En retraçant l’histoire transnationale de la psychothérapie institutionnelle, Camille Robcis explore les rapports politiques entre la pratique psychiatrique et la réflexion sur les institutions de soin durant les années 1945-1970.
Recension Philosophie Histoire
À propos de : Camille Robcis, Disalienation. Politics, Philosophy, and Radical Psychiatry in Postwar France, The University of Chicago Press
En retraçant l’histoire transnationale de la psychothérapie institutionnelle, Camille Robcis explore les rapports politiques entre la pratique psychiatrique et la réflexion sur les institutions de soin durant les années 1945-1970.
Dans son ouvrage passionnant, Disalienation. Politics, Philosophy, and Radical Psychiatry in Postwar France, Camille Robcis s’intéresse à l’histoire française de la psychothérapie institutionnelle, des années 1945 (depuis son développement au sein de la clinique de Saint-Alban dirigée par François Tosquelles) jusqu’aux années 1975. En mettant en réseau les figures de François Tosquelles, Frantz Fanon, Jean Oury, Félix Guattari et Michel Foucault afin de faire dialoguer les textes et perspectives, Camille Robcis cherche à retracer l’histoire clinique d’une pratique – celle de la psychothérapie institutionnelle où s’établissent des rapports nouveaux entre psychiatrie, psychanalyse, institutions politiques et de soin – et l’histoire politique (intellectuelle) d’une pensée de la désaliénation. Ces deux histoires se sont entremêlées après la guerre, au sens où l’aliénation fut comprise à partir du double sens distingué par Jean Oury, celui d’« aliénation sociale » et d’« aliénation psychopathologique [1] », mais également au sens où Marx et Freud étaient, pour Tosquelles, les « deux jambes » de la psychothérapie institutionnelle (l’une devant toujours suivre l’autre).
Chaque chapitre de l’ouvrage est consacré à une ou deux des cinq figures intellectuelles et leurs rapports sont envisagés depuis une appartenance à un espace problématique commun plutôt qu’en termes d’influence directe. Avant d’être une École ou un point de vue théorique, Robcis montre en quoi la psychothérapie institutionnelle est un mouvement de pensée inextricablement lié à des pratiques, à des amitiés intellectuelles, formant un monde dans lequel ont circulé philosophes (Georges Canguilhem), psychanalystes (Jacques Lacan), cliniciens, mais aussi poètes (Paul Éluard) ou artistes (Jean Dubuffet). C’est cette « constellation » (p. 13) de pratiques que veut retracer Robscis en faisant dialoguer les pensées des auteurs considérés, sans jamais les abstraire des contextes politiques et des communautés (notamment les lieux de soin) au sein desquels elles s’inscrivent. En ce sens, l’enquête de Robscis défait le mythe de l’auteur solitaire pour montrer à l’inverse l’importance des dialogues, échos, reprises et celle des conditions (matérielles, collectives, affectives) grâce auxquelles s’élabore toute pratique de pensée. Elle ouvre aussi vers une histoire transnationale de la psychothérapie institutionnelle – non franco-centrée – en mettant l’importance de l’expérience Catalane de François Tosquelles ou de la pratique psychiatrique de Frantz Fanon en Algérie puis en Tunisie.
Une dimension fondamentale de la psychothérapie institutionnelle est la conviction que le soin apporté aux souffrances psychiques doit prendre place à l’intérieur d’institutions, soit d’organisations collectives de soin, d’attention et d’amour où les rapports soignants-patients se nouent de manière non autoritaire et ouvrent la possibilité de réparer, pour reprendre les mots de Tosquelles, « la vie elle-même » (p. 2). La psychiatre institutionnelle s’est inventée comme une forme de résistance à l’extermination massive des patients d’hôpitaux psychiatriques durant l’Occupation allemande en France et à l’état de délabrement radical des lieux de soin (pénurie de nourriture, de médicaments). Comme le montre Robcis, l’effort psychiatrique mené à Saint-Alban sous l’impulsion de Tosquelles à partir de 1940, avait pour objectif de prendre en charge l’oppression psychique et politique provoquée par les formes « concentrationnaires » et « totalitaires » de pouvoir. Cela rejoint la définition que propose Jean Oury en 1970 de la psychothérapie institutionnelle qui est définie « comme un ensemble de méthodes destinées à résister à tout ce qui est concentrationnaire ou ségrégatif [2] », soit les formes d’occupations mentales indissociables des systèmes autoritaires, d’oppression ou de colonisation.
Cela signifie que les maladies mentales, incluant les psychoses, prennent leur forme singulière à l’intérieur de contextes politiques auxquels elles ne sauraient cependant se réduire ; cela signifie aussi que institutions de soin, notamment les hôpitaux psychiatriques, sont eux-mêmes des lieux sociaux et politiques dont l’agencement architectural, l’organisation, et les liens intersubjectifs qui s’y nouent, doivent être au cœur de la réflexion. Si la question de l’agencement et de l’organisation dans les institutions de soin est aussi centrale, c’est parce qu’elle se lie à la conception de la maladie mentale, de la fonction que joue le rapport soignant-soigné dans le processus de guérison, et permet ainsi d’amorcer des pratiques désaliénantes. Lors de son séjour de quinze mois en 1953, Fanon découvre par exemple les pratiques du psychodrame ainsi que les fonctions jouées par le théâtre ou la musique dans la formation d’un espace commun de vie où les rapports sociaux (entre patients, entre soignants et patients) sont parties prenantes du processus de guérison (p. 61).
Lorsqu’il est nommé à l’hôpital de Blida-Joinville, en Algérie, en octobre 1953, Fanon cherche tout d’abord à « soigner l’institution » puisque l’hôpital est surpeuplé et que les conditions d’accueil et de soin y sont extrêmement dégradées (port de l’uniforme pour les patients, absence d’activités culturelles ou artistiques, ségrégation des patients qui n’ont que peu de contact avec les soignants). Par l’organisation d’ateliers de couture, poterie, jardinage, sport, par l’instauration du Café Bon Accueil ou d’une nouvelle bibliothèque, Fanon cherche à recréer des institutions sociales où peuvent s’inventer de nouveaux rapports aux autres et donc à soi : donner un sentiment d’appartenance collective aux patients afin de favoriser leur inscription dans le monde. C’est ce même souci qui guide la formation du « Club » à la clinique de La Borde fondée par Jean Oury, conçu comme « point de référence non assujetti à la hiérarchie de l’hôpital » (p. 80) où les patients pouvaient eux-mêmes organiser une vie en commun, nouer des attaches affectives, situer leurs désirs sur des objets variés (nourriture, lecture etc.), entrer en conflit etc.
Dans cette histoire de la seconde moitié du XXe siècle où se sont inventés de nouveaux rapports entre politique, clinique et psychiatrie, les deux sens de l’aliénation (l’un social, l’autre psychopathologique) sont distincts, irréductibles, dans la mesure où les pathologies mentales (névrotiques et psychotiques) ne sont pas de simples « effets » des problèmes sociaux. Comme le dit Jean Oury, il ne s’agit pas de faire comme si les maladies mentales n’étaient que les reflets du capitalisme avancé et de la montée des régimes autoritaires aux débuts du XXe siècle, « comme si la schizophrénie, la dépression, ça n’existait pas du temps d’Aristote ! » (cité par Robcis, p. 61). En sortant de la logique explicative causale, la psychothérapie institutionnelle entend plutôt montrer que les maladies mentales ne sont pas étanches aux formes d’organisations sociales et politiques – celles qui ont cours dans l’espace public et dans les institutions cliniques où émergent, se développent ou sont prises en charge les maladies mentales – et, en retour, que la vie sociale et politique est traversée par des désirs, des affects, projections et pensées qui relèvent de l’inconscient. La relation entre aliénation sociale et psychopathologique est complexe, et Robcis montre en quoi la psychothérapie institutionnelle – notamment celle de Jean Oury – s’est positionnée contre l’antipsychiatrie [3] qui tendait à considérer les pathologies mentales en tant que pathologies sociales dont la résolution se situait sur un plan fondamentalement politique.
Robcis restitue ainsi l’importance des premiers travaux de Michel Foucault (notamment L’Histoire de la folie) pour le mouvement antipsychiatrique, mais rappelle également à quel point la compréhension foucaldienne du pouvoir est complexe (Chapitre 4). Chez Foucault, le pouvoir rend possible des manières d’être sujet et de se rapporter à soi (discipline de soi, intériorisation de la violence etc.) qui ne sauraient être appréhendés depuis un schéma causal (le pouvoir produisant mécaniquement des effets sur des individus passifs). En un sens non éloigné de la pensée de Guattari ou d’Oury, le pouvoir est chez Foucault un espace d’investissement subjectif, et les formes d’occupations mentales qui résultent des pouvoirs disciplinaires ou autoritaires ne résultent pas simplement de forces coercitives : elles sont aussi le fait des configurations de désirs, d’affects ou d’investissements corporels que les sujets eux-mêmes participent à élaborer.
En ce sens, l’ouvrage de Camille Robcis offre un éclairage précieux pour penser la période contemporaine et comment les troubles psychiques se configurent à l’intérieur de processus globaux de montée des régimes autoritaires, conservateurs, nationalistes et d’extrêmes droite. Parce que le pouvoir n’est pas seulement répressif et qu’il ne saurait être envisagé uniquement sous la forme de l’État ou autres appareils répressifs, il faut comprendre en quoi le pouvoir façonne les désirs, les manières d’être au monde et aux autres qui produisent et reproduisent (dans les rapports interindividuels ou à des échelles collectives) la violence, le conservatisme ou le fascisme. Parce que les politiques autorisant ou légitimant la violence raciale, sexiste ou de classe participent de facto à façonner à un niveau psychique des configurations rigides du désir (celui-ci devenant clos et fixé sur certains objets spécifiques), la réflexion de la psychiatrie institutionnelle sur l’articulation entre aliénation sociale et psychopathologique nous offre des outils pour analyser le présent. Elle donne à penser les phénomènes contemporains de paranoïa collectives, les types de désirs alimentés par le masculinisme, la racisme, la haine des pauvres ou des groupes les plus vulnérables (dont le pouvoir de Trump est un exemple paradigmatique), ou encore les discours idéologiques des incels (« involuntary celibates ») où se nouent sur fond de peur et de sentiment de menace, la haine des femmes, la haine raciale et l’angoisse d’une précarité largement fantasmée (économique, sexuelle, culturelle).
On aurait ainsi souhaité que l’autrice développe davantage la question du corps, ainsi que celle du sexe et de la race – centrales à la psychothérapie institutionnelle – dans la mesure où ce sont des lieux investis de manière privilégié par le pouvoir (que l’on pense à l’eugénisme nazi ou à la manière dont les pouvoirs fascisants et conservateurs ciblent de manière tendancielle la sexualité, le corps des femmes ou la question de la race afin de configurer les désirs autour de normes patriarcales, raciales et dominantes). Prendre en charge cette question permettrait aussi de faire se rencontrer la psychothérapie institutionnelle travaillée par Robcis avec d’autres pratiques, notamment états-uniennes, qui se sont efforcées de comprendre les liens entre le racisme structurel d’Etat et les troubles mentaux éprouvés par les populations africaines-américaines, dans l’optique d’une histoire transationale dés-européanisée.
Par exemple, la clinique Paul Lafargue, mise en place à Harlem (New York) à partir de 1946 sous l’impulsion du psychiatre allemand-américain Fredric Wertham, témoigne d’un engagement qui entre en résonance avec celui mis en œuvre par Tosquelles, Fanon ou Oury. Dans un contexte ségrégatif où les institutions psychiatriques de soin étaient fermées aux personnes noires, la clinique Lafargue avait pour but de soulager les souffrances psychiques et d’explorer, grâce à la psychanalyse, les impasses rencontrées par les patients. Comme le dit Ralph Ellison dans le texte qu’il consacre au moment de la fondation de la clinique, « Harlem is Nowhere », l’objectif de la clinique était de « donner à chaque patient désemparé un éclairage sur la relation entre ses problèmes et son environnement et, à partir de cet éclairage, reconstruire sa volonté de survivre dans un monde hostile [4] ». Poursuivre les voies de réflexion engagées par Camille Robcis pourrait donc passer par une mise en réseau élargie de ces pratiques, afin de rendre compte de la circulation mondiale des idées et pratiques, et de l’importance de l’amitié intellectuelle dans l’effort révolutionnaire pour inventer d’autres expériences, d’autres manières de créer du commun.
par , le 7 avril
Mickaëlle Provost, « La psychothérapie sur ses deux jambes », La Vie des idées , 7 avril 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Camille-Robcis-Disalienation
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[1] J. Oury, L’Aliénation, Paris, Éditions Galilée, 2012.
[2] J. Oury, « Conférence de Poitiers », 1970, cité in J. Mornet, « Hommage à Jean Oury (1924-2014). « S’il faut entrer dans la clandestinité... », Le Coq-héron, n° 219, 2014, p. 161-163.
[3] Cf. par exemple F. Basaglia, L’Institution en négation, trad. R. Bonalumi, Montreuil, Les éditions Arkhê, 2012.
[4] R. Ellison, « Harlem is Nowhere », (1953), in The Collected Essays of Ralph Ellison, J. F. Callahan (dir.), New York, Modern library, 1995, p. 247.