La sociologie, professait P. Bourdieu, enferme en elle-même le pouvoir de se réfléchir et en particulier de réfléchir sur sa propre scientificité. Quatre textes rares ou inédits illustrent cette doctrine, dont les attendus restent discutables.
La sociologie, professait P. Bourdieu, enferme en elle-même le pouvoir de se réfléchir et en particulier de réfléchir sur sa propre scientificité. Quatre textes rares ou inédits illustrent cette doctrine, dont les attendus restent discutables.
Voilà déjà vingt ans que Pierre Bourdieu est décédé et, pour l’occasion, sont publiés des ouvrages [1] destinés à rappeler l’actualité de ses réflexions sur la sociologie, la discipline de laquelle il est devenu en quelque sorte la figure de proue. À l’initiative de Jérôme Bourdieu et Johan Heilbron paraît Retour sur la réflexivité, réunissant en un court ouvrage quatre textes peu ou pas connus de cet auteur sur la réflexivité. Le recueil s’ouvre sur un texte inédit de 1967, « Épistémologie et sociologie de la sociologie », issu d’une intervention orale lors d’un débat tenu à la Sorbonne avec pour titre « Les sciences humaines pour quoi ? (Formalisation et modèles) ». Il est suivi d’un article publié à l’origine en allemand et, de ce fait, difficilement accessible aux lecteurs francophones pour connaître la distinction établie par Bourdieu entre « Réflexivité narcissique et réflexivité scientifique ». Les lecteurs trouvent plus loin un autre manuscrit jamais publié : « Projet d’histoire sociale des sciences sociales », correspondant en fait à la présentation orale, largement improvisée, de Bourdieu en guise d’introduction à la seconde année de son séminaire intitulé Histoire sociale des sciences sociales. Il est assorti au texte final, « La cause de la science. Comment l’histoire sociale des sciences sociales peut servir le progrès de ces sciences ? », d’abord livré oralement, puis mis en forme et rédigé en vue de sa publication comme introduction aux deux numéros des Actes de la recherche en sciences sociales consacrés à L’histoire sociale des sciences sociales.
Le recueil, particulièrement bien présenté par ses éditeurs, a pour fil conducteur l’exigence de la réflexivité, laquelle « s’est imposée comme un principe incontournable en sciences humaines et sociales et est l’un des apports majeurs de Pierre Bourdieu » (p. 9) à la sociologie. Pour être bref, il est essentiellement question dans Retour sur la réflexivité de la vigilance épistémologique à laquelle doivent s’astreindre les sociologues, par-delà « les instruments logiques que défendent certains philosophes de la science ou de la “méthodologie” » (p. 13) mis en avant afin de faire preuve d’objectivité. Aux yeux de Bourdieu, il convient de reconnaître que, par rapport aux sciences de la nature, « la sociologie enferme en elle-même le pouvoir de se réfléchir et en particulier de réfléchir sur sa propre scientificité » (p. 34). La théorie sociologique permet aux savants, et au premier chef aux sociologues,
La réflexivité s’impose par conséquent, en science comme en sociologie et, pour Bourdieu, « passe par un processus d’objectivation » (p. 67) mû en l’occurrence par la théorie sociologique, on le devine, celle qu’il s’est employé à mettre au point (voir Gingras, 2004).
Si on se borne à l’exposer succinctement, la théorie de notre auteur cherche à déterminer la position sociale d’un individu, par exemple, à la lumière du capital qu’il possède, c’est-à-dire les ressources et les pouvoirs dont il est doté, et la mobilisation qui en est faite selon l’habitus, les dispositions à l’œuvre chez lui sous la forme de « schémas mentaux et corporels de perception, d’appréciation et d’action » (Bourdieu, 1992, p. 24), nés des contraintes sous-jacentes aux relations dans lesquelles il s’est inséré au fil de sa trajectoire biographique. Sur ce registre, celui de la théorie, la conjugaison du capital et de l’habitus détermine la position occupée dans le champ, conçu sous diverses enseignes (économique, politique, culturelle, scientifique, universitaire, etc.) comme un « espace de relations objectives ». La théorie, conçue comme une espèce de géométrie sociale (voir Crozier, 2002 et Gauthier, 2012), s’élabore donc objectivement sous la formule capital ∫ habitus → position/champ, capable de déterminer la position occupée en la situant par rapport aux autres positions identifiables par des points, entre lesquels s’établit le jeu des relations objectives que Bourdieu associe au champ. Au chapitre de l’analyse, celle ici du champ scientifique, la distribution des points permet d’établir que certains individus, théoriciens ou chercheurs en l’occurrence, sont en position dominante, tandis que d’autres occupent une position dominée, les premiers détenant de ce fait un pouvoir de domination sur les seconds, pouvoir en vertu duquel les dominants peuvent imposer une conception biaisée de l’objectivité faute d’être dans la position sociale requise pour montrer patte blanche.
La réflexivité axée sur l’objectivation du savant, alias le « sujet objectivant », se fonde dans cette voie sur l’exercice de « vigilance épistémologique » que Bourdieu conçoit comme une « auto-analyse » qui, « appliquée à lui-même, sujet connaissant, et plus précisément à l’univers social dans lequel ce sujet est inséré » (p. 67), met ainsi au jour les déterminations sociales génératrices, par exemple des scholastic biases (p. 55), conscients ou inconscients, susceptibles de compromettre l’objectivité de l’entreprise destinée à expliquer en termes scientifiques dans laquelle la sociologie veut bien se reconnaître.
Or, pour aller vite, l’auto-analyse conduite à l’échelle individuelle risque de se muer rapidement en un exercice passablement complaisant. Le « sujet objectivant » peut, délibérément ou non, orchestrer la réflexivité en montrant, théorie à la clé, c’est-à-dire à la lumière de l’analyse des espèces de capital dont il est doté et en fonction de ses dispositions sous forme des habitus mis en œuvre, qu’il est en parfaite position pour donner aux connaissances sociologiques qu’il produit le lustre de l’objectivité. L’analyse que Bourdieu a rapidement opérée sur lui-même peu avant son décès, publiée dans Science de la science et réflexivité (2001) et dans Esquisse pour une auto-analyse (2004), illustre cette éventualité dans une certaine mesure.
Sensible néanmoins à cette difficulté, pour ne pas dire ce problème, particulièrement pour les sociologues, Bourdieu note pertinemment à ce sujet qu’il « faut instaurer les conditions d’une socio-analyse collective, chaque chercheur ne pouvant faire que de manière illusoire la sociologie de sa propre sociologie… pour aller au-delà d’une “auto-socio-analyse” qui risquerait de n’être qu’une autre manière de se mettre en état d’impeccabilité sociale » (p. 41) pour faire preuve d’objectivité dans la conduite de l’étude sociologique. En mots imagés, la socio-analyse au sens où il l’entend s’opère sous la tutelle de l’intellectuel collectif, réunissant des chercheurs résolument enclins à ce que leurs vis-à-vis leur signalent entre autres les préjugés, les biais et les catégorisations susceptibles de gauchir l’« objectivation du monde social » faute de se conformer à la position requise idéalement d’un point de vue sociologique. Or, ici, l’objectivation fait-elle problème seulement parce que ladite position sociale n’est pas conforme, ou peut-elle aussi tenir au manque de rigueur dans l’usage des « instruments de la logique » ?
Le retour vers soi qu’implique la réflexivité se conçoit chez Bourdieu, on le constate, en termes purement sociologiques. Ses considérations en la matière tranchent par rapport à l’ethnométhodologie ou au « point de vue égologique » défendu à son époque par Alvin Gouldner (1970), selon lequel il « suffit d’expliciter l’“expérience vécue” du sujet connaissant » (p. 46), en l’occurrence celle des sociologues au moment de produire les explications sociologiques. Il faut par-delà « objectiver les conditions sociales de possibilité de cette expérience vécue et, plus précisément, l’acte d’objectivation » (p. 46).
Si cette position — théorique et politique — voulant que les déterminations sociales jouent d’influence dans l’élaboration de la science, de toutes les sciences, y compris évidemment de la théorie sociologique, revêt sans nul doute sa pertinence, en revanche on comprend mal l’opposition de Bourdieu à l’épistémologie sous les traits assez caricaturaux de l’“épistémocentrisme”, maintes fois répété dans l’ouvrage de 125 pages. La tendance, point aveugle de l’activité scientifique, tient en fait à une espèce d’« ethnocentrisme de savant » qui consiste « à ignorer tout ce qui fait la différence spécifique entre la théorie et la pratique, et à projeter dans la description et l’analyse des pratiques la représentation que l’analyste peut en avoir parce qu’il est extérieur à l’objet, et qu’il l’observe de loin et de haut » (p. 54). Cet « épistémocentrisme » a trait selon Bourdieu, on l’a vu, au seul accent mis sur la méthodologie et sur les instruments logiques que défendent certains philosophes de la science.
Or, sur le sujet, les nuances sont de mise. L’épistémologie, représentée notamment par Gilles-Gaston Granger, considère la science comme une connaissance « par concept [et méthode] destinée à produire une représentation distincte de l’objet qu’on cherche à connaître » (Granger, 1986, p. 120). En d’autres termes, la science correspond à une activité, pour ne pas dire à un travail, certes relative à des déterminations sociales, mais nullement réductible à elles du fait que la représentation produite dans cette intention mobilise des moyens — théoriques et méthodologiques — dont l’explicitation permet justement d’en démontrer l’objectivité sur pièce, et cela sans égard à la position sociale des chercheurs. Ce travail étant en effet dûment énoncé et rendu public, il devient dès lors possible, sous ces conditions, d’en ratifier la rigueur et du même coup de donner à l’explication formulée ainsi sa valeur objective. La représentation que l’analyste sociologue peut avoir de la pratique est certes « extérieure à l’objet », non pas parce qu’on « l’observe de loin et de haut », mais parce qu’on l’envisage pour un autre motif et selon une autre visée : la produire distinctement de la pratique effective afin de l’expliquer au moyen de concepts et de méthodes dont la mise en œuvre requiert d’être explicitée, afin de s’assurer de sa justesse et de ses « possibilités » pour rendre compte de ce que l’on cherche à connaître et à expliquer. Si l’on veut bien souscrire à cette caractérisation de la science, difficile ici de réduire la réflexion sur le travail qu’elle sous-tend à du « blabla épistémologique » (p. 86) pour définir la réflexivité.
En cela, Bourdieu paraît paradoxalement victime de sa conception de la réflexivité utile aux savants pour prendre conscience « des conditions sociales dont ils sont le produit » en s’armant « de la connaissance des déterminations sociales qui peuvent peser sur eux ». En l’adoptant et en s’y limitant, on peut certes penser — dans les termes de sa théorie — que la sociologie est certes en bonne position pour mettre au jour les « conditions sociales de l’acte d’objectivation par rapport à la philosophie (voir p. 86 et suiv.), à la philosophie des sciences, mais il est certainement abusif de considérer l’épistémologie comme du blabla susceptible de compromettre ou, pire, réduire à zéro la réflexivité nécessaire pour donner à la science (incluant la sociologie) son objectivité et la rigueur à laquelle on s’attend des explications formulées en son nom. La sociologie a beau être en bonne position pour élaborer la réflexivité sous l’angle des déterminations sociales qui pèsent sur les savants au moment de mettre au point leurs analyses, il n’en demeure pas moins que réfléchir sur le travail en fonction duquel prennent corps leurs théories à la lumière de l’épistémologie reste indispensable par-delà les considérations sociologiques de Bourdieu sur la réflexivité, car occuper la bonne position sociale ne suffit pas aux savants pour expliquer objectivement. Ils peuvent certainement être en « état d’impeccabilité sociale » sans du même coup se conformer à la rigueur théorique et méthodologique qui donne également son fait à la vigilance épistémologique issue de la réflexivité.
par , le 1er juin 2022
– Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Raisons d’agir, 2021.
– Pierre Bourdieu, Esquisse pour une auto-analyse, Paris, Raisons d’agir, 2004.
– Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001.
– Pierre Bourdieu (avec Loïc Wacquant), Réponses, Paris, Seuil, 1992.
– Jacques Crozier, « Géométrie dans l’espace social », Revue internationale de philosophie, vol. 56, no 220, 2002, p. 195-225.
– Claude Gautier, La force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques de Pierre Bourdieu, Paris, Éditions du Cerf, 2012.
– Yves Gingras, « Réflexivité et sociologie de la connaissance scientifique », in - Louis Pinto, Gisèle Sapiro et Patrick Champagne (dir.), Pierre Bourdieu, sociologue, Paris, Fayard, 2004, p. 337-347.
– Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology, New York, Basic Books, 1970.
– Gilles-Gaston Granger, « Pour une épistémologie du travail scientifique », in - Jean Hamburger (dir.), La philosophie des sciences aujourd’hui, Paris, Gauthier-Villars, 1986, p. 111-129.
Jacques Hamel, « Bourdieu face à lui-même », La Vie des idées , 1er juin 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bourdieu-face-a-lui-meme
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[1] Notamment Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Raisons d’agir, 2021.