Cet ouvrage se distingue d’abord par son ambition, une volonté affichée de rompre avec les idées fausses et les lieux communs portant sur le théâtre au Moyen Âge, et sur les spectacles que l’on désigne comme « mystères ». En dépit d’une historiographie riche et ancienne (Gustave Cohen, Jean-Claude Aubailly, Maurice Accarie, Graham Runnalls) autant que vivace (plus près de nous : Véronique Dominguez, Jelle Koopmans), la recherche sur le théâtre médiéval demeure en effet mal connue, prisonnière sans doute de certaines frontières disciplinaires et, aussi, de clichés lointainement issus de la représentation hugolienne du mystère ouvrant Notre-Dame-de-Paris, et faisant se confondre le spectacle médiéval avec toute une nébuleuse de mythes romantiques, d’alchimistes, et de cours des miracles. Pour se débarrasser des filtres déformants et éclaircir le « mystère du mystère », l’autrice entend construire un nouveau récit « anthropologisé, réincarné » (p. 22).
Invoquer le divin, protéger les vivants
Romans-sur-Isère, début du XVIe siècle. Alors qu’en 1504, la région est accablée par la sécheresse qui détruit les cultures, une procession organisée dans l’urgence est suivie d’une pluie considérée comme miraculeuse. Promesse est faite par les habitants de la cité, par les chanoines de la collégiale Saint-Barnard et par les consuls élus auxquels est délégué le gouvernement de la commune, de représenter la vie des saints patrons de la ville, les « trois doms » (Séverin, Exupère et Félicien). Touchée par la peste entre 1505 et 1508, Romans doit différer son projet de spectacle, mais les épreuves vécues en font grandir le souhait. Le Mystère des trois doms est ainsi préparé pendant près d’un an, de juillet 1508 à mai 1509. Impliquant toutes les institutions de la ville et toutes ses composantes sociales, il est joué à la Pentecôte 1509, dans la cour du couvent des Cordeliers.
L’autrice entend ainsi dévoiler, dès l’abord, un aspect essentiel de cet événement précis, mais que l’on retrouve aussi pour d’autres grands spectacles représentés à la même période dans d’autres villes, dans la région (Valence) ou ailleurs (Metz). Une dimension dite « votive, apotropaïque, conjuratoire » (p. 57) : par ces trois qualificatifs synonymes est soulignée la raison d’être et la fonction même du spectacle : apaiser la colère de Dieu, et être désormais épargné de la maladie.
En s’intéressant au Mystère des trois doms, l’autrice ouvre, aussi, une fenêtre vers d’autres cas. S’il est bien attesté à Romans, le terme de « mystère », d’ailleurs, est peu usité en pratique dans les titres des pièces jouées, qui souvent s’intitulent « histoire », « jeu » ou « vie par personnages » (p. 128). Il rejoint donc d’autres événements équivalents, même s’ils ne sont pas désignés identiquement.
Œuvre collective, œuvre sacrée
Au-delà de la singularité d’un événement donc, le mystère de Romans permet à Marie Bouhaïk-Gironès d’introduire le lecteur à tout un monde de spectacles. Elle le fait avec la pleine conscience des difficultés persistantes qui participent à maintenir le théâtre du Moyen Âge dans une relative méconnaissance. Aussi réserve-t-elle une large place à la discussion d’enjeux méthodologiques et historiographiques substantiels, et en particulier à deux ruptures franches opérées par la recherche actuelle, dans laquelle s’inscrit pleinement l’autrice.
Le premier concerne la valeur des archives et du texte et la nécessité de tourner le dos à ce qui est désigné comme approche « textocentrée » (p. 27). Par habitude, par contamination du passé par le contemporain, les recherches sur le théâtre médiéval ont ainsi privilégié la trame narrative, le « texte », au détriment du spectacle même, c’est-à-dire du jeu des acteurs, des préparatifs, de la production d’un événement qui dépasse largement ce que l’histoire du théâtre occidental nous amène aujourd’hui à considérer comme « pièce de théâtre », c’est-à-dire l’œuvre écrite d’un dramaturge. Contre cette vision d’autant plus étroite qu’elle se limite à une infime partie des textes produits et joués, la plupart n’ayant pas été conservés, l’approche défendue est plus résolument holistique, en abolissant la frontière traditionnelle entre philologie et archivistique, et en intégrant à l’étude avec un parti pris égalitaire toutes les catégories d’archives auparavant minorées et pourtant disponibles : contrats, délibérations communales, comptabilités, documents techniques, témoignant de l’investissement de toute une collectivité pendant l’élaboration du spectacle.
La seconde remise en question concerne la thèse d’une « tradition antithéâtrale » de la pensée chrétienne antique, largement issue de la pensée du XIXe siècle, et cependant propagée encore par différents auteurs à la fin du XXe siècle. Outre le caractère artificiel, voire absurde, de l’antagonisme établi entre le théâtre et le sacré (dimension fondamentale du théâtre antique, notamment), la haine religieuse du théâtre apparaît propre à la modernité, en particulier au XVIIe siècle français, alors que les mystères médiévaux montrent au contraire l’intrication fine du théâtre et de la religion, aussi bien par les motivations qui les suscitent, que par le récit qu’ils portent, et les institutions qui en gouvernent la préparation, le financement et la performance.
Contre le textocentrisme
Il faut bien saisir que la remise en question de la centralité du texte écrit ne vise pas seulement à faire remplir par d’autres sources les lacunes que pourrait laisser la disparition du texte des pièces elles-mêmes. Ce n’est en effet pas le cas pour le Mystère des trois doms, dont le texte est conservé : retrouvé dans le grenier d’une maison ancienne en 1881, il a été édité en 1887 [1]. Il s’agit aussi de comprendre que le texte du mystère n’est pas écrit pour être lu (p. 26). Certes, un texte a bien été écrit avant le spectacle, par un « fatiste », nom donné aux auteurs de mystères – ici le chanoine Siboud Pra, du chapitre de la collégiale Saint-Barnard, désigné par l’assemblée consulaire. On peut d’ailleurs retracer l’histoire de ce récit, notamment ses sources. Le jeu des acteurs fut également dirigé par un meneur de jeu, fonction lointainement apparentée à celle du metteur en scène moderne (sans que l’on sache avec certitude par qui).
Toutefois, la trace écrite qui nous est parvenue n’est que celle d’un texte qui a ensuite été divisé, réparti en rôlets, cahiers distribués à chacun des acteurs et ne contenant que leurs propres répliques. Le texte « premier » n’a donc rien d’un texte « original », puisque l’œuvre est amenée ensuite à évoluer au fil de la préparation, et au fil des répétitions le texte subit différents remaniements, corrections, ajouts, réécritures, dont le manuscrit porte d’ailleurs la trace (p. 84-87). La procédure d’écriture se poursuit, par ailleurs, par l’intégration du texte à un dispositif spectaculaire comprenant bien d’autres aspects.
Le livre souligne ainsi l’importance des charpentiers, des peintres, et de tous ceux qui travaillent à mettre sur pied un espace scénique et un dispositif véritablement spectaculaire, avec ses tours, ses galeries, ses trappes et ses machineries ouvrant le plateau, alternativement, vers l’enfer et vers le paradis. Aussi le rejet du textocentrisme permet-il également de prendre conscience du « primat de la scénographie sur le texte », seule explication d’ailleurs de l’importance accordée aux artistes imaginant celle-ci, comme François Thévenot à Romans ou, ailleurs et de façon contemporaine, le peintre Jean Fouquet.
De même, la construction du théâtre et des décors par les charpentiers et autres artisans englobe près des trois quarts du coût global de la préparation du mystère. Au-delà d’une critique fine du primat philologique, l’approche anthropologique du théâtre médiéval permet ainsi de déplacer le moment zéro du mystère de l’acte d’écriture solitaire vers la performance, et de retrouver l’essence collective de l’œuvre, en déplaçant la fonction-auteur vers la communauté romanaise.
L’acteur médiéval ?
Marie Bouhaïk-Gironès s’efforce par ailleurs de mieux préciser ce qu’est le théâtre au Moyen Âge, non seulement pour son rôle social, mais dans ses aspects formels et techniques. Proposant par exemple, par souci de synchronicité et pour mieux éviter les comparaisons avec le théâtre moderne, un parallèle avec la tradition japonaise du nô (p. 129), elle pose ainsi la question de ce que pouvait être l’actio, l’art de l’acteur, au Moyen Âge.
En dépit des lacunes des sources, et du caractère hypothétique de certains rapprochements ici effectués avec la connaissance médiévale des règles cicéroniennes de la rhétorique, les didascalies attestent de l’existence d’une dimension expressive du jeu théâtral, demandant aux acteurs de déclamer le texte de façon chantée, ou la voix emplie de larmes, ou encore de s’exprimer avec étonnement ou chagrin (p. 132-133). Par tous moyens, il est aussi question pour les acteurs de s’approprier leurs rôles, ce qui signifie s’engager formellement à participer au spectacle, mais aussi prendre en charge eux-mêmes la confection des costumes (p. 144).
Les formes poétiques utilisées par le Mystère des trois doms permettent aussi d’en restituer la musicalité, poussant l’autrice à le rapprocher des formes ultérieures de la comédie-ballet, de l’opéra baroque ou de la comédie musicale pour bien affirmer que le mystère est une forme de théâtre musical, ce qui est attesté aussi bien par la présence de musiciens que par la structure versificatoire et le type de déclamation requis (p. 140).
Enfin, ces réflexions sur l’art de l’acteur au Moyen Âge permettent aussi de rappeler que de nombreux rôles étaient assurés par des clercs, maîtrisant l’art oratoire et habitués à s’adresser à un large public (p. 143) ; ou encore que, contre un certain nombre de préjugés, les rôles féminins étaient bien joués par des femmes, à l’exception de la déesse Proserpine apparaissant dans des scènes de fureur infernale (p. 148-149). Dans le même ordre d’idée, l’autrice partage les questionnements auxquels ont pu être confrontés les acteurs du mystère quant au fait de jouer le rôle de Dieu ou du Christ (toujours interprétés par des prêtres), et plus encore pour jouer le diable, l’acteur pouvant alors se prémunir face aux accusations d’anathème par acte notarié préalable (p. 151).
Synthèse originale et désormais indispensable sur l’art théâtral et son importance collective à la fin du Moyen Âge, l’ouvrage offre (en dépit de l’absence d’index) d’indispensables compléments en annexes, dont un riche glossaire, et des sources inédites largement mentionnées au fil du propos : la comptabilité du Mystère des trois doms établie au nom de la commune par le marchand Jean Chonet, le devis (prix-fait) des charpentiers, et le compte-rendu du mystère annexé à son texte, confié au juge Louis Perrier.
Marie Bouhaïk-Gironès, Le Mystère de Romans. 1509, une cité en spectacle, Paris, Éditions EHESS, coll. « En temps & lieux », 2023, 240 p., 18 €.