Recensé : Hommes & Migrations, « Soldats de France », dossier coordonné par Alain Seksig, n° 1276, novembre-décembre 2008.
À l’heure où le président de la République célèbre, sur les plages de Provence, le « courage admirable des troupes coloniales », un numéro de la revue de la Cité nationale de l’immigration revient sur cette composante essentielle des armées françaises : les étrangers, immigrés et colonisés. Pour Alain Seksig, qui coordonne cet ensemble parfois hétéroclite, le « temps de la reconnaissance » (p. 6) est venu : force est de constater que cette histoire ne fait plus l’objet, depuis deux décennies au moins, d’une occultation. Après les ouvrages scientifiques et les films (et en particulier l’important Indigènes, en 2006 [1]), rien ne s’oppose plus à ce que le grand public s’empare de ce passé : la revue Homme & Migrations fait ici œuvre de vulgarisation, en même temps qu’elle relie ces expériences à des débats actuels sur la société française.
Des Allemands dans la Résistance
La diversité des contributions et des auteurs, historiens, sociologues mais aussi militaires, fait de ce dossier un ensemble original, même si l’on peine parfois à en comprendre tout à fait la logique. De nombreux articles sont des rééditions ; l’on perçoit à travers ce recueil le cheminement différencié de plusieurs historiographies. La participation des étrangers non coloniaux à l’effort de guerre français au XXe siècle fait l’objet de synthèses dès la fin des années 1980 [2]. La contribution des immigrés à la Résistance est ici au cœur de plusieurs contributions, telle celle de Philippe Dewitte sur les FTP-MOI (Main-d’œuvre Immigrée, organisation résistante des étrangers communistes), qui rend hommage à ces hommes inconnus, souvent sans visage dans le processus de commémoration français. Éveline et Yan Brès consacrent un article au cas extrême de l’engagement étranger pour la France : celui des maquisards allemands dans la Résistance. Un article d’Adam Rayski, ancien responsable de la section juive de la MOI, décrit enfin cet « élan des immigrés qui les porte à se jeter dans les bras de la France », celle que Vichy ne défigura pas dans l’esprit de ses défenseurs réfugiés : « Marianne reste Marianne, toujours immaculée et nullement marquée par les vices du pouvoir » (p. 72).
Le sang versé des soldats coloniaux pose sans doute des problèmes plus nombreux en termes d’analyse et d’interprétation. Au-delà de la figure du pays d’immigration, il interroge les ressorts de la République coloniale, l’imbroglio de la citoyenneté française dans l’Empire. Deux articles, signés de Philippe Dewitte et de Jacques Frémeaux, tiennent lieu de synthèse sur cette « dette du sang » contractée à l’égard des peuples coloniaux. Le premier revient, dans sa contribution « 1933-1945, le combat des immigrés pour la liberté » (d’abord publiée en 1989), sur la place et le rôle de l’expérience combattante dans les combats nationalistes. La Grande Guerre, en particulier à travers ses anciens combattants d’Afrique, a joué un rôle d’accélération dans le processus d’assimilation républicain, mais aussi dans son dépassement. Ainsi, dès 1917, le futur député du Sénégal Galandou Diouf porte-t-il cette revendication dans L’Indépendant sénégalais : « Égalité dans la société, comme dans les tranchées devant la mort » (cité p. 18). Jacques Frémeaux rappelle quant à lui, assez classiquement, la « fabrique de citoyens » qu’a pu être l’armée, dans ses contradictions mêmes, puisqu’elle a tout aussi bien pu constituer un foyer de nationalisme.
Cimetière chinois et cimetière musulman
Quelques contributions inédites font l’originalité de ce dossier. Le culte rendu aux morts fait pleinement partie, aujourd’hui, de la façon dont on entend faire l’histoire des guerres [3] ; l’on saluera à cet égard deux articles novateurs qui contribuent, dans cette perspective, à enrichir pleinement le panorama proposé. Ainsi du travail de Yassine Chaïb sur le cimetière chinois de Nolette en Picardie, qui rappelle la participation indirecte à l’effort de guerre, pendant la Première Guerre mondiale, de 140 à 160 000 travailleurs chinois recrutés par la Grande-Bretagne. Regroupée en camps de travail sur le territoire hexagonal, dont celui de Nolette dans la Somme qui accueillit 3000 d’entre eux, cette main-d’œuvre participa aux travaux de creusement des tranchées, de construction de routes et chemins de fer, mais aussi à la récupération des blessés et au désobusage sur les champs de bataille. L’on recense 20 000 morts, nombre d’entre eux étant restés sans sépulture. Nolette, avec ses 838 tombes, est la plus grande nécropole chinoise de France. Ce cimetière constitue aujourd’hui un lieu de culte des ancêtres pour les nouveaux migrants chinois. Marie-Ange d’Adler se penche, de son côté, sur le carré militaire du cimetière musulman du Bobigny : créé en 1937, il accueille la sépulture de 60 soldats ensevelis de 1944 à 1954. Inscrit au titre des Monuments historiques depuis 2006, il joue également un rôle dans l’appropriation de cette histoire par les nouvelles générations qui ont grandi en temps de paix.
Enfin, ce numéro fait place à des interrogations contemporaines. La contribution de Régis Pierret sur les descendants de harkis est frappante à de nombreux égards. Faisant état d’une véritable « torture morale » vécue par les enfants des supplétifs de l’armée française en Algérie, ce dernier cherche à qualifier ce que pourrait être l’identité de ces héritiers pris au cœur d’une véritable « valse identitaire ». Le sociologue revient sur la souffrance ressentie par ceux-là qui se plaignent, selon leurs propres mots, d’être « assimilés à des Maghrébins » et se font les porteurs, parfois, d’un discours intolérant contre l’immigration et les immigrés. La contribution d’un autre sociologue, enfin, clôt le dossier sur la notion d’ethnicité dans l’armée française : à partir de l’enquête qu’il a menée sur les militaires français issus de l’immigration, commandée par le ministère de la Défense, Christophe Bertossi fait une synthèse sur le vécu de ces Français. La prégnance du colonial ressort nettement des entretiens menés, qui révèlent la construction « par le bas » d’une notion puissante d’ethnicité dans les rapports sociaux propres à l’institution militaire. Par un rejeu des catégories coloniales, les soldats portant un nom d’origine nord-africaine se trouvent ainsi désignés par l’étiquette de « musulman » par leurs compagnons de régiment.
L’histoire de l’engagement des étrangers, immigrés et colonisés dans la défense française n’est pas nouvelle. Elle a dores et déjà ses grandes figures (que l’on pense à Lazare Ponticelli, Boris Halban ou Adam Rayski, dont les notices nécrologiques sont reproduites dans l’ouvrage) ; elle peut cependant être approfondie et renouvelée. C’est le principal mérite de ce numéro de la revue Hommes & Migrations de le démontrer.
Pour citer cet article :
Claire Marynower, « Aux soldats de l’Empire, la patrie reconnaissante ? »,
La Vie des idées
, 22 juin 2009.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Aux-soldats-de-l-Empire-la-patrie,768
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