Chantal Jaquet découvre un Bacon qui sort des sentiers battus : pour partir à la conquête des sciences, la philosophie devait s’appuyer sur l’histoire sans oublier non plus la poésie. La fourmi qui amasse et l’araignée qui ratiocine ne peuvent rien sans l’abeille qui transforme : l’imagination.
Recensé : Chantal Jaquet, Bacon et la promotion des savoirs, Paris, PUF, collection « Philosophies », 2010, 291 p.
D’emblée, l’ouvrage de Chantal Jaquet surprend par sa longueur. Cette longueur – 291 pages, dans une collection qui, en général, n’excède pas 130 pages – pourrait à elle seule témoigner de l’ambition de ce travail. C’est à partir du Treatise of Advancement of Learning (1605) (TAL) et de sa reprise latine allongée, De Dignitate et Augmentis Scientiarum (1623) (DA) que l’auteur entend éclairer le projet baconien de « régénération des sciences » (p. 7) dans son ensemble. Ce souci de complétude est tenu. Ce n’est donc pas le Bacon de la méthode habituellement présenté en France que nous montre l’auteur. Ch. Jaquet prend au sérieux la pluralité des savoirs, couvrant l’ensemble des champs abordés par Bacon : de l’histoire à la politique, au droit et à la morale, en passant bien entendu par la philosophie naturelle. L’ouvrage ne présente donc pas autrement un Bacon que l’on croit connaître ; il conduit à travers l’ensemble de la pensée baconienne, en suivant le fil de la « promotion » des savoirs. Cela recouvre deux tâches : défendre le savoir et montrer quel progrès est possible.
La classification des savoirs : histoire et poésie
D’abord, promouvoir consiste à indiquer ce qui manque et qui reste à explorer. Cela revient à classer les savoirs. Or cette division, pierre angulaire du projet baconien (p. 18), n’est pas une encyclopédie des savoirs acquis. Au contraire, elle est sous-tendue par une « conception programmatique de la connaissance, qui engage l’avenir et requiert une organisation collective de la recherche » (p. 13-14). En cela, Bacon rompt avec le principe des classifications antérieures. À cette rupture s’en ajoute une autre, plus subtile. Bacon distingue trois parties dans le savoir : l’histoire, la poésie et la philosophie. Si la philosophie a un rôle central, Bacon « considère qu’histoire et poésie constituent des domaines du savoir à part entière [et] leur octroie une place sans précédent dans la hiérarchie des connaissances » (p. 17). Ch. Jaquet consacre ainsi la moitié de son ouvrage à l’histoire et à la poésie. Ainsi de l’histoire : si elle est d’abord la description de faits, « en un sens plus technique, l’histoire cesse d’être la simple relation de faits empiriques pour devenir une matière élaborée servant de fondement à l’induction vraie » (p. 35). Cela vaut de toutes les formes d’histoire. Si l’histoire civile n’est pas au sens strict expérimentale, à l’instar de l’histoire naturelle que souhaite Bacon, elle n’en reste pas moins une histoire active, qui interroge le passé. Par exemple, Bacon appelle de ses vœux une histoire des lettres, qui doit donner « une vision globale et ordonnée de l’état du savoir » (p. 58). Cela exige de « replace[r] le savoir dans son contexte institutionnel et politique » (ibid.). Le but en est de montrer les formes d’organisation institutionnelles notamment qui favorisent le progrès du savoir. Bref, « Bacon conçoit l’histoire comme une mise à la question, comme un dévoilement forcé » (p. 68). Seule cette activité de l’historien permet de donner un sens à l’histoire elle-même, en autorisant d’en tirer des leçons. Ch. Jaquet traite donc d’un Bacon relativement inattendu pour le lecteur français. Une histoire de l’histoire peut difficilement se passer de la référence baconienne : Bacon est l’un des premiers à voir dans l’histoire (civile) un savoir au même titre que l’histoire naturelle.
Après l’histoire, Bacon traite de la poésie. Il est impossible de résumer les analyses de Ch. Jaquet – c’est l’un des passages les plus importants de l’ouvrage. Toute sa place est rendue à l’imagination. Non sans radicalité, l’auteur en fait une faculté centrale. Commentant la célèbre image opposant la fourmi empirique qui amasse tout ce qu’elle trouve, l’araignée rationaliste qui tire d’elle-même son discours et l’abeille qui transforme ce qu’elle découvre, Ch. Jaquet écrit : « ce texte est souvent cité pour définir la méthode baconienne et pour célébrer l’alliance entre l’expérience et la raison, mais on s’est rarement interrogé pour savoir quelle est cette faculté propre par laquelle le philosophe abeille modifie et transforme la matière ? Ce ne peut être ni la mémoire seule, qui ne permet qu’un travail de fourmi, ni la raison seule, qui nous enferme dans ses toiles d’araignée. Il ne reste donc par élimination que l’imagination pour opérer la synthèse avec l’aide des autres facultés de l’entendement » (p. 119). L’imagination participe à la constitution du savoir. Mais c’est une arme à double tranchant. Dans l’ordre de la croyance, l’imagination domine. Elle peut ainsi produire l’illusion du savoir si l’on confond les domaines comme cela arrive trop souvent. Ch. Jaquet souligne les ombres au tableau (p. 128 sq.). Il faut donc soumettre l’imagination à la raison dans le domaine de la philosophie, où les véritables progrès restent à faire.
La possibilité du savoir : la philosophie
La promotion des savoirs n’a de sens que si le savoir est effectivement possible. C’est la seconde tâche de Bacon – à la fois plus importante et plus problématique, et qui est sans doute la plus commentée. Dans TAL, Bacon ne s’attaque directement qu’aux critiques théologiques de la libido sciendi. Il montre d’une part que la Bible ne condamne pas le savoir et surtout il propose une nouvelle articulation entre théologie et philosophie, manifestant leurs limites réciproques. Si la philosophie doit être affranchie de la tutelle théologique, elle peut jouer un rôle en ouvrant à la réflexion religieuse ou en préparant à la foi. Il n’y a ni antinomie, ni séparation totale des domaines (p. 252 sq.). Le projet philosophique de Bacon s’inscrit dans une forme d’enseignement religieux : le philosophe au service de l’humanité illustre l’esprit de charité ; et un usage de la raison dans les affaires sacrées, d’illustration ou de déduction de directive morale, est possible. Outre cette distinction, il y a tout le travail de réforme de l’entendement. À ce propos, C. Jaquet s’émancipe nécessairement de TAL. Sans que la position de l’auteur soit elle-même banale, c’est un lieu plus classique du commentaire, que prend en charge la fin de l’ouvrage (p. 258-288), pour interpréter la réforme baconienne comme purification de l’esprit, à partir d’une analyse fine des idoles qui assiègent l’esprit et des stratégies que Bacon leur oppose.
Les desiderata du commentaire baconien
L’interprétation de la promotion des savoirs que propose C. Jaquet est convaincante. Mais elle ne laisse pas de soulever des questions – dont on espère que son ouvrage sera une invitation à les résoudre. Ce n’est sans doute pas le moindre des mérites d’un ouvrage sur Bacon que de montrer aussi – conformément à ce que souhaite Bacon pour les sciences – quels sont les desiderata du commentaire baconien.
Le premier point touche l’évolution de Bacon. Ch. Jaquet mentionne les différences entre TAL et DA, et elle en rend compte. Mais il est parfois difficile de saisir quelle est la place du Novum Organum (NO) entre les deux. Bien qu’il soit plus proche chronologiquement de DA que de TAL, Ch. Jaquet l’utilise parfois comme s’il fournissait une clé de lecture évidente pour les deux ouvrages. Nul doute qu’elle soit attentive à la place de NO dans l’évolution de Bacon, comme le montre l’analyse de la notion de logique. Mais ce travail reste à mener. De même, Bacon a choisi de ne pas publier certains de ses ouvrages, comme la Récusation des Doctrines Philosophiques ou La production virile du siècle. Il y fait des choix stratégiques qu’il ne valide pas. Dès lors la question reste : cette variation dans la promotion des savoirs est-elle autre chose qu’une variation rhétorique, ou cache-t-elle des modifications plus substantielles ? L’analyse de l’imagination proposée par Ch. Jaquet invite à se méfier de la réponse qui voudrait s’en tenir à la variation rhétorique. Jouer sur l’imagination et la croyance ne peut être sans conséquences sur la conception que l’on se fait du savoir lui-même.
Le second point d’embarras est systématique. La position de Bacon pose le problème du commencement – que Ch. Jaquet pose lucidement (p. 199). À cet égard, sa position est justifiable, mais problématique. Elle conclut : « l’entendement a moins besoin d’une réforme que d’une formation. Il ne se restaure qu’en s’instaurant, c’est-à-dire en accomplissant son œuvre d’interprétation. C’est pourquoi le projet baconien se présente comme une grande instauration des sciences (Instauratio magna) et non pas comme une restauration. Contre l’erreur sans cesse renaissante, l’invention est en somme la meilleure des préventions » (p. 288). Mais cela ne résout pas la question : et si l’entendement était incapable d’inventer ? Cela crée une tension dans la position de Ch. Jaquet, puisqu’elle admet par ailleurs que « l’histoire inductive est le remède aux anticipations de l’entendement, car elle lui permet de s’élever graduellement du particulier vers les axiomes » (p. 52-53). Or cette histoire inductive est « préphilosophique », en deçà de l’interprétation : celle-ci n’est donc pas le seul remède – et l’entendement peut s’instaurer avant d’interpréter. À la décharge de Ch. Jaquet, il faut admettre que la position de Bacon est sans doute ambiguë. Par sa prise de position radicale, Ch. Jaquet force à poser clairement le problème. Et pose ainsi la nécessité de le résoudre. Cette nécessité est d’autant plus pressante que Ch. Jaquet rappelle à juste titre l’inscription de Bacon dans son temps – qu’il s’agisse de rapporter sa conception de l’histoire à Machiavel (p. 75-76), de rappeler la proximité de Bacon et de la chimie (p. 175), ou encore rapprocher Bacon et Télésio (p. 186), comme si tout n’était pas à rejeter dans ce qui se présente comme savoir avant Bacon. Il se pourrait donc que pour Bacon, il faille commencer : l’entendement se renforcera au fur et à mesure de ses avancées. C’est du moins ce que suggère l’analyse de l’expérience lettrée (ou ordonnée) dont Ch. Jaquet dit qu’elle est avec l’interprétation l’un des piliers de l’invention (p. 192).
La promotion des savoirs est d’abord la promesse d’un progrès possible. Mais il faut souligner l’indétermination nécessaire aux yeux de Bacon de ce progrès. Il n’est pas possible de dire ce qu’il sera précisément. Bacon indique des directions ; il fournit une carte qui doit permettre aux autres de naviguer. La recherche est comme la navigation sur des mers peu connues voire inconnues – c’est certainement le dernier sens de la philosophie marine de Bacon (p. 8). Bacon fournit une boussole pour ne pas se perdre. Cela ne signifie pas que l’on sait où l’on va. Et surtout, cela signifie que personne n’est en droit d’exiger de savoir a priori où l’on va. Promouvoir les savoirs, en un dernier sens donc, c’est finalement assurer leur autonomie au sein d’institutions idoines. C’est le seul véritable regret que nous avons à la lecture du livre. Dans TAL, Bacon s’adresse au roi, et demande une réforme des institutions savantes à titre de condition du progrès. Et même si elle voit bien qu’il y a de ce point de vue des leçons à tirer de l’histoire – leçons que Bacon tire pour sa part – , Ch. Jaquet passe sous silence cet aspect de la réflexion de Bacon. Elle est pourtant fondamentale. L’autonomie de la science n’est pas seulement affaire de liberté théorique ; ou plutôt, explique Bacon, la liberté théorique n’a de sens que si elle est pratiquement fondée. La promotion des savoirs est aussi affaire de politique.
– Francis Bacon, Récusation des doctrines philosophiques et autres opuscules, traduit et présenté par Didier Deleule, Hermann.
– Didier Deleule, Francis Bacon et la réforme du savoir, Hermann.
Pour citer cet article :
Luc Peterschmitt, « Bacon de Verulam, cartographe des sciences »,
La Vie des idées
, 26 janvier 2011.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Bacon-de-Verulam-cartographe-des
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