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Recension Philosophie

Bien vivre son mal
La philosophie au secours de la médecine


par Sophie Laveran , le 20 octobre 2011


En s’inspirant de la philosophie de Spinoza pour concevoir une éthique médicale, Éric Delassus entreprend de redonner un sens positif à la maladie, en offrant au malade lui-même les moyens de s’approprier de manière active son état et son traitement. Compte rendu suivi du point de vue d’un praticien, Bernard Meurin, psychomotricien au CHRU de Lille.

Recensé : Éric Delassus, De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, préface de Jacqueline Lagrée. Presses Universitaires de Rennes, collection « Philosophica », 340 p., 18 €.

L’ouvrage d’Éric Delassus, De l’Éthique de Spinoza à l’éthique médicale, est le fruit d’un parcours intellectuel tout à fait singulier : professeur de philosophie au lycée Jacques-Cœur de Bourges, l’auteur s’est peu à peu spécialisé dans les questions d’éthique médicale, en participant au groupe d’aide éthique à la décision médicale de l’hôpital de Bourges et aux travaux du laboratoire de recherche en éthique médicale de l’Université François Rabelais de Tours. Cette expérience l’a conduit à orienter ses recherches vers une mise en forme des outils que la philosophie peut apporter aux professionnels de la médecine, pour les aider à appréhender ce qu’il appelle la « dimension humaine » de leurs métiers, qui ne sauraient se réduire à leur dimension technique et scientifique.

De cette rencontre entre le champ spéculatif et la pratique médicale, naît une réflexion innovante, qui redessine les rapports interdisciplinaires et en tire toutes les richesses. En mettant l’accent sur l’impact existentiel de la maladie, appréhendée ici en tant qu’expérience de la conscience, Éric Delassus situe d’emblée la médecine au cœur d’un problème philosophique majeur – celui de la finitude humaine – au delà de la réalité physique objective étudiée par la science. En retour, en mettant les textes de Spinoza au service des « non-philosophes » (malades et soignants), il s’engage hors des sentiers battus de la philosophie académique, et choisit d’étudier l’Éthique non en historien classique (même si la présentation des thèses de Spinoza y est aussi rigoureuse et informée que dans nombre d’ouvrages universitaires), mais en penseur de notre temps, avec ses problématiques spécifiques qui n’étaient certainement pas celles du XVIIe siècle. L’originalité de cette démarche conduit bel et bien à repenser les rapports entre la philosophie et son autre, proposant une mise à l’épreuve de la pensée autant qu’une conceptualisation des pratiques.

Le projet d’Éric Delassus n’est pourtant pas uniquement de faire dialoguer les disciplines : il entend avant tout défendre une certaine conception de l’éthique médicale, dont l’horizon est l’autonomie maximale des patients, proposant ainsi une alternative sans concession au paternalisme. Cette thèse ferme et constante constitue le nerf de l’ouvrage et repose sur des prises de position philosophiques clairement explicitées : 1) la médecine n’a pas besoin d’une morale, d’un système de normes transcendantes et immuables, mais bien d’une éthique, d’une théorie permettant d’adapter les solutions à la singularité des situations ; 2) les questions d’éthique médicale ne sont pas fondamentalement différentes des questions d’éthique « générale », d’où le recours possible à un philosophe qui a consacré son œuvre majeure à l’éthique pour les examiner.

À partir de là, l’Éthique de Spinoza apparaît comme un outil particulièrement intéressant pour réfléchir au problème : d’abord, parce qu’elle ne présuppose pas l’existence d’une morale universelle et absolue, mais prend acte de la relativité des valeurs tout en reconnaissant la communauté des intérêts humains ; ensuite, parce qu’elle propose une théorie générale qu’Éric Delassus applique avec bonheur aux interrogations médicales. S’il existe de rares textes de Spinoza sur la maladie et la médecine, c’est ailleurs qu’il trouve ses pistes les plus puissantes et les plus surprenantes : dans la théorie de l’idée, de la nature de l’esprit, des genres de connaissance, ou encore de la logique des affects. L’hypothèse directrice de l’auteur est qu’à la faveur d’une adaptation de ses concepts et de ses méthodes, la philosophie de Spinoza peut aider le malade, au même titre que n’importe quel homme, à vivre en sage et cheminer, autant que possible, dans la joie et vers la liberté.

À la recherche d’une éthique médicale spinoziste

Pourquoi recourir à l’étude de Spinoza, alors même que l’éthique médicale se développe de manière autonome depuis les années 1990 ? Pour justifier sa démarche, Éric Delassus analyse d’abord les tensions qui subsistent dans l’axiologie de cette discipline telle qu’elle s’est constituée ; en particulier, il insiste sur l’incompatibilité apparente entre deux exigences, celle de l’autonomie des patients et celle de la bienfaisance des soignants. Comment en effet arbitrer les cas où la volonté exprimée par le malade va à l’encontre des recommandations médicales visant sa guérison ou le soulagement de sa douleur ? Face à ce type de dilemmes, Éric Delassus propose d’adopter ce qu’il appelle le « conséquentialisme » de Spinoza : à l’inverse d’une approche déontologique, qui prescrirait des impératifs intangibles fondés sur des principes, il recommande l’examen de chaque situation et la subordination des décisions médicales à un unique critère, l’augmentation de la puissance du malade. La vertu sera ainsi définie comme force plutôt que comme conformité à une norme, et la délibération sera guidée par la recherche des effets positifs de l’action.

Ce programme résolument pragmatique requiert néanmoins une explicitation des modalités de cette éthique médicale spinoziste. Éric Delassus les trouve dans la conception de la spécificité humaine proposée par le philosophe hollandais. Celui-ci caractérise l’homme, non par la conscience ou la subjectivité, mais par une certaine manière de vivre, c’est-à-dire d’interagir avec son milieu, d’une part, et par le pouvoir réflexif de son esprit, qui produit des idées (adéquates ou inadéquates) de cette expérience, d’autre part. Si l’objectif de toute éthique médicale est de préserver la « dignité humaine », l’éthique médicale spinoziste se présente ainsi comme l’effort de conserver voire de renforcer ces deux dimensions essentielles de l’existence : les relations avec les autres choses, humaines et non humaines ; et la capacité à produire des représentations qui expriment la puissance de l’esprit.

Or l’obstacle majeur à cette entreprise n’est pas, selon Eric Delassus, l’affaiblissement physique engendré par la maladie, mais bien la manière dont elle est pensée et vécue : si elle constitue avant tout un « se sentir » spécifique, au delà d’un état objectif, elle est analysable en termes d’affects corporels autant que mentaux, et implique donc la formation de certaines idées. C’est à ce point précis qu’intervient la théorie de l’Éthique comme piste d’exploration et de résolution : en adoptant la définition spinoziste de l’esprit humain comme « idée du corps », l’auteur reformule le problème d’une manière tout à fait nouvelle et avec une simplicité presque déconcertante. La question centrale de la maladie devient en effet : l’idée (ou l’âme, ou l’esprit) d’un corps malade est-elle nécessairement un esprit malade ? Selon Éric Delassus, tout l’intérêt de la thématisation de Spinoza est de laisser ouverte la possibilité d’une santé de l’esprit en partie indépendante de celle du corps. Autrement dit, à défaut d’agir sur son état physique, le malade peut tâcher de former l’idée la plus adéquate possible de son corps, et de s’approprier ce qui lui arrive. L’éthique médicale spinoziste pourrait donc se résumer en une préoccupation : comment amener le malade à mieux connaître sa condition pour qu’il soit plus actif dans son expérience ?

Face à la maladie : une approche stratégique

Pour ce faire, Éric Delassus explore les différentes étapes et formes possibles de la stratégie que peut adopter le personnel médical. Si son inspiration est principalement spinoziste, elle rencontre également les travaux de Canguilhem sur le vivant, ceux de Ricœur sur la narrativité, ou encore ceux de Rawls sur la conception de la justice. L’originalité principale de cette conception de l’accompagnement thérapeutique est qu’elle reconfigure la question du sens : est-il possible que la maladie fasse sens pour le malade sans pour autant qu’il la vive de manière passive ?

Cette formulation s’enracine dans la critique spinoziste des valeurs lorsqu’elles sont considérées comme des réalités transcendantes, indépendantes des esprits qui les forment. L’éthique médicale préconisée par Éric Delassus consiste ainsi avant tout en un travail sur les représentations inspirée de l’antifinalisme et du rationalisme de Spinoza : contre la « dictature » du sens déjà constitué et souvent imposé, celle des interprétations morales ou fatalistes de la maladie, il s’agit d’abord de la rattacher à ses causes naturelles et de la réinscrire dans un ensemble de lois physiques, afin de la comprendre comme un effet des rencontres entre les corps. Pourquoi ? Parce qu’une telle lecture permet de défaire un certain nombre d’affects mortifères : dans le vécu du malade, la douleur physique est le plus souvent relayée et redoublée par des sentiments de punition, de culpabilité, d’injustice, d’impuissance, d’exclusion ou de résignation qui ont tous pour effet de le rendre plus passif encore. En revanche, lorsque la maladie est pensée dans un réseau de liens de causalité, il devient possible d’envisager les forces disponibles pour s’opposer à la diminution de puissance qu’elle occasionne : l’efficacité scientifique de la médecine, mais également, le soutien et l’accompagnement de tous ceux qui, proches et soignants, entourent le malade. C’est ainsi qu’en vertu de la dimension intellectuelle et sociale de l’existence humaine, l’éthique médicale spinoziste permet de redonner un sens, positif cette fois, à la maladie, non plus de manière extérieure, mais bien à partir du malade lui-même.

La conviction d’Éric Delassus que la philosophie peut jouer un rôle dans l’éthique médicale prend donc tout son sens dans son utilisation de la théorie de la connaissance et de la méthode spinozistes : si les idées ne sont pas comme des « peintures muettes », mais bien dotées d’une efficience propre, l’horizon du travail d’accompagnement thérapeutique est de concevoir le malade comme capable de déployer ses aptitudes tant corporelles (par l’adaptation aux nouvelles normes de vie engendrées par la maladie) que mentales (par la production d’idées plus adéquates) au sein même de la maladie. Cela implique de prendre en compte sa réalité affective : elle constitue une manière de « sentir » et de « se sentir » dont l’étiologie est souvent complexe et multiple. Pour cette raison, l’auteur adopte une lecture dynamique et relationnelle des phénomènes du vivant qui s’efforce d’en saisir la plasticité ; il s’attache également à soulever les difficultés que posent certaines pathologies à sa thématisation et à en proposer des explications cohérentes. Ainsi, l’on trouvera dans le chapitre 8, « La maladie », un effort pour surmonter les difficultés que posent à ses conceptualisations des phénomènes tels que le cancer ou l’apoptose (considérée comme un « suicide cellulaire »), qui semblent contrevenir au principe de l’impossibilité d’une négativité interne ou d’une auto-destruction.

Les principes directeurs de l’éthique médicale ainsi caractérisée se révèlent donc plus méthodologiques que déontologiques. Ils sont remarquables au moins à deux égards : en premier lieu, parce qu’ils s’appuient sur le conatus des malades, c’est-à-dire leur effort pour persévérer dans l’être ou, si l’on préfère, leur force vitale. Ils sont donc fondés dans un élément qui n’est pas immédiatement rationnel : c’est d’abord en faisant jouer la dynamique du désir que l’on chemine vers l’appropriation par le malade de son expérience. Si la stratégie spinoziste consiste fondamentalement en un travail sur les idées, celles-ci ne sont pas pour autant détachées de leur impact existentiel : mieux elles sont formées, plus elles expriment la puissance de l’esprit, et plus elles orientent l’individu vers la joie et l’affirmation de la vie (plutôt que la peur de la mort). La deuxième grande originalité de l’éthique médicale conçue par Éric Delassus est qu’elle comprend une différenciation des approches en fonction de la situation des malades et insiste sur la nécessité de prendre en compte les dispositions intellectuelles, psychologiques, affectives de chacun, ainsi que les facteurs temporels tels que la chronicité de la pathologie ou l’espérance de vie qu’elle laisse au patient. La prudence et l’attention aux singularités deviennent les nouveaux impératifs de ceux dont la difficile mission est d’accompagner des personnes brutalement confrontées à leur finitude. Pour l’accomplir, l’auteur expose plusieurs chemins possibles, qu’il rattache à différents aspects de la philosophie de Spinoza : selon le « genre de connaissance » que le malade semble prêt à acquérir, il envisage ainsi une voie religieuse inspirée de l’interprétation critique des Écritures du Traité théologico-politique (l’événement de la maladie y est appréhendé à la lumière de l’enseignement véritable de la Bible et non dans une perspective superstitieuse), une voie narrative qui s’appuie sur la force du lien humain et la mise en commun de l’expérience, et bien sûr une voie plus radicalement philosophique, fondée sur la connaissance rationnelle de la maladie et sa ressaisie dans la Nature, qui rejoint ce que Spinoza appelle l’amour intellectuel de Dieu, forme suprême de la joie.

Si donc la démarche d’Éric Delassus se distingue par son originalité méthodologique et conceptuelle, elle conduit également à des résultats significatifs en matière d’éthique médicale qu’il convient de souligner :

 En premier lieu, elle permet de repenser la relation médecin/malade en redistribuant les rôles et en redéfinissant la finalité de la relation thérapeutique : le malade est replacé au centre du processus, et la médecine apparaît comme l’une des causes mises à sa disposition pour affronter les obstacles que sa condition implique. La compréhension de la maladie et des traitements par le patient lui-même constitue l’objectif d’un parcours qui vise la sortie de l’extériorité et de la passivité, pour se diriger vers l’appropriation de son expérience, et qui rend possible une nouvelle manière d’interagir activement avec son milieu. L’accent est ainsi mis sur l’accompagnement, la collaboration avec le malade, plutôt que sur l’idée d’une « action sur » lui : les professions médicales et paramédicales deviennent le lieu d’une pratique pédagogique qui dépasse l’alternative distance/compassion et s’attache avant tout à la considération de l’utilité de l’action, la positivité de ses effets.

 Par ailleurs, elle oriente considérablement l’éthique médicale vers une réflexion sur le soin au sens le plus large : il ne s’agit pas seulement de guérir, mais aussi de soulager la souffrance sous toutes ses formes, d’où l’intégration de considérations sur la manière dont le malade vit sa situation. Si la médecine est seule compétente pour soulager la douleur physique, grâce aux moyens scientifiques et techniques dont elle dispose, elle peut tirer profit d’une association avec la philosophie pour appréhender les problématiques psychologiques et existentielles liées à la condition de malade. En soulevant la question des représentations, Éric Delassus élargit le champ dans lequel se déploient les débats sur la maladie et la pratique médicale ; il justifie ainsi l’apport spécifique du philosophe, au carrefour de la conceptualisation théorique et de la proposition éthique.

Ceux qui s’intéressent aux questions d’éthique médicale trouveront à n’en pas douter dans cet ouvrage une réflexion stimulante, qui ouvre des pistes inédites et les illustre par des exemples tirés de l’expérience de l’auteur lui-même. Ils apprécieront notamment la fécondité des méthodes qu’il en tire ; en particulier au chapitre 12, « Applications pratiques d’une éthique médicale spinoziste », qui revient sur certaines problématiques de l’éthique médicale (par exemple l’attitude à adopter face à un refus de soin, ou la question de l’euthanasie) : il n’hésite ni à formuler les controverses dans toute leur complexité, ni à défendre en leur sein une certaine conception des frontières de la décision médicale (ainsi, il prend clairement position en faveur des soins palliatifs plutôt que de l’euthanasie). Quant aux amateurs de Spinoza, ils découvriront avec joie un nouveau témoignage de la vitalité et de l’actualité de sa pensée, ainsi qu’une étonnante mise en pratique de ses méthodes, qui ne manqueront pas de donner lieu à de nombreuses et fructueuses discussions.

Le point de vue d’un soignant, par

Bernard MEURIN, psychomotricien - CHRU de Lille

Si Sophie Laveran souligne à juste titre que le livre d’Éric Delassus est innovant et stimulant, il est important de mentionner également sa dimension pédagogique. Plus qu’une simple interprétation thérapeutique de la pensée spinoziste, ce livre est un parfait exemple de la manière dont cette philosophie nous parle à nous thérapeutes et nous aide à réfléchir notre manière de soigner.

En tant que psychomotricien, j’aimerais montrer en quelques lignes comment ce texte peut soutenir une clinique exercée dans un domaine peu évoqué par Éric Delassus, la pédopsychiatrie. En effet, son livre concerne pour l’essentiel la médecine somatique et les pathologies dont l’issue peut être fatale. Néanmoins, le spinozisme présente un intérêt non seulement pour les soins auprès des enfants en souffrance et leur famille, mais aussi pour la défense de la psychiatrie en général, bien malmenée par les politiques actuelles. À l’heure où elle devient sécuritaire, où les traitements font taire la souffrance sans pour autant la soulager et où les enfants dits « à risque » doivent être fichés de plus en plus jeunes, Spinoza peut apparaître comme une référence pertinente face au risque d’une déshumanisation progressive des soins et au retour à une conception du corps machine.

Le premier point qui me semble essentiel est celui des arrière-fonds relationnels et humains qu’évoque Éric Delassus, nécessaires à toute pratique médicale. Ainsi, être malade ne désigne pas seulement une réalité objective et scientifiquement identifiable, mais avant tout un vécu (p. 15) et la médecine ne doit pas oublier qu’elle est d’abord un échange entre deux subjectivités et pas seulement l’auscultation, par un technicien nourri de sciences, d’un objet à réparer (p. 121). S’il est important de rappeler ces présupposés face à la dérive de certaines pratiques soignantes oublieuses de l’homme au profit d’une technique de plus en plus sophistiquée, ils constituent aussi l’essence même de toute démarche de soins en psychiatrie et en pédopsychiatrie. Comme le soulignait avec une pointe d’humour Jacques Schotte, psychiatre et psychanalyste, la pratique médicale dans son ensemble, toutes spécialités confondues, est issue de la psychiatrie en tant qu’elle se doit d’être avant tout, une posture d’écoute.

Le second point concerne les pistes que nous pouvons tracer à partir du texte d’Éric Delassus pour dépasser l’opposition classique entre médecine scientifique et médecine de l’âme. La philosophie spinoziste, n’opposant pas le corps et l’esprit puisqu’ils expriment la même unité, nous permet de ne pas dissocier les soins somatiques et les soins psychiques. Comprendre que tout ce qui augmente les puissances d’agir du corps augmente les puissances de penser et inversement, incite au dialogue interdisciplinaire et non aux divisions. Par exemple, vouloir aujourd’hui confronter dans le domaine de la psychiatrie et de la pédopsychiatrie la psychanalyse et les thérapies cognitivo-comportementales ou les neurosciences, est un très mauvais débat. C’est au contraire l’acceptation de la pluralité qui fera avancer les connaissances au profit de nos patients. Il ne s’agit pas d’une conduite morale obéissant à une loi émanant d’une autorité supérieure mais d’actions conjointes en vue de ce qui est utile à l’homme c’est-à-dire, selon Éric Delassus, soutenir le désir comme affirmation de la puissance d’être. Cette affirmation passe non seulement par la puissance d’agir du corps qui peut être contrariée par des troubles du comportement mais aussi par la connaissance des causes qui nous poussent à agir. Pour Eric Delassus, cette connaissance ne doit pas venir du soignant en tant qu’autorité extérieure, mais du patient lui-même au travers des liens qu’il peut élaborer à partir de son vécu. Or, c’est bien cela qui fonde le travail en pédopsychiatrie avec les familles qui viennent consulter pour comprendre ce qui se passe pour eux et leur enfant. Face à eux, ils trouveront des thérapeutes de diverses formations qui, chacun dans son domaine mais en convergence avec les autres, les aideront à faire ou refaire des liens pour qu’une compréhension adéquate des difficultés se développe. Ils seront pour cela dans cette posture décrite par Éric Delassus, entre fermeté et générosité que Jacqueline Lagrée nomme l’Éthique de la sollicitude. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui cette posture est parfois inconfortable avec des familles qui cherchent avant tout des recettes rapides, des remèdes miracles ou une parole moralisatrice face à leur enfant qui ne cesse de faire des « bêtises ». En même temps, c’est toute la richesse de cette clinique que d’aider ces familles à passer du premier genre de connaissance, limité à la perception des affects sans la connaissance des causes au second genre de connaissance, basé sur le raisonnement et défini comme hypothético-déductif par Éric Delassus. Ne pas railler, ne pas déplorer, mais comprendre.

Le dernier point et non des moindres que je souhaite souligner concerne l’objet ou plutôt le sujet même de la pédopsychiatrie : l’enfant. En quoi Spinoza peut-il nous aider à soigner un être qui par définition est en construction, un être non raisonnable constitué pour l’essentiel par la pensée imaginaire ? Une fois encore Eric Delassus propose une piste intéressante et féconde lorsqu’il assimile la notion de corps vivant en acte à celle plus contemporaine de corps propre ou corps vécu. D’une certaine façon Spinoza serait le premier à concevoir phénoménologiquement le corps. La proposition XIII de l’Éthique II qui définit l’esprit comme l’idée d’un corps vivant en acte est très intéressante pour penser les thérapies dites à médiations corporelles comme la psychomotricité. Par cette définition, Spinoza donne au corps toute sa place dans la constitution de la subjectivité, ce que Jean Piaget reprendra trois siècles plus tard dans le champ de la psychologie. Ce qui construit le sujet, ce n’est pas sa volonté mais sa capacité à affecter et à être affecté par les corps extérieurs. Enfin, et comme le disait le Professeur Julian de Ajuriaguerra, instigateur des thérapies psychomotrices, plus l’enfant précise ses gestes et plus il rencontre l’autre. « L’Esprit humain est capable de percevoir un très grand nombre d’objets et il en est d’autant plus capable que son Corps peut être disposé selon un plus grand nombre de modalités. » (Éthique II, proposition 14).

par Sophie Laveran, le 20 octobre 2011

Pour citer cet article :

Sophie Laveran, « Bien vivre son mal. La philosophie au secours de la médecine », La Vie des idées , 20 octobre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bien-vivre-son-mal

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