Prise de vue et montage : Juliette Roussin
Marie Cornu est juriste et Directrice de Recherche au CNRS (Institut des Sciences sociales du Politique). Ses travaux portent sur le droit des biens culturels et de la propriété intellectuelle. Elle est l’auteur du Dictionnaire du droit du patrimoine culturel comparé (CNRS Éditions, 2012) et de « Faut-il réviser le droit des archives ? Retour sur l’histoire d’un chantier législatif » (Pouvoirs, n° 153, 2015).
La Vie des idées : Pourquoi un dictionnaire des biens communs ?
Marie Cornu : Sous ce terme de « communs », on va trouver une pluralité de sens, on va aussi trouver une pluralité de désignations. On parle « du » commun, « des » communs, du « bien commun », des « biens communs », et chaque fois on renvoie à un sens différent, à une approche différente. Dans ce Dictionnaire des biens communs, à l’origine nous avions plutôt préféré le titre de « Dictionnaire critique des communs ». Cette appellation renvoie à une certaine façon d’aborder les communs.
Pour comprendre cette pluralité de sens, et pour comprendre la direction de travail de ce dictionnaire, je crois qu’il faut peut-être dire un mot de sa genèse, à quel moment l’idée de ce dictionnaire est apparue. Il y a quelques années, dans un programme de recherche dans le cadre de l’Agence Nationale de la Recherche [ANR] piloté par Benjamin Coriat, qui est économiste et qui a beaucoup travaillé sur cette question des communs, nous évoquions la question des communs de la connaissance, des communs informationnels. Ce programme s’appelait PROPICE (Propriété, Communs et Exclusivité). Il s’intéressait effectivement à la question de ces communs de la connaissance, qui sont des ressources en accès partagé dont on organise le mode de gouvernement. Un des cadres de référence théoriques très importants dans ce programme était bien sûr les travaux fondateurs d’Elinor Ostrom, qui, à partir d’un matériau empirique extrêmement riche, a dégagé une notion de communs, caractérisé ce que sont les communs à partir d’un certain nombre de traits constitutifs, pour en dégager un certain nombre de principes de fonctionnement. Donc dans cette définition des communs selon le modèle ostromien, constitue un commun à la fois une ressource, mais une ressource en accès partagé. La notion d’usage, et d’usage collectif, est fondamentale. Ça n’est pas encore suffisant, encore faut-il que cette ressource soit organisée, structurée selon un mode de gouvernance, un mode de gouvernement. Ça, c’est le modèle ostromien. Elle en tire un certain nombre de principes de fonctionnement, notamment un principe d’autogouvernement, un principe de contrôle des usagers sur la façon de prendre la décision.
Ce programme PROPICE s’est placé dans le sillage de ces travaux pour élargir la perspective, bien sûr. Par conséquent, dans le Dictionnaire, c’est l’une des notions qui pour nous a été très importante. Cela étant, on a opté pour optique un petit peu plus large, on s’est intéressé à l’ensemble des lieux, des ressources, des espaces dans lesquels on peut inscrire du commun ou des communs, c’est-à-dire dans lesquels se manifestent des besoins collectifs, un intérêt collectif, dans lesquels s’exprime le cas échéant une forme de responsabilité collective.
La Vie des idées : La pluridisciplinarité est-elle indispensable pour saisir les communs ?
Marie Cornu : Les travaux qui ont réactivé, qui ont remis sur le devant de la scène cette réflexion autour des communs viennent en grande partie de l’économie. Elinor Ostrom a reçu le Prix Nobel d’économie en 2009, précisément pour ses travaux sur les communs. Cela étant, la réflexion autour de ces ressources en accès partagé, obéissant à une structure de gouvernance, implique des notions venant d’autres disciplines, en particulier des notions juridiques ou sociologiques. Lorsqu’on réfléchit à la gouvernance, on va réfléchir aussi à la distribution des droits, aux contrôles exercés sur la prise de décision, toutes choses qui impliquent une réflexion juridique. Il me semble qu’Elinor Ostrom elle-même prenait cet objet comme un objet qui, par excellence, appelle une réflexion pluridisciplinaire. Nous avons aussi associé des historiens au projet, puisque dans l’histoire, un certain nombre d’expériences, d’institutions, de penseurs ont investi cette question des communs.
Pour nous, c’était tout à fait fondamental d’avoir cet éclairage pluriel autour des communs. Dans le Dictionnaire, en l’occurrence, d’autres disciplines sont aussi convoquées, comme la sociologie ou l’anthropologie. La notion de « communauté », c’est un anthropologue du droit qui a réalisé la notice. Des politistes, des philosophes tels que Pierre Dardot et Christian Laval ont défini leur notion de commun, ce qu’ils entendent par « le » commun — ils choisissent de le définir au singulier.
Il y avait évidemment un intérêt à cette pluridisciplinarité, dans la mesure où chaque discipline développe son vocabulaire propre, ses propres concepts, mobilise ses outils méthodologiques. Pour nous c’était tout à fait riche et intéressant de pouvoir accéder à ce matériau. Il faut voir ce dictionnaire comme un véritable outil, qui permet de mieux réfléchir peut-être, avec différentes approches, à la question des communs.
La Vie des idées : Pourquoi était-il important de donner la parole aux acteurs ?
Marie Cornu : Pour nous c’était tout à fait important, dans la mesure où les communs sont une sorte de construit social, une forme d’organisation sociale conçue sur un certain mode de partage, de distribution d’un certain nombre de droits, d’accès, d’utilisations, d’exploitations, etc.
C’était évidemment une question intéressante à investir sur le plan de la théorie, mais ça n’est pas une notion totalement abstraite, elle s’appuie sur des expériences, y compris les travaux d’Elinor Ostrom, qui sont fondés sur un certain nombre d’observations empiriques et d’enquêtes de terrain très diversifiées. Elle s’était intéressée aux ressources naturelles dans un premier temps, et elle a aussi travaillé sur les communs informationnels. On s’aperçoit aujourd’hui que cette notion des communs est une réalité sociale. C’est aussi un tissu d’expériences dans divers lieux et espaces : dans les villes (les communs urbains), sur internet (les communs numériques)… en matière d’exploitation des ressources, on voit aussi apparaître de nouvelles formes d’organisation sociale, avec une inventivité extraordinaire. Il était tout à fait essentiel d’en restituer une partie, à la fois pour montrer ce foisonnement d’expériences sociales, et pour aider à réfléchir aux communs – puisque là on est vraiment dans l’agir en commun, et dans la construction concrète d’un certain nombre d’expériences sociales.
Il faut dire aussi que ce phénomène des communs, qui se multiplie à peu près dans tous les domaines de la vie, est aussi porté par l’idée que le modèle de la propriété privative et exclusive n’est plus adapté à un certain nombre de configurations. Il y a un fond, un arrière-plan dans ce développement des communs, idéologique sans doute, de résistance ou de riposte, de réponse à un contexte qui ne répond plus aux attentes d’un certain nombre de groupes. Dans une de ses publications, Le retour des communs, le projet PROPICE avait choisi pour sous-titre « La crise idéologique de la propriété ». C’est vraiment un arrière-plan qu’il faut avoir à l’esprit pour comprendre cette mécanique des communs qui se déploie dans tous ces espaces de vie.
La Vie des idées : Existe-t-il une école française des communs ?
Marie Cornu : J’ai évoqué tout à l’heure la diversité de significations et d’approches des communs : Elinor Ostrom et son école de Bloomington bien sûr, mais aussi la réflexion des juristes italiens qui est absolument passionnante autour des beni comuni. Une commission, la commission Rodotà, s’est réunie est a proposé de faire apparaître une nouvelle catégorie juridique, entre biens publics et biens privés. Cette catégorie des « biens communs » engloberait des biens considérés comme hors marché, parce qu’indispensables au développement de la personne humaine. C’est une construction très intéressante, très différente de celle d’Ostrom, qui fonde cette catégorie de biens sur les droits fondamentaux. Je ne sais pas si on peut parler d’« école », mais il existe en tout cas des modèles ostromiens et italiens.
Je ne suis pas sûre qu’on puisse aujourd’hui parler d’une « école française » des communs, en tout cas ce n’était pas le projet du Dictionnaire de montrer l’avènement d’une école particulière. Il y a un intérêt évident, dans de nombreuses disciplines, pour ce thème des communs. Un grand nombre de séminaires ont été organisés par des philosophes, des sociologues et des juristes. On vraiment une réflexion à conduire, un chantier à réaliser sur ce terrain des communs. À partir de là, je ne suis pas sûre qu’une école se dessine. Je parlerais plutôt de différentes approches. Par exemple, Dardot et Laval vont insister sur l’agir en commun, sur l’institution du commun, là où d’autres vont avoir un autre regard. Benjamin Coriat s’inscrit dans une conception du commun très inspirée d’Ostrom, mais qui va au-delà. Peut-être que dans vingt ans on parlera d’une « école française des communs », mais de mon point de vue, mais pour le moment ce n’est pas d’actualité.