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Recension Philosophie

Bartleby, le préféré des philosophes

A propos de : Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs. Hermann, 2011


par Olivier Chelzen , le 30 septembre 2011


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De nombreux penseurs se sont emparés du personnage de Melville, Bartleby, et de son étonnante parole, « I would prefer not to ». G. Berkman retrace cet effet-Bartleby en montrant comment, à une époque désormais révolue, philosophie et littérature pouvaient se féconder.

Recensé : Gisèle Berkman, L’effet Bartleby. Philosophes lecteurs. Paris, Hermann, 2011. 160 p., 22€.

La nouvelle de Melville, Bartleby, the scrivener, a longtemps constitué un objet de fascination pour les philosophes, qui sont nombreux à l’avoir commentée. Le propos de Gisèle Berkman n’est pas ici d’ajouter son interprétation personnelle, mais de montrer en quoi et pourquoi ce texte de l’un des plus grands écrivains américains du XIXe siècle a tant donné à penser aux philosophes du XXe, et particulièrement au courant que l’on peut approximativement situer en France entre 1960 et 1980. Cette très énigmatique nouvelle a irrigué les textes d’auteurs comme Blanchot, Deleuze, ou Derrida qui, chacun à leur manière, ont accompagné la sortie du hégélianisme, de la pensée systématique et circulaire. Leur point commun est d’avoir cherché à se mouvoir en direction de ce que Foucault a appelé « la pensée du dehors » [1]. Tous ces auteurs, hantés par l’entre-deux, la limite, la différence, ne pouvaient que trouver dans la figure de Bartleby et sa formule indécidable, un aliment hautement calorique pour leur propre réflexion.

L’histoire

Commençons par faire brièvement retour sur la fable dont il s’agit. Melville met en scène un avoué de Wall Street et ses deux collaborateurs. On se croirait dans un roman de Dickens jusqu’à ce qu’un personnage mystérieux fasse son entrée : il s’agit de Bartleby, un copiste consciencieux et hiératique. Un jour, ce dernier est appelé par l’avoué pour collationner un document et là, c’est la stupeur ; le scribe rétorque à la surprise générale : « I would prefer not to », c’est-à-dire littéralement, « je préférerais ne pas (le faire) ».

À partir de ce moment, la formule constitue la réponse de Bartleby à toute demande ou suggestion. Il abandonne donc progressivement et comme inexorablement toute activité, y compris celle de copiste pour laquelle il a été engagé. L’avoué découvre même avec horreur que Bartleby dort à l’étude, et qu’il n’a pas l’intention d’en partir. Devant cette situation intenable c’est l’avoué qui finit par déménager puis, tenaillé par sa conscience et sa pitié, retourne le voir, d’abord dans l’immeuble où se tenait son étude, ensuite dans la prison où Bartleby a été finalement enfermé. Ce dernier, allongé au pied du mur de la cour, est mort. Dans l’épilogue, emprunt d’une profonde tristesse, l’avoué-narrateur achève son récit par l’évocation d’une rumeur : Bartleby aurait été, par le passé, employé au bureau des lettres au rebut de Washington. Melville termine alors par ces mots : « Ah Bartleby ! Ah humanité ! ».

Bartleby l’écrivain

Le premier chapitre du livre de G. Berkman, consacré au Bartleby de Blanchot, est assurément le plus passionnant. Les analyses qu’il propose, particulièrement dans L’écriture du désastre, font du mystérieux copiste une figure de la passivité, de la douce résignation en laquelle le sujet se sépare progressivement de lui-même jusqu’à se perdre entièrement dans l’inaction, puis la mort. C’est cette perte de soi qu’exprime la si célèbre formule : « je préférerais ne pas ». Formule de l’ambiguïté s’il en est, puisqu’elle n’oppose pas un refus, un « non » pur et simple, mais laisse la possibilité du oui et du non, avec l’ouverture du « I would prefer » et la fermeture du « not to ». L’emploi du conditionnel est évidemment fondamental, ainsi que la tournure légèrement précieuse de la phrase, d’une politesse et d’une douceur auxquelles l’interlocuteur a bien du mal à résister (La formule la plus banale à cet égard serait, y compris à l’époque de Melville, « I’d rather not to ».). Ainsi, pour Philippe Jaworski, « Bartleby, c’est le merveilleux mystère d’une parole qui dit en même temps presque oui et presque non. Bartleby est presque immobile, presque silencieux, presque inutile, presque mort, presque incompréhensible. Presque est le mot de la limite mouvante, de la trace qui va s’effaçant, du signe qui va pâlissant » [2].

C’est bien ce Bartleby-là que nous retrouvons chez Blanchot, pour qui le scribe de la nouvelle est devenu l’écrivainqui « désœuvre le travail du concept » [3], c’est-à-dire celui qui, loin des figures de l’artiste inspiré ou du philosophe dialecticien, ne fait qu’écrire ou réécrire un texte à jamais oublié et recouvert par les copies successives. L’écrivain sort de la pensée dialectique en faisant un pas de côté, délaissant l’affirmation et la négation, la thèse et l’antithèse, pour incarner la figure du neutre, de la suspension du logos. Ainsi pour Blanchot, Bartleby, figure du neutre par excellence, est aussi celle de l’écrivain par excellence. Ce patient travail de la copie, essence de son activité, le conduit progressivement mais inexorablement à cette désincarnation, à la sortie de soi en direction du dehors, c’est-à-dire du désastre.

De la société des frères

Le commentaire que G. Deleuze propose de Bartleby [4] a également à voir avec cette « pensée du dehors », mais le philosophe fait entendre sa voix très singulière tout au long du texte qu’il lui consacre. On est saisi par la force de cette lecture qui fait de Bartleby un Original [5], figure de la résistance passive, conduisant à la rupture avec la société traditionnelle antérieure. En effet, le travail de la copie, c’est la réplication à l’infini de l’image, fille d’un original immuable. C’est donc la pérennité de la structure Père-fils, et naturellement la transmission de la Loi des Pères, qui sont menacées par son abandon. En arrêtant d’écrire, en cessant de recopier, Bartleby opère une rupture avec la dimension verticale de la relation de pouvoir. L’on voit bien d’ailleurs comment l’impuissance de l’avoué face à son scribe témoigne de la désactivation de la puissance paternelle, de la coupure père-fils qui s’opère dans la société américaine démocratique, devenue société des frères. Deleuze va jusqu’à voir dans le mur de pierres auquel le copiste fait face toute la journée, une métaphore de cette structure sociale où les individus sont autant de pierres à la fois unies et situées sur un unique plan (p. 105).

Nous avons donc affaire avec Deleuze à un Bartleby messianique et révolutionnaire, ouvrant la porte aux possibles interprétations politiques de cette figure. Parmi celles-ci, évoquées par G. Berkman dans le dernier chapitre de son ouvrage, mentionnons l’apport de M. Hardt et T. Negri, qui voient dans le scribe melvillien le parangon du refus de l’autorité, de la servitude volontaire. Pour ces deux auteurs, ce premier pas vers la libération est cependant stérile dans la mesure où il consiste en un refus absolu et solitaire, qui ne s’accompagne d’aucun projet de refondation du corps social [6]. Le problème, cependant, est qu’il est bien discutable que la formule exprime un quelconque refus, comme en témoigne son caractère indécidable, et l’attitude de Bartleby porte également, tout au long de la nouvelle, les caractères de la résignation, et de l’acceptation tranquille de son sort. À ce titre, bien plus convaincante nous semble l’analyse de M. Imbert, lorsqu’il déclare que « Bartleby n’est pas un réfractaire qui prônerait la désobéissance civile comme Thoreau. Il dit “non” avec nonchalance, presque sans y croire (…). Ce qui pointe au fil de ce négativisme dévastateur, c’est peut-être confusément le droit de préférence du non-être, le droit de saisie exercé par la mort, la grande niveleuse qui réclame son dû et qui, de tout temps, a été la version noire de la justice. [7] »

De la fable de Melville à celle des philosophes

Certaines interprétations convainquent plus que d’autres. Ce n’est assurément pas parmi les premières que G. Berkman situe celle d’Agamben [8]. Pour ce dernier, Bartleby est « l’ange du possible [9] ». Il incarne cette réserve de puissance (puisque ce qu’il peut, il peut aussi ne pas le faire), un rien qui n’est pas absolu, mais le « rien » d’où procède toute création. Il en est ici de la puissance comme de l’intellect patient d’Aristote, comparé à une tabula rasa [10]. La contingence est donc alors pour Agamben la marque du sujet qui, par sa décision, fait passer le possible au réel. Ainsi, Bartleby le créateur est comme le revers d’une autre figure, copieusement travaillée par Agamben dans Ce qui reste d’Auschwitz, c’est-à-dire celle du « musulman » [11] des camps d’extermination. Auschwitz en effet, c’est le surgissement de l’impossible entré de force dans le réel. Le « musulman » est cette figure de l’impossible qui, semblable à une ombre errante dépossédée de toute puissance, ne peut plus rien, et en particulier ne peut plus rien dire. Deux figures en miroir donc, symétriques dans leur rapport à la puissance mais, peut-être nous est-il permis de le penser, éminemment comparables dans leur rapport à la mort. Au-delà de l’intérêt que peuvent revêtir les textes d’Agamben en eux-mêmes, on a cependant l’impression, et c’est ce que G. Berkman semble leur reprocher, que l’on n’écoute plus ici ce que le texte littéraire a à dire, et que la philosophie le détourne pour mieux se l’approprier.

Le lecteur reste également interdit devant la très paradoxale interprétation de Derrida, qui voit en Bartleby un sacrificateur, un nouvel Abraham. La comparaison repose en partie sur l’idée selon laquelle Abraham se trouve dans la situation où « he would prefer not to » [12]. Pour Derrida il est vrai, la littérature constitue une sécularisation de l’Ecriture, et rejoue indéfiniment le geste sacrificiel d’Abraham. Bartleby l’écrivain serait alors lui aussi auteur d’un tel sacrifice. On peut se demander, cependant, s’il ne serait pas possible de soutenir avec autant d’à-propos un rapprochement entre Bartleby et Isaac. Après tout, Isaac aussi aurait sans doute pu dire, ou du moins penser : « I would prefer not to ».

Comme on le voit les commentaires philosophiques consacrés à Bartleby sont très divers, souvent contradictoires, parfois manifestement éloignés du texte de Melville. Mais peut-on leur en faire reproche ? Le propre d’un grand texte littéraire n’est-il pas de survivre à son auteur, et de produire des effets remarquables dans sa postérité ? Si la fable de Bartleby a stimulé les philosophes, si elle a eu des effets sur la transformation de leurs concepts, ils ont en retour inventé d’autres fables, d’autres Bartleby prenant chacun la forme correspondant à leurs préoccupations et thématiques. C’est d’ailleurs cet « effet-retour » qui apparaît le mieux dans le livre de G. Berkman. Quant à l’effet initial, à savoir le travail secret mais efficace de la figure de Bartleby tout au long de la carrière des auteurs évoqués ici, il est peut-être moins lisible, sauf dans les pages consacrées à Blanchot où l’on comprend bien en quoi le copiste de Melville a pu œuvrer en sous-main dans l’œuvre d’un auteur qui a fini par faire de la copie l’essence de l’écriture, et ce même si le personnage lui-même n’est véritablement travaillé que dans L’écriture du désastre.

Ce livre, contenant peut-être ce qui a été écrit de plus beau sur Bartleby [13], appartient à une époque marquée par des auteurs qui, à leur apogée dans les années 1970, écrivent de façon indistinctement philosophique et littéraire, en tentant d’échapper à l’imposant modèle constitué par le discours scientifique. On peut donc aisément comprendre pourquoi la nouvelle de Melville, dans le défi qu’elle semble lancer à la logique du tiers exclu, les a littéralement fascinés. Malheureusement, ce temps est bel et bien révolu, selon G. Berkman, et les écrivains qui s’intéressent à Bartleby aujourd’hui ne goûtent plus aux joies de l’interprétation sans fin où le concept et la fable s’entre-répondent : le pauvre scribe est le plus souvent réduit à une plate caricature de nature publicitaire, et sa fameuse formule à un simple slogan. Que le traitement réservé à une figure littéraire soit révélatrice de l’esprit du temps, c’est aussi ce que L’effet Bartleby a pour but de faire apparaître.

par Olivier Chelzen, le 30 septembre 2011

Aller plus loin

Bibliographie :

H. Melville : Bartleby le scribe, Billy Budd, marin et autres romans, Œuvres IV, Paris, Gallimard, Pléiade, 2010.

Ph. Jaworski, Melville, Le désert et l’empire, Paris, Presses de l’E.N.S., 1986.

E. Vila-Matas, Bartleby et compagnie, Paris, Christian Bourgeois, 2002.

M. Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980.

J. Derrida, Donner la mort, Galilée, 1999.

G. Deleuze, Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

J. Rancière, La Chair des mots, politiques de l’écriture, Paris, Galilée, 1998.

G. Agamben, Bartleby ou la création, Paris, Circé, 1995.

A. Badiou, Logique des mondes, l’être et l’événement 2, Paris, Seuil, 2006.

M. Hardt et T. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000.

Pour citer cet article :

Olivier Chelzen, « Bartleby, le préféré des philosophes », La Vie des idées , 30 septembre 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Bartleby-le-prefere-des

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Notes

[1M. Foucault, «  La pensée du dehors  », in Critique, 1966, p. 525.

[2P. Jaworski, Melville, Le désert et l’empire, Paris, Presses de l’ENS, 1986, p. 19.

[3L’effet Bartleby, p.39.

[4G. Deleuze, «  Bartleby ou la formule  » in Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993, p. 89-114.

[5«  L’Original est une figure, celle de l’homme sans qualités, de l’Ulysse moderne, chez qui s’opère une forme de dépersonnalisation, d’effacement actif, de neutralisation des figures obligées du sujet  », L’effet Bartleby, p. 90.

[6M. Hardt et T. Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 255-256

[7M. Imbert, «  Loi, foi, folie, Bartleby et Billy Budd d’Herman Melville  », entretien avec J. –B. Para in Europe, avril 2002, p. 105-106.

[8G. Agamben, Bartleby ou la création, Circé, 1995.

[9L’effet Bartleby, p. 162.

[10De anima, III, 4.

[11Le terme de «  musulman  » désignait dans les camps de la mort le prisonnier tellement affaibli qu’il a tout perdu, y compris le désir de survivre.

[12J. Derrida, Donner la mort, Galilée, 1999, p. 106.

[13L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 33-34, puis p. 219.

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