Recensé : Jean-Michel Servet, Les Monnaies du lien, Presses Universitaires de Lyon, 2012, 455 p., 22 €
Dans son ouvrage, Les Monnaies du lien, Jean-Michel Servet se livre à un exercice difficile : présenter dans un même recueil et sur un même thème, deux regards sur les origines et fondements des pratiques monétaires, que trente années de recherches séparent. Mais l’auteur ne se contente pas de les juxtaposer dans les deux parties de son ouvrage. Dès l’avant-propos, il en justifie les articulations et accepte pleinement les contrastes de position. Ces deux regards apparaissent donc comme deux réponses, à la fois opposées et complémentaires, à une « énigme » : l’universalité des pratiques monétaires. Loin de formuler une nouvelle interprétation de l’origine de la monnaie – à la manière d’Aristote puis de nombreux autres –, ou d’invoquer une forme de monnaie idéalisée dans une société primitive donnée, Jean-Michel Servet défend une thèse subtile : les institutions sociales essentielles apparaissent en même temps que la monnaie. En d’autres termes, s’il y a un « avant la monnaie », cette étape est concomitante d’un avant-société.
L’argumentation se construit autour de l’examen critique de deux thèses concernant la monnaie, qui fondent successivement les deux parties du l’ouvrage. La première partie, et aussi la plus importante, provient de la thèse de doctorat de l’auteur (1981) – jamais publiée dans une version aussi complète. L’auteur y discute la thèse « généalogique » ou « néo-évolutionniste », qui est la plus courante et, selon lui, la plus biaisée également, et qui nécessite donc d’être examinée en détail en vue de saisir la source de la confusion.
Paléomonnaies et non monnaies primitives
Selon cette thèse, les monnaies primitives sont entendues au sens premier d’archaïque : il y a un commencement que l’on peut dater et qui, dans les manuels d’économie politique, s’apparente à la fable du troc. La monnaie, serait apparue comme un intermédiaire de l’échange. Cette thèse est sous-tendue par l’idée de progrès. Elle est commune aux historiens de la monnaie et à de nombreux ethnologues tentés de classer les transformations monétaires dans une perspective évolutive des sociétés relativement à différentes formes et pratiques liées à la monnaie, du perfectionnement des instruments de mesure à l’existence de rapports d’exploitation en passant par la gestion du temps ou la maîtrise de l’environnement.
Au contraire, l’auteur entend s’extraire de cet historicisme figé et renonce à « une hiérarchie des stades » qui privilégierait l’un de ces critères en faveur d’une avancée supérieure de l’humanité. Il se compare au linguiste qui se refuserait à ordonner des langues comme « primitives » ou « civilisées » en reconnaissant seulement des « états antérieurs » de prononciation, par exemple, tout comme un spécialiste de l’art ne saurait parler de progrès en désignant l’expression artistique.
Pourtant, cette hiérarchisation est encore valide en termes de transformation monétaire et relève même d’une interprétation exclusivement économique. Elle est même véhiculée dans nos sociétés dites modernes par une forme de théorie économique limitant la monnaie à ses trois fonctions (unité de compte, moyen de paiement, réserve de valeur), et le marché à un espace d’échange dans lequel la monnaie permettrait de s’acquitter de toute forme d’obligation et d’intérêt. Economie et politique formeraient les deux dimensions exclusives de la monnaie.
Précisément, au-delà de cette thèse évolutionniste que l’auteur lui-même reconnaît avoir défendue dans ses premiers travaux, l’enjeu est de démontrer la convergence, entre pratiques monétaires passées, perçues dans une dimension ethnologique revisitée, et instruments monétaires présents.
Dans cette optique, Jean-Michel Servet substitue le terme de « genèse » à celui d’« origine » de la monnaie ; et celui de « paléomonnaie », qu’il crée, à celui de « monnaies primitives », l’expression paléomonnaie permettant de mieux souligner la diversité des monnaies. L’auteur n’ambitionne pas de dresser un inventaire des formes de monnaies dites primitives. Le préfixe paléo- renvoie à une double expression : antériorité logique de ces monnaies mais également différence, et non infériorité. Les paléomonnaies impliquent des rapports de pouvoir, de domination, de dépendance entre les hommes et leurs activités.
Ainsi, les pratiques monétaires elles-mêmes ne constituent pas une innovation radicale d’une société jusque-là sans monnaie. Il n’y a pas d’abord l’objet inédit qui apparaît, mais souvent des biens déjà utilisés qui prennent un nouveau visage et deviennent monnaie (par exemple des animaux, des outils ou des armes comme des haches), jusqu’à faire oublier quelquefois pour certains leur ancien usage. Il est préférable de recourir alors au terme « pratique monétaire » dont les supports de monnaie sont seulement l’expression partielle. Une forme monétaire n’est pas nécessairement une forme commerciale. Une pratique devient monétaire, un usage préexiste à la fonction. Et l’adéquation entre pratiques et fonction est locale à l’échelle du temps. Ce sont les rapports sociaux qui jouent le rôle d’accélérateur. Dès lors, le phénomène monétaire se perçoit avant tout à travers les sociétés et cultures humaines multiples. Un retour à l’étude des paléomonnaies est donc intéressant non seulement pour percevoir cette dimension occultée de la monnaie, mais également pour jeter un regard nouveau sur nos pratiques monétaires modernes.
La monnaie comme fondement social essentiel
Cette position prépare à l’autre regard sur la monnaie, la thèse « essentialiste », qui occupe la deuxième partie de l’ouvrage. Si l’on peut regretter qu’elle soit moins développée que la première, elle nous a paru plus percutante par l’argumentation serrée que propose l’auteur. Notons également que Servet reprend judicieusement certains exemples précédemment développés et que, dans la fin de l’ouvrage, il revient même sur l’étymologie (364-367) de certains termes plus conformes à l’interprétation qu’il souhaite leur conférer (le terme « intérêt » par exemple signifiant « inter esse » pour « être entre »). Dans toutes les sociétés, la monnaie fait lien. « Anthropologiquement et historiquement, les relations financières sont des liens – au sens d’un attachement – entre les membres d’une communauté. Il suffit de rappeler l’étymologie de termes comme « obligation » ou sa traduction anglaise « bond », pour retrouver dans « obligation » la racine « lig », autrement dit une ligature, et dans « bond » le double sens financier d’obligation mais aussi de rapport de servitude » ( 364-365). Selon la thèse essentialiste, « le lien prime sur la position » (367). Ainsi, lors de l’échange, l’acheteur et le vendeur, le débiteur et le créancier, le donneur et le receveur ne se conçoivent pas séparément à travers des actes d’achat et de vente dissociés, mais se saisissent directement dans une relation qui n’est pas « la position relative de l’un par rapport à l’autre » (367). À l’appui de cette thèse Jean-Michel Servet propose une riche synthèse de travaux récents qui se placent dans la perspective essentialiste de la monnaie, plus particulièrement de travaux rattachés à la pensée de Karl Polanyi et à une forme « d’anti-évolutionnisme » tranchant avec la thèse « généalogique ».
Il est vrai que Jean-Michel Servet souhaite, d’une part, valoriser une approche socio-économique s’inscrivant dans la lignée de Polanyi (1983), d’autre part, donner une autre dimension à la monnaie que la seule fonction de circulation des richesses dans une relation marchande (dons, prélèvements, redistribution). À l’instar des travaux d’Aglietta et Orléan (1998) et de Théret (2007), Servet se réfère à la dimension bien connue de confiance dans la monnaie. Il ajoute que les monnaies ne sont pas nécessairement des contreparties de bien ou de service mais se saisissent dans des relations d’interdépendance au sein de communautés. Ce faisant, elles favorisent l’émergence de liens – au-delà des théories du don et du contre-don d’ailleurs –, les paléomonnaies étant alors par exemple le support de « la mémoire de paroles données et d’évènements marquants » ou encore « des moyens de dialogue avec les esprits qui donnent fécondité ou mort » (p. 331). Ces dernières ne fonctionnent pas alors
comme des moyens de transfert ou d’extinction de dettes et d’achat d’autres biens, comme on le fait aujourd’hui grâce au droit qui régit les transactions pour acheter des machines, des forces de travail ou des produits de consommation. Dans ces sociétés, il existe de façon beaucoup plus manifeste que dans les nôtres des obligations (autrement dit des devoirs) qui ne peuvent être éteintes en payant. (p. 331)
Au lieu de la percevoir comme une conséquence du développement des échanges commerciaux, la monnaie a été au contraire appréhendée comme « un préalable nécessaire à l’essor du marché » (p. 336). Or, pour l’auteur, il n’est pas possible de réduire les jeux monétaires, incluant dettes et dons, à un échange symétrique :
Chaque acte auquel la monnaie participe ne fait sens que par rapport à l’ensemble des liens qu’elle tisse, retisse et dénoue. Toutefois, cette compréhension, supérieure notamment parce que plus large, de l’institution monétaire, à travers une rupture avec l’économisme dominant grâce à l’inclusion d’usages sociaux, a pu introduire un biais en privilégiant les formes complexes de circulation des paléomonnaies. On en est venu à masquer le fait que la monnaie représente la société comme totalité. (p. 336) )
En d’autres termes, les formes dominantes d’usage de la monnaie aujourd’hui ne font pas disparaître les formes anciennes : elle les recouvre. Les instruments monétaires se sont développés comme des « instruments de codification et de normalisation dans des champs d’usage différents, hiérarchisés de façon diverse selon les sociétés » (p. 338). La société s’exprime comme un tout à travers des rites permis par les opérations financières. Par exemple, l’exposition de « longs chapelets de perles de coquillages » par les ‘Arés’aré lors de cérémonies « essentielles à la reproduction de leur communauté » ne constitue pas un don mais un prêt. Il est impossible de les échanger ni de les donner. La fonction commune des paléomonnaies dans toutes les communautés consiste à être « des biens simultanément précieux et sans utilité matérielle ». (338). Leur intervention « dans des transactions dites ‘marchandes’ qui, pour certaines sociétés, peuvent jouer un rôle primordial, n’est qu’un champ particulier d’application de cette normalisation » (338). Ainsi, l’auteur souligne avec des exemples appropriés, que « la fiduciarité de la monnaie n’est pas réservée à des monnaies que l’on croirait plus évoluées. Les paléomonnaies, par leurs matières et par leurs formes, ne peuvent qu’exceptionnellement et de façon très marginale servir comme moyens de consommation ou de production. » (339).
Dès lors, la monnaie revêt une double dimension, « verticale et horizontale » : elle est à la fois le lien qui unit et ordonne les membres et leurs activités, « permettant de réaliser non seulement des relations d’alliance mais aussi de filiation intergénérationnelle » (pp. 20-21). Cette fois-ci, l’archaïsme de la monnaie s’entend au sens de son essentialisme supposé : non comme un « vestige » mais comme un « fondement essentiel commun à l’ensemble des sociétés humaines » (p. 21). À ce titre, la monnaie possède des caractéristiques communes pouvant éclairer nos pratiques, de manière explicite ou cachée voire inconsciente. Dans cette nouvelle perspective, la comparaison entre les sociétés apparaît sous un jour nouveau, et la monnaie y fait figure d’ « institution universelle ».
Monnaie et système économique
En conclusion, plutôt qu’un simple intermédiaire, la monnaie est bien un symbole permettant de faire lien, comme celui qui unit monnaies locales, développement durable et économie sociale et solidaire. Ce faisant, par une porte d’entrée différente de celle du Grand Renversement (2010), Jean-Michel Servet pose selon nous les bases d’une nouvelle interprétation de la philosophie sociale à l’œuvre dans les expérimentations et les propositions de modèles économiques solidaires, alternatifs au modèle marchand dominant. Il y parvient via une lecture inédite de la réciprocité, de la solidarité et, de fait, du marché que l’on regrette de ne pas voir davantage prolongée encore. Notons que si l’ouvrage est dense, il se lit très aisément grâce au mélange des styles et à la richesse des références agrémentées d’un index précis au service d’une démonstration brillante par l’importance et la précision des connaissances mobilisées et par la clarté de l’analyse menée.
La principale réserve à formuler concerne alors, pour les économistes, le fait que l’auteur ne développe pas l’histoire de la pensée économique et monétaire, et même qu’il limite le recours aux économistes ayant traité d’histoire de la monnaie (Hicks n’est cité que deux fois, par exemple). Tel n’était certes pas l’enjeu dans l’ouvrage, pas plus qu’il n’est de justifier l’actualité de la thèse dite néo-évolutionniste, qui fonde encore de nombreux travaux. Parallèlement, du côté des anthropologues, on peut s’étonner qu’il ne prolonge pas la thèse de Philippe Rospabé (1995) sur la monnaie comme dette de vie ou encore celle de David Graeber, très en vogue outre-atlantique, qui analyse la dette en croisant histoire et anthropologie. Plus particulièrement, Graeber a publié en 2011 une monographie dans laquelle il défend précisément une thèse qui pourrait concurrencer celle de l’auteur : durant 5000 ans d’histoire, le troc n’aurait jamais constitué le moyen d’échange principal. Néanmoins, il est vrai que Graeber ne traite pas du partage, dimension qui se trouve largement intégrée dans cette nouvelle publication de Jean-Michel Servet.