La Part rêvée présente huit « études de cas » dont les variations permettent de faire apparaître différents effets du monde social sur la vie onirique des individus. L’énorme corpus de rêves mobilisé est interprété à la lumière du cadre théorique élaboré dans le premier volume de L’Interprétation sociologique des rêves publié en 2018, dont les grandes lignes sont rappelées au début du présent ouvrage. Ce cadre propose de penser le processus de formation du rêve dans l’articulation d’un « patrimoine de dispositions incorporées » et d’ « une problématique existentielle », d’éléments déclencheurs et d’un cadre de sommeil qui instaure un type d’expression symbolique spécifique, une « communication de soi à soi ». Les entretiens biographiques synthétisés au début de chaque étude donnent une idée des différentes coordonnées sociales de l’existence du rêveur ou de la rêveuse, tandis que les éléments explicatifs qui encadrent les récits de rêves restituent les événements marquants de la veille ou des jours qui précèdent.
Il s’agit non seulement de défendre que le rêve en lui-même, qui semble au premier abord un objet rétif, se prête à une analyse par les sciences sociales, mais aussi d’en déterminer les voies d’appréhension sociologique – B. Lahire élaborant une théorie non de ses usages sociaux, de ses modes culturels de circulation, mais de son processus de production [1]. Ce travail s’inscrit dans le prolongement d’autres travaux du sociologue qui ont montré que l’individuel et la variation intra-individuelle constituent des objets à la fois possibles et nécessaires pour la sociologie. Cela implique de contester le diagnostic durkheimien selon lequel les manifestations privées, bien que socio-psychiques, ne constituent pas des phénomènes proprement sociologiques [2]. Il peut y avoir une connaissance sociologique de l’individuel – ici de sa part rêvée –, dans la mesure où, à la suite de Bourdieu faisant du corps socialisé l’une des deux formes inséparables d’existence de la société à côté des institutions [3], Bernard Lahire le conçoit comme « social à l’état plié ». L’individu est ainsi pensé comme l’entrecroisement singulier de traits généraux communs. La présente enquête consacrée au rêve participe donc du projet de « sociologie à l’échelle individuelle » [4].
Les études de cas permettent de vérifier plusieurs grandes thèses touchant la nature du rêve : au premier chef, qu’il a un sens ; mais aussi que l’intériorité n’a rien d’une zone franche, libérée de toute contrainte – ce qui implique que l’influence sociale s’y exerce et que tout s’y trouve déterminé, ou que rien ne s’y produise au hasard. On retrouve la conviction freudienne selon laquelle chaque élément du rêve « apparaît déterminé de multiples façons » [5].
Si l’inconscient est socialement structuré, affirmation sur laquelle nous allons revenir, les pratiques demeurent incompréhensibles si on s’en tient à « la surface des choses » (32), en particulier à celle de la conscience ou aux intentions explicitement formulées par les acteurs. L’interprétation sociologique des rêves conforte alors l’idée d’une détermination inconsciente ainsi que l’importance étiologique du non-volontaire, tout en distinguant détermination inconsciente des pratiques et des représentations et détermination par le refoulé [6]. Pour appréhender le désir de l’individu, le contenu onirique serait bien plus pertinent que les représentations conscientes que celui-ci s’en fait. B. Lahire conserve donc l’idée que l’interprétation cherche à produire une prise de conscience et une explicitation de cette pertinence dissimulée. Comme le sujet ne perçoit pas le plus souvent la nature des forces qui le déterminent à rêver – au premier abord, il n’y comprend pas grand-chose – l’interprétation sociologique exige, tout comme l’interprétation psychanalytique, la présence d’un tiers ou une description en troisième personne qui fasse apparaître les liens invisibles existant entre différents éléments du rêve, mais aussi entre des éléments du rêve, des situations, des expériences, des objets et des personnes dans la réalité.
Une constellation de désirs
B. Lahire soutient la thèse très forte selon laquelle l’inconscient est « socialement structuré ». Autrement dit, les schèmes sociaux présents dans le corps sous forme de dispositions, schèmes qui organisent la pratique à l’occasion de contextes spécifiques, « se transposent en schèmes oniriques » (19) qui sont eux-mêmes activés par des événements déclencheurs contemporains. Si l’inconscient est socialement structuré, c’est aussi que le monde social est fait de régularités, complexes et parfois inaperçues, qui rendent les comportements non aléatoires, et qu’on retrouverait donc sur la scène inconsciente.
Une telle thèse présuppose évidemment l’intrication du privé et du social, ou le fait que les problèmes « personnels » des rêveurs sont solidairement des problèmes liés à des modalités relationnelles en jeu dans la famille, à l’école, au travail, etc. Ces problèmes – par exemple des difficultés scolaires, des soucis de logement, des situations de souffrance au travail, etc. – sont donc solidairement psychiques et sociaux [7]. La dimension sociale des relations évoquées par le rêve est alors mise en relief par les interprétations proposées. Dans les rêves de Laura où apparaît son ancien petit ami Adrien, la sexualité est peut-être en jeu, mais tout aussi bien une relation sociale de couple qu’elle a vécue comme aliénante, comme impliquant une domination de sa personne (c’est toujours elle qui devait s’adapter, renoncer à ses activités) ; les références répétées à l’argent sont rapportées à des expériences sociales de manque d’argent, de contraintes financières, quand certains psychanalystes à la suite de Freud associent volontiers les caractères ordonnés, économes et entêtés aux sources pulsionnelles de l’érotisme anal.
Dans la mesure où des régularités et hiérarchies sociales organisent l’univers onirique, celui-ci se révèle également hanté par des types de déplacements dans l’espace social : réussite scolaire, économique, abandon d’une pratique religieuse, trajectoire au sein des classes dominantes à l’intérieur d’un champ, etc. Par exemple, Gérard qui a fui sa famille au milieu des années 1970, et qui rejoue la nuit la sortie de son milieu social étouffant, rêve encore le 7 août 2018 d’une compétition et d’une échelle à monter. L’analyse du corpus de rêves témoigne du fait que les désirs investis dans le rêve ne sont pas uniquement de nature sexuelle, mais qu’ils sont également scolaires, professionnels, religieux, politiques ou relatifs à des activités associatives, de loisirs, sportives.
L’analyse met en lumière la mise en image de différentes formes de domination dans l’espace du rêve : domination de classe, domination de genre, domination à l’école, etc. Le rêve se fait ainsi le témoin de la façon dont les normes de genre s’ajoutent à des normes bourgeoises ou scolaires et pèsent sur l’existence de certains rêveurs. Parmi les grands principes de figuration onirique, on trouve l’opposition symbolique du haut et du bas qui exprime visuellement des différences sociales ou des structures de classes. Cette opposition caractérise, par exemple, bon nombre de rêves de Laura, transfuge de classe qui doute d’avoir toute sa place dans une préparation au concours de l’agrégation. Mais l’ouvrage dégage toutes sortes d’oppositions symboliques structurales figurant les différentes formes de hiérarchie sociale : lourd/léger, gros/fin, propre/sale, urbain/rural, actif/passif, professionnel/amateur, pur/impur, clair/sombre, prétentieux/modeste, etc.
À cet égard, le modèle freudien d’interprétation du rêve minorerait, selon B. Lahire, l’incidence des récents événements et expériences par rapport aux faits de la prime enfance, tout en surdéterminant les coordonnées familiales et sexuelles de la production onirique, laissant de côté les préoccupations émergeant dans des cadres de socialisation secondaire (école, association, profession...). Le deuxième rêve de Tom du 7 mars 2017 se révèle ainsi être un rêve à dominante scolaire rejouant une expérience douloureuse de la classe préparatoire comme prison. Bien des rêves ne peuvent donc être ressaisis qu’à l’intersection de différentes préoccupations, en l’occurrence ici de préoccupations scolaires, religieuses et cinématographiques.
B. Lahire distingue néanmoins deux choses importantes : la revalorisation des expériences récentes précédant le sommeil d’un côté, et de l’autre l’explication du rêve par les éléments de contexte déclencheurs du rêve (au nombre desquels le processus de recueil et d’interprétation des rêves à l’initiative du sociologue en charge de l’enquête). Le rêve fait travailler des problèmes fondamentaux, d’où la notion de « problématique existentielle », et ne constitue pas une photographie ou un reflet des impressions des jours qui précèdent. Simplement, cette problématique se nourrit aussi d’expériences récentes qui ont été marquantes, comme l’échec de Tom à deux reprises au concours de l’ENS. Ainsi, on ne comprend le rêve de Louise récitant sans s’en apercevoir un vers de poésie inconnu, qu’en référence à la scène professionnelle pas si ancienne dans laquelle elle a été qualifiée ironiquement de « poète » par un collègue de son association. La situation professionnelle de Louise, qui reste fragile en dépit du capital scolaire accumulé, renforce son manque d’assurance en public et contribue à nourrir son besoin de reconnaissance et de gratification. La problématique existentielle n’émane pas uniquement de la petite enfance, dans la mesure où les modalités relationnelles et leur coloration affective ne cessent de se configurer et de se reconfigurer tout au long de l’existence.
Il ne s’agit pas pour l’interprète de récuser le poids des expériences de l’enfance dans le matériau onirique. Au contraire, les analyses confirment dans l’ensemble son importance au titre des déterminations de la vie onirique. On voit par exemple Solal rejouer dans ses rêves la blessure fondamentale qu’a constituée le départ de son père, sous le coup d’une grave dépression, juste après sa naissance, blessure « qui détermine toutes les autres » (267). Mais l’interprétation permet de montrer qu’il n’y a pas d’expérience du familial – expérience souvent inconsciente – qui ne soit solidairement expérience d’un milieu social : l’intrafamilial étant toujours en connexion avec un dehors. Sont alors restituées soigneusement les propriétés sociales des protagonistes de la scène familiale sans lesquelles les rêves ne se comprennent pas.
La cohérence onirique
L’analyse du corpus de rêves montre que la production onirique n’est pas chaotique ou parsemée de scènes disparates, mais témoigne au contraire d’une certaine systématicité. Bien plus, les rêveurs rejouent souvent « de façon quasi obsessionnelle » (26) une difficulté existentielle qui leur est propre, faisant éternellement le même genre de rêve. Tom, de façon récurrente, rêve qu’il est avec un enfant ou un bébé qui tombe, se fait mal, a la nuque brisée ; Gérard qu’il rate des transports, des avions, etc.
À cet égard, si on considère non pas ponctuellement tel ou tel rêve, mais bien l’ensemble d’une vie onirique, se trouve corrigée une difficulté majeure de l’interprétation du rêve, à savoir que le récit de rêve ou son souvenir sont essentiellement labiles. C’est d’ailleurs ce qui justifie le protocole de recueil des rêves élaboré par B. Lahire, exposé dans la section « Questions de méthode » et suivi par la plupart des rêveurs : comme les images du rêve se déforment et s’effacent très vite, il convient d’en prendre note dès le réveil, voire lors des moments d’éveil nocturnes. Pourtant, le contenu onirique se distingue aussi par son insistance, si bien que ce qui tend à s’effacer du souvenir fait retour chez la plupart des rêveurs tout au long des nuits de sommeil, parfois sur des décennies.
Cela est particulièrement saisissant dans les rêves de Gérard, réunis hors protocole pour l’essentiel depuis 1979 (700 rêves) : « la longueur de la série constitue un avantage qui compense assez largement cet effacement celui des préoccupations du moment » (1057). Cette série de rêves révèle une hantise relative à des abus subis dans l’enfance de la part du grand-père maternel dans la maison familiale de Normandie, abus qui ont été progressivement reconstitués à partir d’un travail analytique, mais dont il n’a pas de souvenirs directs. La récurrence de scènes oniriques très similaires, pendant plus de trente ans, permet d’exclure qu’il s’agisse de rêves induits par la situation d’interprétation, successivement analytique et sociologique, ou que ces rêves soient des rêves de confirmation faits pour satisfaire à bon compte les interprètes. Elle rappelle plutôt que, même de façon mortifère, la pensée onirique peut se montrer très systématique ou cohérente.
L’analogie
Le rêve procède selon Bernard Lahire par analogie : autrement dit, chaque élément peut venir en lieu et place d’un autre élément non exprimé dont il est l’analogon. Plus généralement, « le rêve fonctionne en associant tout ce qui peut se ressembler, dans des ordres de réalité fort différents » (1008).
Si rien n’est contingent dans le rêve, celui-ci constitue néanmoins selon le sociologue l’espace expressif le moins censuré qui soit, celui où s’exercent le moins de tabous, en témoignent les rêves très crus présentant des mises en scène sexuelles explicites. Clément dit ainsi avoir l’habitude de rêver de rapport sexuel avec les membres de sa famille. S’il n’existe pas de liberté onirique au sens d’une absence d’influences sociales, le rêve constitue néanmoins une forme symbolique très peu mise en forme, c’est-à-dire très peu affectée par une codification sociale prohibant la formulation de tel ou tel contenu. B. Lahire y voit la contestation de la thèse freudienne selon laquelle le contenu manifeste du rêve serait un contenu censuré.
Certes, Freud a affirmé déjà que le mécanisme de formation du rêve favorise la relation logique qu’est la ressemblance, la concordance, le contact, le « tout comme » [8], mais il s’agit là pour lui d’un moyen de déformation du contenu latent. L’argument de La Part rêvée est très différent puisque l’analogie ne relève pas d’un travail visant à défigurer un contenu nourri par des processus primaires, mais constitue la seule modalité symbolique de la pensée onirique permettant de présenter les choses dans l’inconscient :
Ce jeu des analogons n’a pas pour objectif de masquer la réalité crue ou pour cause l’impossibilité de s’avouer à soi-même ce que l’on ressent inconsciemment. Il est simplement le seul moyen qu’a le rêve de faire travailler les problèmes existentiels qui se posent. » (782)
Variations et invariants
Le rêve, bien que propre à une personne, possède également différents traits généraux : l’élaboration d’une science du rêve exige donc de « départiculariser » (60) ce phénomène, autrement dit de saisir les mécanismes généraux en jeu dans une expression pourtant si singulière. Au premier chef, on trouve les grands processus symboliques à l’œuvre dans sa formation. C’était déjà l’objet du chapitre 6 de l’Interprétation du rêve, de décrire les lois de production et d’agencement du matériau onirique : travail de condensation, de déplacement, symboles, élaboration secondaire, etc. Mais cette généralité tient aussi au social incorporé qui trouve à se figurer dans le rêve. Ces schèmes sociaux qui organisent les rêves y inscrivent une forme de régularité. Les études de cas réalisées permettent en particulier de montrer ce que la situation de transfuge de classe et le sentiment d’illégitimité font aux rêves. L’auteur ne livre pas néanmoins une théorie des représentations inconscientes de ces seuls transfuges. Simplement, la sociologie du singulier expose à cette difficulté qu’elle mobilise un temps et des moyens considérables (des centaines d’heures de travail par cas) et qu’il n’est de ce fait pas possible de disposer rapidement et facilement d’un étayage des thèses sur un très grand nombre de cas.
Il ne s’agit pas de dire que ces personnes font toutes les mêmes rêves, mais que cette préoccupation existentielle figure en première place des motivations de nombre de leurs rêves. B. Lahire étudie d’ailleurs les productions oniriques des membres d’une même fratrie, socialisés dans un cadre voisin et dont certains composants de la problématique existentielle pourraient nourrir des expressions symboliques parentes. Par exemple, la sœur jumelle de Laura a été confrontée aux mêmes contraintes économiques dans son enfance et son adolescence, ainsi qu’à la même obligation de financer ses études que Laura, ce qui a nourri chez elle également une forte tendance à l’économie, en particulier alimentaire, une hantise du gaspillage, un certain ascétisme. Ce n’est donc pas seulement un trouble obsessionnel personnel dont souffre Laura, et qui s’exprime dans ses rêves, mais une disposition socialement conditionnée par la situation socio-économique du milieu familial.
Toutefois la généralité du rêve tient aussi à la cohérence de l’énigme qui ne cesse de se figurer de nuit en nuit, si bien que l’analyse d’une série de rêves est souvent l’analyse de récurrences. La connaissance sociologique du rêve trouve enfin appui sur la tendance dégagée par Bernard Lahire qu’a le rêve à « objectiver les rapports subjectifs aux choses » et « à chosifier les sentiments » (142), tendance qui éloigne le rêve d’une production toute subjective. Autrement dit, la communication de soi à soi n’occulte pas la réalité en la particularisant, mais la rend davantage visible par une figuration visuelle qui objective. Néanmoins, la cohérence est loin d’être toujours évidente, et souvent le sociologue doit la reconstituer dans un ensemble onirique au premier abord composite. Ces traits généraux du rêve permettent alors à B. Lahire de parler d’une « valeur universelle » (212) des études de cas présentées.
L’interprétation sociologique des rêves se révèle ainsi l’occasion de remettre sur le métier la question de l’existence d’invariants, qui suscite une vraie résistance aujourd’hui dans les sciences humaines. Il est bien vrai que celles-ci étudient les variations (intercivilisations, interépoques, intersociétés, intergroupes et interclasses), comme l’a montré B. Lahire : « La sociologie se donne d’emblée pour objet l’ensemble des variations sociales du comportement et de la pensée de l’Homo sociologicus » [9]. Mais cela ne signifie pas que tout varie : le livre montre ainsi que les contenus oniriques possèdent un matériau qui se modifie en fonction des assignations historiques, culturelles, sociales, de genre, etc. des rêveurs et, bien sûr, en fonction de l’histoire singulière de chacun d’eux, mais aussi que le rêve participe de l’humain – « Je présume en effet l’existence du rêve comme invariant anthropologique » (1150) – et qu’il mobilise des ressources symboliques universelles (analogie, métaphore, condensation, structuration visuelle, etc.). Ici la mise au jour des invariants ne signifie pas un désaveu de la différence historico-sociale, mais conditionne sa reconnaissance, puisqu’aucune interprétation sociologique du rêve ne s’avère possible sans l’établissement de ce langage – nous préférerions pour notre part parler de processus de fabrication ou de mécanisme symbolique, car nous ne sommes pas certains que le rêve relève seulement du langage [10].
Conclusions
Si la sociologie permet de mieux comprendre « la part rêvée de nos existences » (17), c’est que celle-ci présente un ordre. Nous avons indiqué que la vie onirique était de part en part déterminée, que l’inconscient qui s’y exprime était non seulement structuré mais qu’il l’était socialement, et que cette vie se révélait extrêmement cohérente. Cet ordre conditionne la possibilité de l’interprétation. La conditionne également l’existence de mécanismes symboliques généraux à l’œuvre dans la formation de tous les rêves, telle l’analogie. À cet égard, l’ouvrage fait progresser l’étude des rêves au sens où il permet d’approfondir, de corriger et de compléter les modèles interprétatifs existants, offrant des outils plus congruents.
La lecture du volume soulève toutes sortes de questions tant le champ d’investigation ouvert par l’interprétation sociologique des rêves et plus largement des productions de l’imaginaire est vaste, dont certaines seront sans doute traitées dans les futures publications qu’annonce Bernard Lahire. On serait ainsi intéressé par des développements touchant l’analyse des affects dans le rêve. Si, comme le rappelle l’auteur, « le rêve est un ensemble visuel et émotionnel extrêmement logique » (25), les grandes opérations symboliques décrites nous semblent surtout à même d’expliquer la formation et le sens des représentations ou des images oniriques visuelles, sans fournir forcément une économie de ses affects. On s’interroge également sur la thèse, reprise à Freud, de l’égoïsme du rêveur [11]. Que celui-ci soit toujours égoïste signifie que les problèmes rencontrés par les protagonistes de ses rêves constituent toujours un écho de ses propres problèmes, jusque dans le sentiment d’empathie. On aimerait mieux comprendre, si le social et différentes modalités relationnelles déterminent la scène onirique, comment et pourquoi l’autre n’existe pas comme objet possible de préoccupation réelle pour le moi rêvant. Autrement dit, nous aurions besoin d’articuler l’affirmation de la socialité de la scène onirique et celle du narcissisme foncier du sujet du rêve [12].
Enfin, retient notre attention le fait que B. Lahire soulève sans tout à fait la trancher la question « de la potentialité créative de tout individu, même le moins créatif, en tant que sujet rêvant » (355), question qui possède plusieurs aspects : d’abord, la part d’innovation d’une production onirique à l’égard de mécanismes cognitifs ou psychiques universels qui en sont à l’origine, et ensuite le fait que le rêve transforme peut-être le problème qu’il fait travailler. Le rêve constitue-t-il un espace de « déchiffrage » des énigmes, du fait de la possibilité de les voir être rejouées – l’interprétation sociologique engendrant d’ailleurs des effets de prise de conscience liés au travail d’explicitation des expériences qui sont remises en scène ? Ou bien offre-t-il un « dénouement » (525), ce qui implique peut-être qu’il ajoute quelque chose au matériau utilisé ? B. Lahire écrit ainsi au sujet de Gérard : « Tout se passe donc comme si le rêve avait constitué l’espace d’expression de ses difficultés personnelles et la soupape de sécurité lui ayant permis de vivre une vie qu’il estime heureuse », condensant ainsi les deux dimensions, l’une expressive/mimétique, l’autre transformatrice du rêve. C’est un aspect intéressant de discussion de la théorie freudienne, si l’on se souvient que Freud affirmait que le travail du rêve n’est pas créateur, mais ne fait rien d’autre que condenser, déplacer et remanier du matériel pour le visualiser [13], affirmation aujourd’hui discutée par des théoriciens soutenant les potentialités créatrices du rêve [14].
Bernard Lahire, La part rêvée. L’interprétation sociologique des rêves, volume 2, Paris, La Découverte, Laboratoire des sciences sociales, 2021, 28 €.