La fin du paradigme intégrationniste ?
Depuis le milieu des années 2000, les mobilisations musulmanes dans les quartiers populaires font l’objet d’un intérêt croissant dans le champ académique. Et ce, sous l’effet d’un renouveau des études sur les formes de religiosité ordinaires et, plus récemment, des travaux sur les trajectoires biographiques des jihadistes européens qui recourent à la violence au nom de l’islam. Par-delà la diversité des approches, la pluralité des choix méthodologiques et des divergences théoriques, ces « nouvelles » recherches contrastent avec celles des décennies précédentes (1990-2000) animées par une volonté de coller aux réalités empiriques et de s’affranchir des analyses surplombantes du fait musulman (M.-A. Adraoui, M. Dazey, S. Jouanneau, J. O’Miel et J. Talpin, R. Sèze, F. Truong, Nancy Venel, etc.). Il est vrai que les premières études sur la sédentarisation des populations musulmanes en contexte migratoire (A. Bastenier et Felice Dasseto, Bruno Etienne, Gilles Kepel, Rémy Leveau, etc.), et celles qui les ont immédiatement suivies (J. Césari, Franck Frégosi, C. De Galembert, Brigitte Maréchal, etc.), étaient surtout dominées par une perspective intégrationniste, rendant compte du processus d’institutionnalisation du fait musulman, via les lieux de culte (mosquées et salles de prières), les grandes fédérations associatives, les personnalités religieuses et les organes dits « représentatifs », tels que le Conseil d’orientation sur l’islam de France (CORIF), la Consultation dite « Chevènement » (Istichara) ou, plus récemment, le Conseil français du culte musulman (CFCM).
La recherche coordonnée par Bernard Rougier s’inscrit dans ce projet de renouveler les études sur l’islam de France, en collant au plus près aux contextes locaux (échelon municipal), voire micro-locaux (quartiers, barre d’immeubles), en relation avec des courants politico-religieux transnationaux (frérisme, salafisme, tablighisme [1], etc.). Soulignons d’emblée deux mérites objectifs de l’ouvrage, qui s’efforce d’inscrire la réflexion dans le champ des sciences sociales : d’une part, en tentant de cerner au plus près la question de l’intégralisme religieux [2] et un certain discours hégémonique au nom de l’islam, ainsi que leurs effets sociopolitiques concrets sur des espaces et des individus, en termes de contraintes sociales et quelquefois également de justification de la violence symbolique ou physique ; d’autre part, en faisant le lien entre le global et le local, en vue de mesurer le degré de circulation et d’acclimatation possibles d’une idéologie politico-religieuse aux ramifications transnationales. À cet égard, l’ouvrage offre des illustrations empiriques édifiantes du discours intégraliste in situ. Le chapitre 14 (p. 117-149) rédigé par Julien Durand en fournit des exemples concrets à partir du cas d’Aubervilliers : il arrive ainsi à certains « Frères », fréquentant la mosquée des Ansar, de se retrouver après le prêche du vendredi, en dehors du lieu de culte, pour y tenir des propos véhéments sur les filles qui ne portent pas le voile ou qui sortiraient de l’espace domestique (p. 146). On peut aussi mentionner le chapitre 7 (p. 151- 169) rédigé par François Pinson, qui porte sur « La grande mosquée de Mantes-la-Jolie », où certains discours tenus sont de facture salafiste et prônent ouvertement la défiance et la rupture avec la société (non musulmane) française, en s’inspirant pour ce faire de la doctrine wahhabite.
Il est vrai que B. Rougier est un arabisant confirmé. Il excelle dans sa connaissance des idéo-théologies islamiques(istes), notamment du salafisme (2008), dont il est aujourd’hui l’un des meilleurs spécialistes français. C’est sur cette connaissance qu’il s’appuie précisément dans l’énoncé des orientations générales de son entreprise de recherche.
Orientalisme in societate : la thèse de l’islamisme hérité et importé
Outre ce souci de combiner dans une même approche localisme et transnationalisme, sociologie du fait religieux et analyse des idéologies, B. Rougier entend privilégier le temps long, optant pour une sociohistoire du fait musulman, qui rend compte des circulations culturelles et théologico-politiques entre les deux rives de la Méditerranée. Fortement marqué par sa trajectoire de chercheur au Moyen-Orient (notamment au Liban et en Égypte où il a passé de nombreuses années), l’auteur plaide pour un continuum à la fois temporel et spatial entre les phénomènes islamiques(istes) observés au cœur des mondes arabes et musulmans et les formes de religiosité en contextes européens, là où les autres auteurs de l’ouvrage auraient plutôt tendance à insister sur les processus de distanciation, de reconstruction, voire de rupture. Au rebours des approches défendues par ses pairs, B. Rougier cherche à mettre en évidence les racines moyen-orientales de l’islamisme européen, accréditant la thèse d’un « islamisme importé » et, finalement, très proche par ses modes de pensée, d’action et de mobilisation, de ce qui se joue dans les sociétés à majorité musulmane :
Au cours des deux dernières décennies, à l’image de ce qui s’est produit plus tôt dans les sociétés du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les entrepreneurs religieux ont exploité en France et en Europe les effets de la crise socio-économique pour imposer leurs conception de l’islam sur les segments les plus vulnérables du tissu social et prétendre parler en leur nom (B. Rougier, p. 7).
Cette thèse de l’islamisme importé imprègne l’ensemble de l’ouvrage mais souvent de manière un peu forcée, sinon maladroite, l’imposant à des auteurs-enquêteurs (la plupart sous pseudonyme) qui semblent l’appliquer sans l’étayer véritablement. Sur ce plan, on peut relever une dissonance entre le cadrage théorique du coordinateur et les analyses des auteurs des enquêtes locales (notamment celles sur Aubervilliers, Mantes-la-Jolie et Champigny-sur-Marne, etc.), qui, eux, rendent davantage compte des phénomènes d’hybridation, d’autochtonisation, voire de « francisation » de l’islamisme venu d’Orient. Les militants musulmans sont devenus des Français (presque) comme les autres : l’observation des acteurs en contexte local (avec cependant des extraits d’entretien rarement contextualisés et datés) donne à voir les enjeux du clientélisme municipal, les transactions avec les pouvoirs locaux et le passage au politique des acteurs religieux via les élections pluralistes ou encore l’adhésion aux partis républicains, en jouant sur une fibre religieuse aussi politisée qu’exacerbée :
Lors de la campagne de 2014 (…) un colistier de Beaudet, Sofienne Karroumi, inonde les téléphones portables de SMS lors de la visite de soutien de Najat Vallaud-Belkacem au maire sortant Jacques Salvator. Les contenus en appellent à la solidarité musulmane contre la ministre de la Femme : « Avis à tous les musulmans : Najet [sic] Vallaud-Belkacem est à l’origine de plusieurs choses : elle a soutenu le mariage gay, la loi sur les mamans voilées qui accompagnent leurs enfants aux sorties scolaires ». Le dernier SMS sonne comme un mot d’ordre : « Musulmans=Anti-PS au niveau national et local !!! Vote sanction !!! » (p. 123).
À ce titre, on peut relever au sein du livre une forme de division « ethnique » du travail sociologique entre un coordinateur, qui est un universitaire reconnu, et des jeunes enquêteurs sous pseudonyme, qui sont pour la plupart des doctorants issus des migrations maghrébines et ouest-africaines : une telle distribution des tâches dans l’économie de l’ouvrage permet à Bernard Rougier de légitimer la dimension « éthico-empirique » de son enquête et de se dédouaner ainsi de toute accusation d’ethnocentrisme, voire de racisme antimusulman, reproduisant au passage des réflexes ethnicisant :
Dans leur majorité, les jeunes auteurs sont donc des Français d’origine maghrébine ou subsaharienne, eux-mêmes issus des quartiers populaires et conscients des enjeux de connaissance que leur situation soulève. À ce titre, ils ont observé, mieux que quiconque, les modalités idéologiques et pratiques de la prise de pouvoir des islamistes sur l’expression de l’islam de France (p. 15).
De ce point de vue, tous les auteurs du livre ne partagent pas forcément les inclinaisons culturalistes de leur mentor, fournissant même des éléments empiriques qui semblent contredire la thèse centrale : l’islamisme comme substance quasi intemporelle, faisant fi des contextes nationaux et des modes de socialisation des individus, des trajectoires et éventuelles ruptures biographiques (engagement, désengagement, réengagement). B. Rougier va jusqu’à parler de processus de « défrancisation » pour des acteurs et des militants musulmans français qui sont pourtant des purs produits de l’école laïque et républicaine, lesquels restent très fortement marqués par leurs expériences sociales en Europe.
Cette thèse du continuum interroge sur la capacité du coordinateur de l’ouvrage à prendre ses distances avec ses expériences de recherche au Moyen-Orient et à se détacher d’un paradigme que l’on pourrait qualifier d’orientalisme in societate, comme si les actions et les mobilisations musulmanes observées dans les sociétés européennes étaient réductibles à un phénomène d’importation ne varietur. Sous les détours de développements savants se dégage quelquefois l’impression d’un « plaquage », sans démonstration convaincante, des réalités orientales sur les réalités franco-françaises, comme pour prouver à toute force un lien difficilement objectivable (chapitre 1, p. 19-44).
L’Homo islamicus jihadicus : le jihadisme comme paradigme générationnel ?
À suivre l’une des autres thèses centrales de l’ouvrage, le jihadisme serait moins l’expression de courants marginaux chez les jeunes musulmans de banlieues que le paradigme de mobilisation hégémonique structurant les attitudes, les comportements et les représentations de toute une génération, au point de considérer ceux qui le rejettent comme des exceptions : « Ces héritages militants revêtent une importance considérable dans l’explication du jihadisme en Europe. Ils montrent l’existence d’une ontologie de la menace, à la fois expérience vécue, transmissible et reproductible d’une part, et chemins déjà tracés, toujours réactivables en divers contextes, d’autre part » (p. 13).
Si l’auteur reconnaît que l’idéologie jihadiste n’est pas forcément revendiquée publiquement par les musulmans européens – à l’exception d’une minorité passant à l’action violente -, elle reste, selon lui, une utopie collectivement partagée comme projet de contre-société hostile à la culture laïque et républicaine :
Dans les quartiers et les banlieues, des sociétés européennes, l’appel de l’État islamique a été entendu auprès de larges franges de la jeunesse issue de l’immigration postcoloniale maghrébine ou subsaharienne, ainsi que chez certains Européens d’origine convertis au salafisme. La raison en devient évidente au terme de cette mise en perspective historique et théologique : cet appel avait une forte puissance de suggestion car il faisait naturellement écho à des conceptions, des récits, des affects, profondément ancrés, sous des formes plus ou moins euphémisées, dans l’imaginaire islamique que des jeunes générations, en France et en Belgique notamment (Chapitre 1, p. 43).
À ce titre, l’ouvrage pèche parfois par ses excès de généralisation ou accents essentialistes, tendant à accréditer l’idée que le jihadisme serait la quintessence de la religiosité musulmane en milieu populaire et que personne ne parviendrait vraiment à y échapper. Cette vision réductrice des formes de religiosité populaire aboutit à conforter des amalgames et des raccourcis sur un registre anxiogène (théorie du chaos islamique dans les banlieues françaises) et à entretenir une représentation « fixiste », comme si les croyances et les pratiques musulmanes restaient insensibles aux conjonctures et aux contextes, et surtout aux trajectoires sociales des individus qui, comme l’ont montré de nombreux travaux, sont loin d’être linéaires et relever du registre de « l’anti-France ».
En effet, le militantisme musulman dans les quartiers populaires, quels que soient ses modes d’action et d’expression, est a contrario réduit à un « écosystème islamiste » , tendant à occulter la diversité des courants et des tendances et, au sein d’une même mouvance, la pluralité des trajectoires individuelles et collectives, dont certaines aboutissent précisément à l’exit (sortie du militantisme islamique), à la dissidence (autocritique des engagements passés) ou à des stratégies de recomposition identitaire qui n’ont plus grande chose à voir avec l’islamisme originel du Moyen-Orient. Bien qu’il s’attache à distinguer plusieurs cercles concentriques, le coordinateur de l’ouvrage semble privilégier la thèse de leur interdépendance, et surtout de leur fonctionnement autarcique à l’égard de la société globale :
On peut ainsi distinguer plusieurs cadres d’appartenance : le premier, majoritaire dans certaines banlieues, a des contours assez flous : sa composition est hétérogène, identifiable par la seule ressemblance des trajectoires, avec des références à l’immigration, à l’islam, à la culture des quartiers. Au sein de celui-ci, un groupe plus circonscrit de militants cherche à établir une hégémonie sur les expressions religieuses et culturelles du groupe central, et nourrit l’expansion de l’écosystème islamiste. Enfin, à l’intérieur de ce dernier cadre, une minorité jihadiste, elle-même engagé dans de nombreux débats internes, alterne accord tacite et opposition ouverte à l’écosystème islamiste ; selon les enjeux et les urgences du moment. (Chapitre 1, p. 28).
De plus, les propos du directeur de l’ouvrage tendent à passer sous silence les processus d’autochtonisation, d’indigénisation et de francisation, qui sont réduits le plus souvent à des postures stratégiques (thèse de l’agenda caché et/ou de l’entrisme islamique), alors que d’autres travaux empiriques soulignent, au contraire, les mobilités sociales, religieuses des militants et des activistes musulmans qui finissent par devenir des membres des classes moyennes ou des « petits bourgeois français », pleinement insérés dans les sociétés civiles locales, en révisant parfois leurs rapports anciens à l’idéologie islamiste dont ils peuvent mesurer les impasses (M. Dazey, 2020).
Enfin, le livre minimise le véritable électrochoc moral provoqué par les attentats jihadistes notamment à compter de 2015, déclenchant au sein des communautés musulmanes françaises et européennes un mouvement d’autocritique, de contre-discours et de remises en cause à la fois doctrinales et théologiques, qui ne sauraient être considérés comme simplement tactiques, comme le laisse penser Bernard Rougier (V. Geisser, O. Marongui-Perria, K. Smail, 2018). L’auteur semble mettre en doute la « sincérité réformatrice » des acteurs musulmans européens, leur prêtant au contraire des projets de dissimulation qui relèvent parfois du procès d’intention : « Les composantes de l’islamisme fonctionnent de manière dialectique : les attentats jihadistes fournissent aux Frères musulmans l’occasion d’élargir leur influence après des pouvoirs publics, au nom de la lutte contre la radicalisation » (Chapitre 1, p. 27).
Si l’intention et le projet du livre sont en tant que tels louables et pertinents, de par des exemples locaux et concrets donnés çà et là, la démarche, elle, pèche trop souvent par un appareillage théorique fragile et une méthodologie discutable en maints aspects, en particulier dans l’administration de la preuve et de construction de l’argumentation censée étayer la ligne directrice privilégiée. L’ouvrage entretient une confusion récurrente entre conquête idéologique (sans que les chercheurs ne soient à aucun moment en capacité de produire une analyse quantitative pour en mesurer l’ampleur et les répercussions efficientes sur les publics) et emprise territoriale, au sens où règneraient dans « les ghettos urbains » des brigades de mœurs qui imposeraient, par la force, l’observance stricte de la loi religieuse aux habitants des quartiers. La variable religieuse est par trop surplombante, comme s’il s’agissait moins « d’un déterminant déterminé » qu’un « surdéterminant indéterminé ». Pour finir, on peut regretter que les contributions de l’ouvrage ne distinguent pas suffisamment les niveaux de religiosité populaire, conservatrice et visible, tendant au contraire à les homogénéiser de manière anxiogène, sous le prisme essentialisant « islamisme » ou « fréro-salafisme ».
Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, Puf, 341 p., 23 €.