Alors que s’est ouverte au musée du quai Branly-Jacques Chirac une exposition consacrée aux Mexicas, plus connus sous le nom d’Aztèques, l’historienne et linguiste Camilla Townsend retrace l’épopée de cette civilisation flamboyante, en prenant en considération les chroniques en langue nahuatl.
Les Aztèques ne se sont jamais désignés comme tels. Cette appellation s’est imposée à partir du XVIIIe siècle dans les travaux des savants européens pour faire référence à la civilisation qui dominait le centre du Mexique, depuis leur capitale Tenochtitlan, avant l’arrivée des Espagnols, au tournant de l’année 1519-1520. Si la professeure de l’Université de Rutgers Camilla Townsend, spécialiste de la Mésoamérique précolombienne et traductrice du nahuatl, a choisi de se référer aux Aztèques dans le titre et l’introduction de cet ouvrage, c’est par commodité intellectuelle et afin de ne pas trop déconcerter ses lecteurs. Toutefois, dans l’idéal, et comme elle le fait dans la suite de sa réflexion, il nous faudrait désormais plutôt évoquer le peuple Mexica (prononcé « Mé-chi-ca »), ainsi que l’ont assumé avec une certaine audace les commissaires de l’exposition qui leur est actuellement consacrée au musée du quai Branly-Jacques Chirac [1].
L’ouvrage remplit quatre objectifs concordants : 1) reconsidérer les sources historiographiques en privilégiant les écrits en langue vernaculaire, à partir de quoi 2) expliciter, par-delà les mythes, l’accession des Mexicas à l’hégémonie régionale à la fin du XVe siècle, 3) appréhender la période de la conquête espagnole du point de vue des vaincus, et 4) prendre au sérieux les chroniques en langue nahuatl des XVIe et XVIIe siècles comme une tentative de préserver la mémoire d’une culture en voie de disparition.
Privilégier les annales nahuatl : une nouvelle histoire des Mexicas
L’étude de la civilisation Mexica a longtemps reposé sur deux sources essentielles : les fouilles archéologiques d’une part, et les comptes rendus, échanges épistolaires et autres mémoires des colons impliqués dans la conquête d’autre part. Jalousement conservés par plusieurs institutions européennes – au premier rang desquels figurent les fameuses Archives générales des Indes (fondées à Séville en 1785), ces écrits de première main représentent des témoignages inestimables, mais biaisés. Par ailleurs, s’il existe un certain nombre de codex aztèques qui constituent autant de très précieuses mines d’informations pour les chercheurs, la plupart de ces sources originales datent du XVIe siècle et ont été écrites par des autochtones instruits au latin ou au castillan, sous l’aval des lettrés ibériques. Ainsi, « ces textes racontaient en grande partie […] ce que les Espagnols voulaient croire sur le peuple qu’ils avaient conquis » (p. 266). Or, l’historienne atteste qu’au-delà des gloses, il existe tout un fonds de manuscrits originaux, rédigés en nahuatl souvent plusieurs décennies après la conquête et qui a été peu exploré [2]. À l’instar de Chimalpahin Cuauhtlehuanitzin et Fernando de Alva Ixtlilxochitl, ce sont les arrière-petits-enfants des témoins de l’arrivée des Espagnols, soit la quatrième ou cinquième génération après la conquête, qui ont le plus œuvré à la préservation de ce que l’on appellerait aujourd’hui « la mémoire historique » du peuple mexica. Les linguistes n’ont commencé à s’intéresser à ces annales qu’au cours de la seconde moitié du XXe siècle et ont mis plusieurs dizaines d’années à les interpréter.
Dans ce travail de synthèse qui poursuit un premier livre d’érudition sur le même sujet [3], C. Townsend s’est donc efforcée de retracer l’histoire des Mexicas à partir de leurs écrits. Chaque chapitre s’ouvre sur un petit récit original qui raconte un épisode plus ou moins imaginaire relaté par les Anciens ou des faits historiques vécus par les chroniqueurs ou leurs proches aïeuls. Or, leur histoire est d’abord en grande partie mythologique. D’où le titre de l’ouvrage, le « cinquième soleil », qui évoque la cosmovision mexica, selon laquelle le monde serait né du combat séculaire des Dieux, après quatre premiers cycles solaires ayant connu l’implosion et la successive renaissance de l’univers.
Démêler l’écheveau du monde nahua : polygynie et alliances inter-ethniques
À une époque immémoriale, des peuplades du nord du Mexique ou du sud-ouest des États-Unis actuels auraient fui les terres ingrates entourant leur cité (sans doute chimérique) d’Aztlan pour étamer une migration méridionale [4]. Au cours de leur odyssée, ils auraient croisé le fer (ou, en l’espèce, l’obsidienne…) avec des peuples belliqueux, tels que les Chichimèques – dont ils se réclameront – et les Toltèques. Faits prisonniers et humiliés par les Culhuas, à l’image de la princesse Chimalxochitl (« Fleur de Bouclier »), ils auraient trouvé refuge aux abords du lac Texcoco. Et c’est là qu’un beau jour, au milieu d’une île encerclée de roseaux, ils surprirent un aigle perché sur un figuier de barbarie en train de dévorer un serpent. Mythe fondateur du Mexique moderne [5], cette manifestation prophétique aboutit à la sédentarisation définitive des Mexicas et à l’établissement de leur future capitale.
Les premières pierres de Tenochtitlan sont ainsi posées au début du XIVe siècle. Les Mexicas ne sont alors qu’un peuple parmi tous ceux que comptent ces hautes terres du Mexique central, fédérées autour des langues nahuas ou « uto-aztèques ». Longtemps, la cité se trouve d’ailleurs sous la domination de la capitale tépanèque Azcapotzalco, au point d’apparaître comme un « État-lieutenant » (p. 65). Les communautés nahuas (altepetls) étaient liées par des alliances interethniques complexes et très instables, du fait de la polygynie régnante : polygames, les chefs (tlatoanis) avaient des progénitures très nombreuses. Aussi les luttes de clans et les conflits fratricides étaient-ils particulièrement récurrents. Néanmoins, aucune cité ne disposait d’armées permanentes. En fonction de la saison, les hommes se faisaient tour à tour cultivateurs ou soldats. En outre, le cours de la vie socio-économique était déterminé par le bon vouloir de divinités capricieuses qu’il fallait honorer par des sacrifices. De manière rituelle, étaient ainsi organisées des guerres dites « fleuries », « sorte de Jeux olympiques » écrit l’autrice (p. 81), ayant pour objectif de capturer des combattants ennemis, dont le sang épanché depuis le sommet du Grand Temple (Templo Mayor) abreuvait un panthéon syncrétique, où figuraient en bonne place Huitzilopochtli, le dieu de la guerre et du soleil, Chicomecoatl, la déesse de la fertilité et du maïs, ou encore Tlaloc, le dieu de l’eau et de la pluie, également honoré par les Mayas.
Sur le plan politique, un triumvirat constitué autour de trois cités lacustres contrôle les vallées centrales pendant plusieurs décennies. Sous l’égide du grand chef (huey tlatoani) Moctezuma Ier, Tenochtitlan tire bientôt son épingle du jeu et finit par imposer son hégémonie sur l’ensemble du Mexique central au cours du dernier tiers du XVe siècle. Rien ne laissait alors présager qu’à peine deux générations plus tard, cet empire florissant allait vaciller et s’effondrer en moins de cinq ans.
Repenser la conquête espagnole : une capitulation militaire plus qu’une méprise spirituelle
Le conquistador Hernán Cortés est le seul Européen à avoir fait le récit de la conquête du Mexique au fur et à mesure de son déroulé, via une série de lettres envoyées au roi d’Espagne, entre 1519 et 1525. Aucun autre témoignage direct ne nous est parvenu. La plupart des sources existantes ont été rédigées par des protagonistes moins célèbres, tels que Bernal Díaz del Castillo, à l’automne de leur vie. C’est par l’entremise des Franciscains qu’a plus tard été bâti le mythe selon lequel les Indiens auraient vu en Cortés et ses acolytes des dieux vivants, avant de leur céder le pouvoir, prétendument de bonne grâce. « Cette histoire, nous dit la spécialiste, a été répétée tant de fois, dans tant de sources réputées, que le monde entier a fini par y croire. » (p.133). Or, rien n’est plus faux. Cortés ne rapporte pas cette fable : jamais dans sa correspondance, il ne laisse entendre qu’on l’aurait assimilé à une divinité quelconque.
En réalité, Moctezuma II ne s’est pas mépris sur les Espagnols ni sur leur intention. Lorsqu’il accueille en grande pompe le Conquistador et ses troupes qui, le matin du 8 novembre 1519, remontent la chaussée méridionale jusqu’au cœur de Tenochtitlan et qu’il lui offre, en guise de bienvenue, « un collier de coquilles d’escargots rouges, accrochées à des crevettes d’or magnifiquement ouvragées » (p. 151), l’étranger a une réputation qui le précède. Lors de son expédition vers les hautes terres, des escarmouches l’ont déjà opposé à des guerriers tlaxcaltèques, que ses escopettes ont fauchés par dizaines. Cuirassés de pied en cap, armés d’épées de Tolède forgées dans le meilleur acier et de bâtons qui crachent le feu, montés en outre sur des quadrupèdes véloces et gigantesques – rappelons que les chevaux ni aucun autre animal de trait ne sont endémiques aux Amériques, les Conquistadores étaient, aux yeux des Indiens, imbattables sur le plan militaire.
Alors que leur monarque est mis au fer, les Mexicas ne se sont pas pour autant laissé faire. De part et d’autre de l’Atlantique, les manuels d’histoire se font encore l’écho de cette Noche Triste du 30 juin au 1er juillet 1520, au cours de laquelle les troupes de Cortés ont été massacrées lors de leur retraite précipitée [6]. Revenus avec des renforts neuf mois plus tard, les colons et leurs alliés indigènes font plier l’impérieuse métropole insulaire, déjà durement frappée par la variole, au prix d’un bain de sang, dont les annales de Tlatelolco ont sans doute amplifié l’horreur : « [partout] gisaient des os brisés et des cheveux éparpillés. (…) Des vers rampaient sur les routes et les murs des maisons étaient glissants de cervelle » (p. 172 et 311).
En quelques années, les Espagnols avaient rasé et reconstruit la ville à leur image. Sur les vestiges de la grande place centrale, s’érigeaient désormais une cathédrale et un palais gouvernemental de style Renaissance. Tenochtitlan fut (re)baptisé Mexico [7].
Considérer la mémoire des vaincus : un travail historiographique nouveau
« Les Aztèques ont été conquis, mais ils se sont aussi sauvés » (p. 25), telle est la thèse que défend C. Townsend. Pour la chercheure, il s’est agi de démontrer que les Mexicas sont parvenus, par la transmission orale et l’écriture, à sauvegarder leur vision de l’histoire, malgré la défaite et les avanies. « Ils voulaient faire comprendre à la postérité, précise-t-elle, ce à quoi ils avaient dû faire face et les raisons pour lesquelles ils s’étaient finalement soumis. […] Après avoir perdu le pouvoir, ils craignaient à présent de perdre les connaissances qu’ils avaient accumulées sur leur monde » (p. 230). En somme, ils étaient d’autant plus hantés par « la peur de l’oubli » (loc. cit.), que des épidémies de variole, rougeole, typhus et autre coqueluche les ont décimés.
Dans le même temps, les vagues successives de migration depuis la Vielle Europe, associées aux prémices du commerce triangulaire, ont transformé en profondeur la structure socio-démographique du « Nouveau Monde ». Si la qualité des recensements – qui permettaient de tenir les précieux registres fiscaux – demeure sujette à caution, les chiffres disponibles n’en restent pas moins éloquents. Dans les années 1570, Mexico comptait à peu près autant d’Espagnols que d’Africains et descendants d’esclaves, soit autour de 8000 hommes étrangers. Au tournant du XVIe siècle, ils étaient environ 12 000 Africains et mulâtres, et plus de 30 000 Espagnols. Quant à la population indigène de l’ancienne Tenochtitlan, elle aurait été divisée par trois sur la même période, passant de 60 000 à 20 000 Indiens.
Si les chroniques se font l’écho du désarroi des autochtones (et en particulier de la très forte pression fiscale qui les frappe), elles rapportent aussi les mets nouveaux qu’ils apprécient, tels que les œufs de poule ou le lait de vache, les innovations qui leur facilitent la vie, à l’instar des serrures ou des ô combien utiles bougies de cire, ou encore des musiques et instruments inconnus qui égaillent leurs oreilles.
Les plus précieuses sources en nahuatl ont été compilées au cours de la première moitié du XVIIe siècle par Chimalpahin et Fernando de Alva. Grands érudits, tous deux issus de l’ancienne noblesse mexica, ils ont fait en sorte de rassembler les vieux folios éparpillés et rédigés un siècle plus tôt par de jeunes scribes, mais également de retranscrire les témoignages de leurs aînés. Redécouvertes plusieurs décennies après, leurs annales ont malheureusement été très mal exploitées par les savants européens qui, incapables de les déchiffrer dans toute leur subtilité, en ont sélectionné que certains fragments en vue d’appuyer leurs théories, parfois extravagantes. Ainsi a-t-on diffusé l’idée aussi fausse que tenace d’un Cortès réincarnation de Quetzalcóatl.
Bref, en reprenant à bon escient les sources vernaculaires, Camilla Townsend leur réattribue la place qu’elles méritent dans l’historiographie de la conquête du « Nouveau Monde ». Quant au succès de cette entreprise de colonisation outre-Atlantique, l’autrice n’oublie jamais de préciser qu’elle a été facilitée par le déferlement de maladies européennes, dont les annales ont enregistré les épidémies successives, et qui se sont abattues sur des populations non-immunisées. Au demeurant, on pourra se demander si la supériorité militaire des Espagnols n’a pas été perçue comme telle, à l’aune d’une hégémonie régionale « aztèque » finalement assez courte. À la différence d’autres « empires médiévaux » qui ont assis leur domination sur plusieurs siècles [8], la prédominance mexica sur le monde nahua a été longue à s’établir et ne s’est in fine exprimée à son apogée que durant une quarantaine d’années (1480-1520). De surcroît, elle s’est révélée relative ; étant entendu que les Espagnols ont su s’allier avec des peuples ennemis ou rebelles pour s’imposer. Là encore, les annales nahuatl n’ont rien caché de ces rivalités qui ont joué en faveur des « vainqueurs » de l’histoire. En mettant des mots sur leurs infortunes tout en reconnaissant les erreurs de leurs prédécesseurs, les chroniqueurs ont sans doute cherché à conjurer la fatalité du destin. À cet égard, ils n’ont pas fait œuvre d’historiens, mais d’engagement politique, avec pour objectif de transmettre aux générations futuresla mémoire d’une culture que les Conquistadores n’auront jamais réussi à annihiler. Ce livre est le récit d’une revanche. La revanche des Mexicas.
Camilla Townsend, Le cinquième soleil : une autre histoire des Aztèques, traduit de l’anglais par Sylvie Taussig, Paris, Albin Michel, 2023, 408 p., 26, 90 €.
Damien Larrouqué, « Les Mexicas par eux-mêmes »,
La Vie des idées
, 7 juin 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Camilla-Townsend-Le-cinquieme-soleil
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] L’exposition « Mexica : des dons et des dieux au Templo Mayor » est organisée par le musée du quai Branly – Jacques Chirac, en partenariat avec l’Instituto Nacional de Antropología e Historia (INAH) de Mexico, jusqu’au 8 septembre 2024. Je remercie le service de communication du musée du quai Branly-Jacques Chirac de m’avoir permis d’illustrer cette recension avec des photos prises lors d’une visite à la mi-mai.
[2] Elle en fait une présentation exhaustive dans une annexe intitulée : « Biographie annotée des annales nahuatl » (p. 371-391).
[3] Camilla Townsend, Annals of Native America : How the Nahuas of Colonial Mexico Kept their History Alive, New York, Oxford University Press, 2016.
[4] Pour plus d’information sur Aztlan – qui a valu aux Mexicas (ou Mexitin) leur nom d’Atzèques, lire Christian Duverger, L’origine des Aztèques, Paris, Seuil, 2003, chap.III, « Aztlan, origine perdue », p.83-104.
[5] Elizabeth Baquedano, « Mexico. The Land of Eagle, the Cactus and the Snake », in P. Furtado (ed.), Histories of Nations. How their Identities were Forged, Londres, Thames & Hudson, 2017, p. 142-148.
[6] On estime qu’environ 600 Européens – soit deux tiers d’entre eux – et quelque 2000 Indiens sont morts cette nuit-là. Pour plus de renseignements, lire : Paul Hosotte, La Noche Triste (1520). La dernière victoire du Peuple du Soleil, Paris, Economica, 1993.
[7] Si on évoque souvent la double dénomination de « Mexico-Tenochtitlan », on ne sait pas exactement d’où vient l’étymologie de Mexico, « comme l’appelaient les Espagnols » (p.177) se contente de préciser C. Townsend, sans guère plus d’explications. Le nom ferait référence à l’évocation ancestrale de la lagune appelée « Metztliapan » et aurait donc existé bien avant l’arrivée des Aztèques, et a fortiori des Conquistadores. Toujours est-il que ce sont ces derniers qui en imposent l’appellation définitive, en faisant de l’ancienne métropole mexica la capitale de la Nouvelle-Espagne. Pour plus de renseignements, lire : Jacques Soustelle, Les Aztèques à la veille de la conquête espagnole, Paris, Hachette littérature, coll. Pluriel, 2002, p.25-30.
[8] J’emprunte l’expression à Sylvain Gouguenheim (dir.), Les empires médiévaux, Paris, Armand Colin, 2019, et signale qu’un chapitre de cet ouvrage collectif porte sur une présentation croisée des empires mexica et inca : Carmen Bernand, « Les empires solaires des Amériques », p. 229-251.