Recensé : S. Aprile, Le Siècle des Exilés. Bannis et proscrits de 1789 à la Commune, Paris, CNRS Éditions, 2010, 336 p.
La figure tutélaire de Victor Hugo, qui écrit en 1853 le célèbre vers « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là », apparaît dès les premières lignes du livre de Sylvie Aprile, Le Siècle des exilés, Bannis et proscrits de 1789 à la Commune. Le poète, accroché à son « rocher d’hospitalité et de liberté » auquel il dédie Les Travailleurs de la mer en 1866, fixe un modèle de proscrit intransigeant, pour qui le fait d’avoir quitté la France n’équivaut pas à un renoncement, mais constitue bien au contraire une nouvelle façon de prolonger le combat politique contre « Napoléon le Petit ». En réalité, malgré cette conception hugolienne de la proscription politique, l’exilé n’a jamais pu devenir une figure topique du récit national français au XIXe siècle, contrairement au rôle crucial qu’il a pu jouer dans d’autres pays européens comme la Pologne. Depuis l’expérience de l’émigration nobiliaire, l’exilé a toujours été plus ou moins assimilé en France à un traître à sa patrie. Pierre Larousse n’écrit-il pas dans l’article « Exil » du Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle que « les vrais citoyens ne quittent pas leur poste, même en face de la mort ; ils répondent avec la sublime simplicité de Danton : “Partir ! Est-ce qu’on emporte la patrie à la semelle de ses souliers ? ” [1] »
Émigrations, exils, proscriptions
Issu d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches, l’ouvrage de Sylvie Aprile ne se contente pas de faire l’histoire des proscrits réfugiés en Angleterre ou en Belgique sous le Second Empire, bien que l’historienne ait consacré une majeure partie de ses travaux antérieurs à cette grande vague de proscription républicaine [2]. Il s’agit pour elle d’appréhender l’ensemble des Français qui ont été contraints de quitter l’Hexagone pour rester fidèles à leurs idées au cours du long XIXe siècle, et ce, quelle qu’ait été leur couleur politique. Ce livre d’une large ampleur de vue établit des points de comparaison entre les vagues d’exil politique de droite et de gauche qui ponctuent le XIXe siècle français, et vient ainsi combler une lacune dans l’historiographie des migrations politiques européennes. L’« Émigration », catégorie juridique définie par la Constituante à partir de 1791, a récemment fait l’objet de travaux qui ont démontré que, contrairement à une idée largement répandue, les émigrés étaient loin d’être majoritairement des nobles [3]. D’autres migrations politiques sont en revanche restées davantage dans l’ombre. Les travaux sur les proscrits du Second Empire demeuraient encore éclatés, même si certains exilés, notamment ceux installés en Amérique [4], ont fait l’objet d’une attention soutenue de la part des historiens.
Au début de cet ouvrage qui se propose de présenter tout à la fois une chronologie et une cartographie complètes de l’exil politique français au XIXe siècle, l’auteure souligne que l’émigration contre-révolutionnaire projette son ombre portée sur l’ensemble du siècle. Faisant la synthèse de travaux existants, elle rappelle que la Révolution a conduit entre 100 000 et 150 000 Français à prendre le chemin de l’exil [5]. Mais l’historienne laisse de côté la question des contours quantitatifs de ce mouvement migratoire, pour mettre en valeur toute l’ambiguïté du statut de l’« Émigré », tantôt perçu comme un véritable opposant, tantôt comme un simple traître. Cette expérience de l’émigration a suscité un véritable foisonnement de mémoires et d’autobiographies : si l’on en croit le recensement établi par Alfred Fierro, on peut dénombrer plus de 1 500 écrits intimes d’émigrés qui reposent sur des schémas narratifs répétitifs et véhiculent une représentation tragique de l’exil.
Alors que le début du XIXe siècle est marqué par la prépondérance de l’exil blanc –émigrés sous la Révolution, mais aussi rois et reines chassés outre-Rhin et outre-Manche –, l’auteure montre que l’on passe de migrations majoritairement contre-révolutionnaires et monarchiques à des vagues d’exil politique venues de la gauche de l’échiquier politique. Comme le dit Victor Hugo lui-même, mettant l’accent sur la différence de terminologie, « les révolutions provoquent des émigrations, les restaurations des proscriptions ». Le tournant décisif en la matière serait la loi dite d’amnistie adoptée sous la Restauration le 12 janvier 1816 : derrière son nom trompeur, elle conduit à bannir les anciens conventionnels coupables de régicide et de ralliement à Napoléon pendant les Cent-Jours, les obligeant à se réfugier à Bruxelles jusqu’en 1830. Toutefois, Sylvie Aprile prend soin de souligner que la France des monarchies censitaires est aussi et surtout une terre d’asile : à titre d’exemple, elle évoque l’ampleur de la « Grande Émigration » polonaise des années 1830.
C’est véritablement à partir du coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte que l’on observe un renversement de cette situation migratoire, puisque la proscription d’environ 10 000 républicains chassés par la répression politique au lendemain du 2 décembre 1851 fait de la France une terre de proscription. Ce chiffre de 10 000 individus auquel l’auteure parvient inclut tout à la fois les opposants officiellement « expulsés » ou « éloignés », mais aussi ceux qui se sont simplement enfuis pour échapper à des peines de prison ou à d’autres sanctions, tout en englobant également les femmes et les enfants qui suivent les proscrits en exil. Trois destinations sont privilégiées par les républicains et leur famille au lendemain du 2 décembre : la Belgique, la Suisse, et enfin l’Angleterre, qualifiée de « pays de l’expulsion universelle ». Certains républicains, après avoir effectué une première étape en Angleterre ou en Suisse, font le choix de franchir l’Atlantique, avec plus ou moins de bonheur comme le montre l’exemple des fouriéristes installés au Texas et finalement contraints d’abandonner leur colonie en 1856. Les retours des proscrits français vers la France sont nombreux tout au long du Second Empire : ces migrations en sens inverse sont permises par les trois mesures d’amnistie octroyées par Napoléon III en 1853, 1856 et 1859 (p. 229). Certains opposants au régime, tel Victor Hugo, refusent toutefois de rentrer pour éviter toute forme de compromission symbolique avec le régime bonapartiste, et préfèrent attendre la chute de Napoléon III pour regagner la France. Mais la fin du Second Empire est loin de clore l’histoire des « bannis et proscrits » français : après la répression de la Commune, une nouvelle génération d’hommes et de femmes de gauche est contrainte de rejoindre l’Angleterre jusqu’à l’amnistie générale des communards de 1879.
Une histoire sociale de l’exil politique
Cet ouvrage se propose ainsi de réévaluer la question de la proscription au XIXe siècle, en faisant une histoire sociale de l’exil politique des Français à l’étranger. Les migrations forcées que l’auteure étudie n’ont pas toutes la même dimension politique, et il s’avère dans certains cas particulièrement difficile de faire la part des motivations idéologiques, économiques ou encore culturelles, qui poussent ces Français à quitter leur pays. Ainsi, parmi les « Émigrés » installés à l’étranger sous la Révolution se trouvent nombre d’individus qui n’ont pas quitté la France pour des raisons politiques, tels que les paysans qui ont fui l’invasion étrangère dans le Nord, ou encore les domestiques contraints de suivre leur maître. Toutefois, l’origine essentiellement politique des migrations de républicains au lendemain du 2 décembre 1851 est quant à elle incontestable. Après la constitution en février 1852 des « commissions mixtes » – tribunaux que les bonapartistes constituent à la hâte pour punir les opposants au nouveau régime en faisant appel à des magistrats, à des préfets et à des généraux – des centaines de républicains n’ont d’autre choix que l’exil à l’issue de leur jugement. Pour ces hommes, il s’agit de trouver depuis l’étranger de nouveaux moyens de poursuivre le combat anti-bonapartiste. Or cet engagement politique doit s’exprimer en l’absence de tout cadre institutionnel préétabli, et affirmer sa légitimité par le biais de nouveaux moyens de représentation. Sylvie Aprile passe ainsi en revue les différents cadres d’expression politique créés par les proscrits, en allant des organes de presse, tels que le journal L’Homme fondé à Jersey par Charles Ribeyrolles, aux sociétés de secours mutuels, même si les exilés semblent finalement privilégier les pratiques de sociabilité informelles pour affirmer leur cohésion à l’étranger.
Sylvie Aprile cherche aussi à appréhender la dimension sociale de ces migrations politiques et focalise son regard sur les relations tissées au sein des communautés de proscrits. Renversant une idée préconçue, elle montre que loin d’être de purs liens de solidarité, ces relations étaient fondées sur un principe de défiance : derrière chaque individu qui prétendait être un exilé pouvait se cacher un espion à la solde de l’ennemi. Ainsi Victor Hugo imposait-il à quiconque se présentait chez lui comme proscrit politique d’en faire préalablement la preuve. Par ailleurs, l’historienne ne se penche pas uniquement sur les « frères » mais aussi sur les « sœurs » en exil. Elle pose la question du rôle réservé aux femmes, qui pouvaient être de simples « suiveuses », selon l’expression de l’historienne Nancy Green, ou au contraire de véritables proscrites comme Jeanne Deroin sous le Second Empire ou Louise Michel à Londres dans les années 1870. L’attention portée à la dimension sociale de l’exil se lit également à travers les passages consacrés à la difficile reconversion professionnelle des proscrits.
Pour mener à bien cette étude ambitieuse, l’auteure du Siècle des Exilés se fonde sur l’examen des rapports de la surveillance policière consacrés aux proscrits du Second Empire, sources abondantes mais souvent trompeuses : mis à part les rapports de quelques grands espions, comme ceux de l’Anglais John Hitchens Sanders dans les années 1850, les rapports policiers se caractérisent par leur aspect répétitif et par la mauvaise qualité de l’information qui les nourrit. Néanmoins, Sylvie Aprile cherche aussi à appréhender l’exil à partir de sources produites par les proscrits eux-mêmes. Les dossiers de demande de pension ou de réparation des victimes du coup d’État, déposés par les proscrits ou leurs héritiers sous la IIIe République, permettent de retracer le parcours de ces exilés et de souligner la reconnaissance parfois défaillante que leur réserve le nouveau régime républicain. Les écrits de l’intime – autobiographies, journaux ou correspondances – constituent également des sources privilégiées par l’historienne. Ainsi le Journal d’Adèle Hugo, riche en commentaires sur les réunions de proscrits à Jersey, est-il tout particulièrement exploité pour décrire la reconstruction de sociabilités républicaines dans les îles anglo-normandes au lendemain du coup d’État. L’analyse des brochures, romans et poèmes écrits par les exilés, ajoute enfin une dimension d’histoire culturelle à cette histoire sociale des migrations politiques, en donnant un aperçu des représentations de l’exil projetées par les émigrés et les proscrits depuis l’étranger. Mais l’exploitation de telles sources littéraires et politiques conduit parfois l’auteure à mettre en valeur les figures les plus célèbres d’exilés – Hugo, Quinet, Ledru-Rollin pour le Second Empire –, au détriment des proscrits plus anonymes dont on ne peut retrouver la trace qu’à travers les dossiers judiciaires ou encore les simples souches de passeport.
Représentations et mémoires d’exil
Privilégiant une approche sociale du fait politique, Le Siècle des Exilés n’en aborde pas moins la question des représentations de l’exil, leur accordant des considérations éclairantes. Les descriptions du temps de l’exil qui sont retenues par l’auteure, temps de l’attente ou de l’ennui, privilégient une représentation victimaire du proscrit. Si Victor Hugo se décrit lui-même comme un solitaire sur son rocher, il convient peut-être de nuancer cette image de « l’exil sombre, exil abandonné » [6], qui a également été véhiculée par les Paroles d’un croyant de Félicité de Lamennais. On peut par exemple rappeler, comme le dit par ailleurs l’historienne, que Victor Hugo recevait près de « trois à quatre cents visiteurs par an » à Hauteville-House (p. 159). Depuis les Tristes d’Ovide, le lamento constitue une figure topique du discours du proscrit, qui s’intègre en réalité dans une véritable stratégie politique. Si l’exilé est certes une « victime, même provisoire, un vaincu qui doit construire son présent et son futur […] hors de l’espace national » (p. 1), il ne faut pas pour autant négliger le caractère parfois rhétorique des lamentations du proscrit.
En définitive, le livre de Sylvie Aprile a pour intérêt d’apporter un éclairage à la fois synthétique et novateur sur un fait migratoire certes minoritaire dans la France du XIXe siècle. Si le pays de la Révolution française constituait davantage une terre d’asile que d’exil au XIXe siècle, et même si la figure du proscrit n’a jamais réussi à devenir une vraie matrice de l’imaginaire politique français, il n’en reste pas moins que les grandes vagues de proscription politique – émigration contre-révolutionnaire, exil des conventionnels régicides, ou encore proscription des « rouges » après les répressions bonapartiste et versaillaise – méritaient d’être analysés selon l’approche comparative proposée par Sylvie Aprile.