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Blanchot en Mai

À propos de : Jean-François Hamel, Nous sommes tous la pègre. Les années 68 de Blanchot, Minuit


par Jérémie Majorel , le 22 juin 2018


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Hors du temps, Blanchot ? La mise en perspective de ses archives prouve au contraire combien cet auteur, souvent renvoyé à son passé d’extrême droite, a été actif en Mai 68.

Après Revenances de l’histoire (2006) et Camarade Mallarmé (2014), Jean-François Hamel persiste heureusement, toujours chez Minuit dans la collection « Paradoxe », « à immerger les œuvres dans le continuum de pratiques, de discours et de représentations qui forment le cadre matériel de leur apparition » (p. 10). Avec Walter Benjamin pour guide, il s’intéresse à des auteurs réputés obscurs et désengagés. Son nouvel opus n’a rien d’un pavé ‒ manquent pour cela volume et poids ‒, mais il en a l’efficacité, l’utilité et la maniabilité. Et quel titre ! Une déclaration du Comité d’action étudiants-écrivains, publiée dans Le Monde le 28 mai 1968, en réponse au ministre de l’Intérieur qui dénonçait une « pègre chaque jour plus nombreuse » dans les rues... En un peu plus d’une centaine de pages, J.-F. Hamel parvient à restituer l’essentiel du fonds de l’Université Harvard [1] relatif à la participation de Maurice Blanchot à l’un des quelques 450 comités suscités par Mai 68.

Mises au point

L’enchaînement des chapitres est moins chronologique ‒ même si on n’échappe pas à une forme de récit ‒, que thématique. Ce sont 10 brèves entrées dans la vie du Comité qui alternent instantanés saisissants et panoramiques éclairants. À la lecture, il semble pourtant que rien ne manque. Le rendu des archives ‒ tracts, affiches, bulletins, communiqués, lettres, brouillons, notes de lecture ‒ tend vers une neutralité qui n’exclut pas la fermeté d’un point de vue :

À rebours d’une idée reçue, l’espace littéraire ne fut jamais une tour d’ivoire pour Blanchot. Il ne fut pas non plus, comme le voudraient ses détracteurs, un refuge à distance de l’actualité pour un écrivain souhaitant faire oublier ses engagements en tant que publiciste et éditorialiste dans différents journaux d’extrême droite au cours des années trente. (p. 61)

Au lecteur de faire le rapprochement polémique avec les palinodies récentes de Jean-Luc Nancy dans La Communauté désavouée (2014) et de Michel Surya dans L’Autre Blanchot (2015) : après avoir été les thuriféraires de l’œuvre du vivant de l’auteur et de ses amis, ils participent désormais aux « amalgames tendancieux » pointés par J.-F. Hamel entre « un antiparlementarisme de droite, nationaliste et xénophobe, et un antiparlementarisme de gauche, internationaliste et démocratique » (id.) [2].

Relisant un texte d’avril 1958, « La puissance et la gloire », repris en conclusion du Livre à venir un an après, et suivant le dialogue entre Blanchot et Dionys Mascolo tenu tout au long de ces années, J.-F. Hamel résume :

La contestation radicale du monde par l’écrivain n’aura plus pour condition l’autonomie de la littérature, c’est-à-dire son indépendance à l’égard de toute conflictualité sociale, mais l’abolition complète de son autonomie et son immersion dans le flux impersonnel des discours et des paroles qui circulent dans l’espace public. (p. 65-66)

L’activité de Blanchot en Mai, lui qui est connu pour sa petite santé et son retrait, est débordante. Il se confronte aux charges policières dès la première nuit des barricades, manifeste, marche le 13 mai et les autres jours, assiste aux meetings, y compris celui du stade Charléty, préside des séances, se rend à la Sorbonne comme aux usines Renault. Ses prises de parole suscitent une attention à la mesure de sa discrétion. Son corps, sa voix et sa pensée côtoient, tutoient d’autres corps, voix et pensées, tout en persistant à vouvoyer les plus proches amis dont il respecte les positions circonspectes, voire sévères, à l’égard du mouvement ‒ à l’instar de Derrida et de Levinas. Christophe Bident avait plus qu’ouvert la voie dans sa biographie de Blanchot [3] ; l’intérêt principal du livre de J.-F. Hamel est de se concentrer sur son implication pleine et entière dans l’aventure du Comité d’action étudiants-écrivains.

L’ordinaire d’un Comité extraordinaire

Le Comité est préfiguré par la déclaration d’une trentaine d’intellectuels et d’écrivains contre la violence policière exercée à l’encontre des étudiants, publiée le 10 mai 1968 dans Le Monde : « Il est capital que le mouvement des étudiants oppose et maintienne une puissance de refus, déclarent MM. Jean-Paul Sartre, Henri Lefebvre et un groupe d’écrivains et de philosophes ». C’est en fait Blanchot qui la rédige en grande partie, en accord avec ses amis de la rue Saint-Benoît réunis régulièrement depuis la fin des années 1940 chez Marguerite Duras. Ils sont réfractaires au Parti communiste, ont contribué à la revue antigaulliste Le 14 juillet en 1958, signé le « Manifeste des 121 » en 1960, sympathisé avec la révolution cubaine et soutiennent le peuple vietnamien. Créé à l’Institut de philosophie de la Sorbonne occupée, avant de se réfugier à Censier, le Comité lance ses premiers tracts le 18 mai 1968, improvise sa première réunion le 20, connaît son premier schisme le lendemain ‒ avec l’Union des écrivains de Michel Butor, Jacques Roubaud et Jean-Pierre Faye, et le Groupe d’études théoriques des intellectuels évoluant autour de la revue Tel Quel. Ses derniers tracts sont imprimés en décembre.
S’ajoute également un bulletin, sobrement intitulé Comité, imaginé en juillet 1968, initié fin octobre, abandonné en mars de l’année suivante. Le numéro inaugural est rédigé, on le sait désormais, par Blanchot et Mascolo. Jacques Bellefroid, Jean Schuster et Christiane Rochefort y contribuent dans une moindre mesure. Le deuxième est resté en préparation. S’expérimente, se risque un « communisme d’écriture » ‒ envisagé dès le projet avorté d’une Revue internationale en 1960-1965 ‒, assumant non sans difficulté un anonymat et une fragmentation radicale. C’est ce qui distingue ce bulletin tout en l’apparentant à la presse contestataire harcelée par une justice policière.

Entre la fondation du Comité et avril 1969 ‒ parution de « L’absence de livre » dans la revue L’Éphémère d’Yves Bonnefoy, André du Bouchet, Paul Celan et Louis-René des Forêts ‒, Blanchot ne publie rien sous son nom. En octobre, il quitte La NRF, où il tenait une chronique littéraire très suivie depuis 15 ans, à l’origine notamment de L’Espace littéraire (1955) et du Livre à venir (1959). Cet acte reste en cohérence avec la politique de l’écriture expérimentée en Mai, pensée bien en amont, où la littérature tend à se dissoudre dans une parole collective, à sortir du livre ‒ fût-ce par le livre ‒, à investir les murs, à esquiver toute récupération culturelle, à abdiquer l’autorité de l’auteur, à relativiser les soucis corporatistes, à minorer les débats purement esthétiques, à se concentrer en somme sur l’exigence révolutionnaire.

Un communisme paradoxal

Choisir un comité d’action au détriment d’un parti, même d’avant-garde, c’est raviver les expériences étouffées lors de la Commune de Paris, mais encore à Saint-Pétersbourg ainsi qu’à Berlin et Budapest où, pour reprendre J.-F. Hamel,

le communisme n’est plus [...] l’espérance d’un accomplissement de l’histoire, mais une forme de vie collective déclinée au présent à travers l’anonymat des luttes [...], témoignant de la possibilité concrète d’une autre manière de vivre. (p. 115)

L’essai s’ouvre sur une perspective fulgurante qui mesure toute la distance parcourue depuis Hegel à Iéna apercevant de sa fenêtre Napoléon ‒ « l’âme du monde » à ses yeux ‒ en octobre 1806, jusqu’à Blanchot qui descend dans la rue et se mêle à la foule en vue d’opérer une « révolution de la révolution » (lettre à Marguerite Duras, 13 octobre 1968) : anarchiste, acéphale, impersonnelle, avide de démocratie directe et réelle, de liberté inconditionnelle et absolue, de temps irrécupérable, d’inscriptions et de paroles incontrôlables, de soulèvement, de dissidence, de refus, de « négativité sans emploi » (Georges Bataille), d’impersonnalité, renvoyant dos à dos dirigeants et révolutionnaires, s’exposant à être récupérée, critiquée et incomprise par les deux bords, indifférente à l’État, aux lieux de pouvoir, aux partis, à la constitution, aux autorités, aux sujets historiques ‒ prolétariat comme homme providentiel ‒, aux institutions, au droit, aux élections, aux appareils, aux organisations, aux formations, aux syndicats, au travail, aux revendications, refroidie par l’évolution de Castro, détestant de Gaulle, le libéralisme, le capitalisme, le patriotisme, y compris dans sa version stalinienne.

Rappelant la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ‒ dont la rédaction doit beaucoup à Blanchot, à commencer par son titre ‒, et un texte sur Sade datant de 1965, repris dans L’Entretien infini (1969) ‒ « L’insurrection, la folie d’écrire » ‒, J.-F. Hamel compare le rapport de Blanchot au pouvoir à la « violence anarchique » théorisée par Walter Benjamin au lieu de la dialectique entre « violence fondatrice » et « violence conservatrice », pouvoir constituant et pouvoir constitué, qui informait jusqu’alors maints cycles historiques. On découvre un Blanchot lisant, annotant, citant, infléchissant les marxistes hétérodoxes qui gravitent autour de la revue Arguments et de la collection éponyme chez Minuit. S’il se révèle proche notamment du « romantisme révolutionnaire » prôné par Henri Lefebvre, il importe avant tout pour lui de réhabiliter le potentiel subversif inhérent à « la vie », à « la parole quotidienne », à « l’homme de la rue », perçus comme véritable « réserve d’anarchie » qui échappe aux assignations, aux contrôles, aux déterminations et aux assujettissements, par son anonymat et sa multitude mêmes déjouant tous les partages : public/privé, visibilité/discrétion, activisme/oisiveté.

Après la disparition du Comité, Blanchot continue, de pair avec Dionys Mascolo, à penser ce communisme paradoxal, éloigné de toute politique partisane, ajusté à « l’homme de besoin » (Robert Antelme), solidaire avec le soulèvement des Noirs aux États-Unis, fidèle à une négation illimitée que d’aucuns confondent avec le nihilisme, soucieux d’éviter toute réappropriation ‒ commémoration incluse ‒ du temps interrompu des foules insoumises.

Recensé : Jean-François Hamel, Nous sommes tous la pègre. Les années 68 de Blanchot, Paris, Minuit, 2018, 144 p., 14, 50 €.

par Jérémie Majorel, le 22 juin 2018

Aller plus loin

Pour citer cet article :

Jérémie Majorel, « Blanchot en Mai », La Vie des idées , 22 juin 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Blanchot-en-Mai

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Notes

[1L’intégralité des archives de Blanchot se trouvant au Mesnil Saint-Denis, où il résida durant les quarante dernières années de sa vie, est déposée depuis octobre 2015 à la bibliothèque universitaire de Harvard ‒ qui avait déjà acheté en 2010 le tapuscrit, corrigé de la main de l’auteur, de L’Entretien infini. La partie soixante-huitarde du fonds a fait l’objet d’une coédition : Maurice Blanchot, Mai 68, révolution par l’idée, édition de Jean-François Hamel et Éric Hoppenot, Gallimard, coll. « Folio Le Forum », 2018.

[2Rappelons que 4 textes du Blanchot journaliste d’extrême droite – parmi lesquels « Le terrorisme, méthode de salut public » (1936), sans doute le plus violent – avaient été publiés dès 1976 à l’occasion de numéros spéciaux de la revue Gramma, accompagnés d’une étude substantielle de Mike Holland et Patrick Rousseau : « Topographie-parcours d’une (contre-) révolution ».

[3Voir Christophe Bident, Maurice Blanchot, partenaire invisible. Essai biographique [1998], Champ Vallon, coll. « Les Classiques », 2008 (chap. « ‟De l’autre côté de la peur.” Mai 68 »).

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