Quelle actualité peut avoir la pensée de Mill, tout juste 150 ans après sa mort ? C’est à établir sa fécondité pour le XXIe siècle que s’attache Camille Dejardin dans son ouvrage John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire. Prenant acte de l’échec de la pensée libérale contemporaine à répondre aux crises traversées par les sociétés occidentales, elle soutient que la dimension utopique du libéralisme millien lui permet de ne pas connaître le même destin que ses avatars contemporains. Ceux-ci se présentent sous deux formes principales : celle du « néolibéralisme », qui refuse d’abandonner le modèle économique de la croissance au profit d’une gestion raisonnée des ressources naturelles ; celle des « politiques de la différence » (p. 80), dont la reconnaissance d’identités plurielles et le soutien au multiculturalisme « peut confiner au communautarisme » (p. 148). Face à ce « libéralisme désormais dévoyé ou mal compris » (p. 27), le retour aux thèses de Mill doit permettre de concevoir un « libéralisme utopique » qui pourrait bien constituer l’avenir du libéralisme contemporain. Souhaitant que cette lecture permette de « revivifier le débat politique » (p. 34), l’autrice situe son propos au croisement de l’histoire des idées et de l’essai politique.
Un libéralisme utopique ?
L’idée d’un « libéralisme utopique » ne saurait manquer de surprendre. Elle permet d’abord de maintenir l’appartenance de Mill au libéralisme, tout en faisant droit aux sources diverses de sa pensée. Car s’il se forme auprès des radicaux utilitaristes, dont son parrain Bentham est le chef de file, il s’affirme finalement socialiste dans son Autobiographie, après avoir été un temps séduit par le conservatisme du romantisme allemand et de la poésie de Coleridge. La première partie de l’ouvrage s’attache à distinguer la part qu’occupe chacune de ces sources. On y voit ainsi combien le libéralisme de Mill, loin d’être axiologiquement neutre, soutient une conception de la vie bonne largement encouragée par ses thèses utilitaristes, ce qui permet à l’autrice d’affirmer que Mill est « moins déterminé par l’utilitarisme qu’il n’influence le cours de son interprétation et contribue à le populariser » (p. 53). L’évaluation de la place du « conservatisme » dans sa pensée permet en outre de montrer que Mill en retient surtout les concepts d’ordre et de stabilité. L’examen de l’influence du socialisme sur Mill est surtout l’occasion de revenir sur certains aspects généralement peu étudiés de sa pensée économique. Sont ainsi soulignées sa politique audacieuse en matière d’imposition et de taxation des héritages, et l’originalité des formes d’organisation du travail qu’il conçoit, sur le modèle des coopératives de travail. Selon l’autrice, néanmoins, ces propositions ne s’enracinent pas tant dans le partage d’une vision socialiste de la société, définie par la primauté accordée à l’égalité ayant pour conséquence principale l’abolition des ordres hiérarchiques, qu’elles signalent la convergence de la pensée de Mill avec certaines thématiques socialistes, notamment le constat d’injustices intolérables.
Aussi est-il conclu que ces sources variées de sa pensée se trouvent en vérité subordonnées à un problème authentiquement libéral, celui de l’articulation de la diversité individuelle et de la poursuite du bien commun. Cette primauté se traduit d’abord par la pensée d’une liberté substantielle, dont rend compte le concept millien d’« individualité », que C. Dejardin analyse comme « la liberté d’être authentiquement soi dans l’ordre intellectuel, intime et moral, et d’agir à sa guise, en étant capable d’en rendre raison mais sans nécessairement contraindre le sens de ses impulsions » (p. 168). Elle se traduit ensuite par le choix du gouvernement représentatif, qui a la faveur des libéraux, mais auquel Mill s’efforce d’adjoindre un principe démocratique. Elle s’incarne enfin dans un certain type d’éducation, devant couvrir tous les domaines du savoir humain et être proposée à tous les individus, afin que chacun puisse développer son individualité.
À la fin de cette première partie, l’idée d’un libéralisme utopique peut être explicitée :
utopique, la pensée millienne l’est par son aspiration à exposer les caractéristiques d’une société harmonieuse dans la perspective de l’accession de l’humanité à un état congruent à sa nature, à ses besoins profonds, et donc susceptible d’une pérennité indéfinie. Libéral, il le demeure par la primauté qu’il ne cesse d’accorder aux individus et par son refus de toute structure figée, autoritaire, imperméable à l’innovation ou à l’originalité. (p. 190-191)
Si l’utopie renvoie ici à l’idéal humain poursuivi par Mill, on regrette toutefois que la redéfinition du concept fasse disparaître la dimension subversive dont il était chargé au XIXe siècle – et dont Mill fait état dans son Autobiographie. Car les socialistes utopiques ne se contentaient pas de promouvoir un certain idéal humain comme ce vers quoi il fallait tendre. Usant de leur modèle comme d’un puissant levier critique de l’ordre social, politique et moral, ils visaient par l’invention de modes de vie alternatifs à produire un bouleversement profond des normes régissant les sociétés réelles.
L’étude de cette « utopie libérale » distingue d’abord sa dimension économique et démographique, qui révèle la « sensibilité proto-écologique » de Mill. S’y donne particulièrement à voir l’originalité d’un économiste à la conscience aiguë de la nécessaire limitation de la croissance, dont doit rendre compte le concept d’ « état stationnaire » (Principes d’économie politique, II, 6). En effet, alors que les penseurs de l’économie politique classique conçoivent la croissance comme une composante essentielle du progrès, signe de vitalité de la société considérée, Mill, qui a lu Malthus de près, voit au contraire dans le désir d’accroissement continu de la richesse et de la population la marque d’un aveuglement sur le caractère limité des ressources naturelles. Aussi conçoit-il un état social qui, quoiqu’il progresse sur les plans sociaux, moraux et politiques, voit l’accroissement des richesses et de la population se stabiliser. C’est pour nommer cette stabilisation qu’il réinvestit le concept d’état stationnaire, que l’économie politique classique utilisait pour désigner le moment redouté où la croissance diminue. Pour Mill au contraire, l’accroissement des biens matériels n’a de sens que s’il est mis au service de l’amélioration des conditions de vie de tous, et des plus pauvres en particulier. Aussi est-il vain de le poursuivre indéfiniment.
Les autres dimensions de l’utopie libérale millienne identifiées par C. Dejardin relèvent des enjeux sociaux, moraux et politiques de sa pensée. Il y est ainsi question de son engagement sans faille en faveur de l’émancipation politique, sociale et morale des femmes. Mill, en effet, ne défend pas seulement l’égalité juridique entre les sexes, mais analyse aussi la manière dont les relations inégalitaires qui structurent la famille bourgeoise, à commencer par le contrat de mariage qui fait de la femme l’esclave de son époux, empêchent de fait toute forme d’émancipation réelle. Y sont aussi discutés ses écrits posthumes sur la religion, qui donnent à voir un sécularisme original, ainsi que sa défense de l’éducation au beau à travers la fréquentation des œuvres comme de celle de la nature, qui doit servir de support à l’élévation intellectuelle et morale des individus.
La reconstitution de cette utopie libérale permet finalement à l’autrice de discuter Mill à l’aune de ce qu’elle désigne comme un ensemble de crises contemporaines. Il s’agit ainsi, une fois l’ensemble de ces crises ramené à leur origine commune (le néolibéralisme), d’envisager les résolutions que leur offre la pensée de Mill. Cela passe essentiellement par le recours au concept d’état stationnaire, ainsi que par la reconfiguration de la notion de progrès, qui doit soutenir une théorie substantielle du progrès située au-delà des clivages politiques traditionnels, et qui constituerait la base d’une politique qui s’accorde aux enjeux contemporains.
Une philosophie sous tension
Le parcours proposé permet donc à C. Dejardin de défendre la thèse d’une actualité de la pensée de Mill, et se montre cohérent dans l’engagement en faveur d’une prise de conscience écologique, son texte étant de part en part travaillé par l’urgence de reconnaître le caractère inéluctable d’une crise écologique aux conséquences sociales et politiques. S’efforçant de rendre à la pensée de Mill son envergure comme sa complexité, le livre participe sans conteste à corriger la rencontre un peu ratée du public français avec le philosophe. Réfléchir à la cohérence de cette œuvre ne devrait toutefois pas conduire à en atténuer les tensions et aspérités, dont est impératif de rendre compte, à défaut d’en rendre raison. Aussi peut-on regretter que la difficulté ou l’ambivalence de certaines thèses ne soit pas mentionnée. Il en est ainsi des considérations sur l’existence « d’un caractère national » (p. 62), ou d’une hiérarchie entre les peuples selon qu’ils sont plus ou moins « aptes à la liberté » (p. 286), qui justifie selon Mill que l’indépendance leur soit refusée. Il est d’autant plus surprenant que rien ne soit dit de ces thèses que de nombreux travaux récents analysent ces ambivalences, en langue anglaise comme en langue française [1].
De la même manière, alors qu’est amplement rappelée l’importance du dialogue qui se tisse entre Mill et Comte, rien n’est dit de ce qui motiva Mill à rompre leurs relations, à savoir son refus de fonder biologiquement l’infériorité des femmes [2]. Peut-être cette omission est-elle liée au fait que rien n’est dit non plus de la question de l’articulation du sexe biologique au genre social dans la pensée de Mill. Cette question, difficile, appelle pourtant un traitement d’autant plus rigoureux que, s’il refuse la détermination biologique du caractère en fonction du sexe, Mill réintroduit pourtant à plusieurs reprises dans L’asservissement des femmes des thèses essentialistes s’adossant à l’idée d’une nature féminine. Plus largement, dans la discussion du féminisme millien, les apports de la théorie féministe, qui s’est très tôt emparée des thèses de Mill, sont tout simplement ignorés, comme lorsque l’origine de la réflexion sur le travail domestique est rapportée aux écrits de Bertrand de Jouvenel, et qu’est affirmé que cette question a, « depuis la fin des années 1990 », « achevé de quitter les milieux majoritairement catholiques ou conservateurs […] pour gagner certains courants “progressistes” » (p. 254-255), effaçant plusieurs décennies de réflexion en sciences humaines et sociales . On s’étonnera enfin que le dialogue nourri avec l’œuvre Bertrand de Jouvenel ne fasse l’objet d’aucune précaution, ni qu’aucune mise à distance explicite ou implicite des engagements politiques de ce penseur ne soit formulée.
Il apparaît ainsi que l’actualité qu’il s’agit de faire valoir ne renvoie pas tant à une actualité scientifique de la pensée de Mill, ce qui aurait pu conduire l’autrice à discuter certaines lectures récentes de sa pensée, mais bien d’abord à une actualité politique, visant à intervenir au sein du débat contemporain. Cela explique sans doute que C. Dejardin fasse parfois valoir des opinions politiques sans les fonder scientifiquement, comme lorsqu’elle réfute la notion de « féminicide » parce que « les criminels [ne sont] pas des “chasseurs de femmes” s’ingéniant à les éradiquer ! », et que selon « les associations LGBT elles-mêmes », il faille déplorer au sein des couples de même sexe « un taux de violence au moins égal, et jusqu’à deux fois supérieurs » (p. 242) à celui constaté au sein des couples hétérosexuels, sans que l’on sache de quelles associations il s’agit, ni que soient précisés le type de violences en question ou le contexte de leur recensement. L’approche, qui se fait ici polémique, n’est de ce fait pas propice à la discussion rigoureuse du concept de féminicide.
Faire de Mill un aristocrate
La reconstitution du libéralisme de Mill proposée par C. Dejardin repose finalement sur une lecture aristocratique de sa philosophie, ce qui constitue une interprétation spécifique qu’il aurait fallu expliciter comme telle. En effet, que Mill défende la compétence, en particulier au sein des institutions représentatives, n’implique pas selon nous que le principe aristocratique l’emporte dans sa pensée sur le principe démocratique. Le traitement du « vote plural » par l’autrice illustre le parti pris de sa lecture. Dans les Considérations sur le gouvernement représentatif, Mill recommande l’adoption de ce mécanisme, qui donne plus d’une voix aux individus les plus éclairés de la société lors de l’élection des représentants. Si le vote plural vise à l’évidence à instituer une certaine élite, pourquoi ne pas faire mention de l’ambivalence du texte, Mill reculant devant l’éventualité de sa mise en œuvre réelle tant il lui semble difficile de le concilier avec le principe démocratique ? Faisant fi de ces réserves, C. Dejardin regrette seulement que Mill n’ait pas davantage précisé les conditions d’un vote plural qui auraient consacré un « permis de voter » (p. 290) permettant « d’épurer » le corps électoral à la manière dont il parvient à épurer le corps représentant « de ses élus les plus malhonnêtes ou malintentionnés » (p. 305). Mill, toutefois, n’a jamais pensé à « épurer » le corps électoral, qu’il s’évertue au contraire à élargir au maximum. Et s’il conçoit bien des restrictions à l’exercice du droit de vote – savoir lire, écrire, et ne pas dépendre de l’assistance publique –, celles-ci sont temporaires, et ne visent pas d’abord à limiter l’accès au corps électoral, mais à assurer sa compétence, de sorte que ses membres ne puissent être corrompus.
C’est finalement à penser la place que l’on devrait ménager à certaines formes méritocratiques d’élitisme dans les sociétés démocratiques que s’attache la lecture de sa philosophie qui nous est proposée. Exaltation de la transcendance « conçue comme ce qui doit arracher l’être humain à la prose d’une existence trop conformiste ou trop rationaliste » (p. 18), du jugement de goût éduqué et de la capacité à s’abstraire des plaisirs vulgaires, il s’agit, par tous les moyens, de parvenir à se distinguer, afin de constituer une élite savante et compétence dont les membres seraient reconnus pour leur excellence, et qui auraient pour mission de faire « ruisseler » sur les autres membres de la société leur excellence, a fortiori en politique (p. 82 et 89-90). Une telle lecture de Mill n’est pas erronée, mais elle reste partielle et partiale, car elle constitue en étalon ce qui demeure chez Mill inscrit au sein d’une tension non résolue entre son attachement profond à la démocratie et son indéniable volonté de permettre à l’individu de développer au mieux ses facultés intellectuelles et morales.
Camille Dejardin, John Stuart Mill, libéral utopique. Actualité d’une pensée visionnaire, Paris, Gallimard, 2022. 400 p., 24 €.