au niveau individuel et des dimensions sociales critiques de la société de consommation. L’analyse sociologique de l’ascèse séculière permet d’analyser deux tendances plus larges : d’abord, le recul de l’influence de la religion institutionnelle dans nos sociétés, qui semble plus marqué en France qu’en Autriche ; ensuite, la critique de la société de consommation qui entraîne la construction de modes de consommation alternatifs, particulièrement dans le contexte environnemental et sanitaire actuel. Finalement, l’attrait renouvelé pour les pratiques d’ascèse séculière semble avant tout le fait d’individus ouverts aux spiritualités et critiques de la société de consommation, qui ne constituent pas un groupe social unifié.
Isabelle Jonveaux propose un ouvrage riche par la pluralité des terrains et les réflexions méthodologiques sur l’implication du corps de l’enquêtrice sur le terrain (chapitre 1), même s’il n’est pas toujours aisé de s’orienter parmi les différents types de pratiques de jeûne et les différents extraits d’entretien (qui ne précisent pas toujours les caractéristiques socio-démographiques des enquêté∙e∙s et le type de séjour auquel ils ou elles ont participé). Peut-être aurait-il été pertinent de distinguer l’analyse des séjours de jeûne et du jeûne à domicile, qui ne suivent pas les mêmes logiques et ne concernent pas les mêmes profils de jeûneur∙euse∙s. Enfin, les résultats tirés des réponses au questionnaire, qui a reçu un nombre très limité de réponses (65 sur le terrain autrichien et 83 sur le terrain français) obligent à la prudence.
Prenant comme point de départ l’ascèse dans les monastères, on se demande aussi dans quelle mesure l’analyse dresse un panorama de toutes les pratiques de jeûne, y compris dans d’autres religions, voire en-dehors de croyances religieuses, comme le jeûne thérapeutique. Cela conduit notamment à se questionner sur les rapports entre jeûne, pratiques holistes et médecines conventionnelle et alternatives, voire mouvements sectaires, qui sont peu développés. Enfin, la mise en avant de la dimension morale du jeûne et des interprétations religieuses ne permet pas vraiment de dépasser un cadrage individualisant de l’ascèse séculière, masquant ainsi les dynamiques plus larges de politisation et de dépolitisation des modes de consommation.
Isabelle Jonveaux, Une culture de la satiété. Enquête sociologique sur le jeûne comme expérience spirituelle, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Sciences des Religions », 2024, 228 p., 24 €.