La notion d’État-providence connaît un destin paradoxal dans la pensée politique française. Chacun se plaît à souligner les ambiguïtés du terme, mais chacun se trouve dans l’obligation d’y recourir pour rendre compte des fonctions de solidarité de l’État. Ainsi, le 9 juillet 2018, devant les parlementaires réunis en Congrès, Emmanuel Macron, chef de l’État, déclare vouloir « construire l’État-providence du XXIe siècle ». Dans cette perspective, l’expression « État-providence » est en quelque sorte l’équivalent de la notion anglo-saxonne de « Welfare State » et c’est ainsi qu’elle est le plus souvent entendue dans le langage public. Toutefois, utiliser le terme État-providence comme un équivalent de « Welfare state » ne va pas sans poser de problèmes de terminologie. En effet, dans l’histoire traditionnelle des idées politiques en France, la notion d’État-providence est une expression péjorative, inventée par les libéraux au cours du Second Empire pour dénoncer un État omnipotent inhibant le développement des initiatives individuelles et collectives et se substituant de manière illégitime aux solidarités traditionnelles. Traditionnellement, depuis le fameux discours d’Émile Ollivier à la Chambre (27 avril 1864), la responsabilité de cette émergence est à mettre au compte de la loi Le Chapelier (1791) interdisant les corporations et ne laissant aucune place entre l’individu et l’État. Tout au long de la IIIe République, c’est ce sens négatif qui s’impose et qui perdure [1].
Jusqu’aux années 1970, l’expression est encore fort peu usitée, dans le domaine des politiques sociales. Les Français recourent plutôt aux notions de solidarité, de sécurité sociale ou de protection sociale. Il faut mettre au compte de Pierre Rosanvallon, dans un ouvrage fort lu et fort commenté, La crise de l’État-providence (1981), la reprise du terme en lui accordant un sens positif. Tout en soulignant l’origine libérale du terme, Rosanvallon justifie sa réappropriation en argumentant qu’il n’est plus légitime d’opposer État-gendarme et État-providence, le second n’étant, selon ses termes, qu’« une extension et un approfondissement » du premier. Bien que des critiques, fort nombreuses se soient élevées contre la réintroduction du terme en raison de son origine et de ses ambiguïtés, l’expression s’est largement ancrée dans le langage public et dans le langage expert [2]. Cependant, les plaidoyers de nombreux universitaires pour l’abandon de la notion en raison de ses origines et de son sens originel [3] n’ont cessé de créer un certain malaise, particulièrement chez les spécialistes des politiques sociales.
Cependant, la thèse de l’origine libérale de l’expression est-elle fondée ? Si tout le monde semble se satisfaire d’une analyse qui légitime nos préventions vis-à-vis d’un terme maladroit, combinant la notion politique d’État et la notion religieuse de providence, la thèse n’a guère fait l’objet de tentative de « falsification » (au sens de Popper). Les progrès de la numérisation des textes historiques et la mise à disposition des textes par le site Gallica de la BNF, permettent aujourd’hui de jeter un regard nouveau sur les origines de cette expression. À quel moment apparaît la notion ? Qui forge l’expression ? Possède-t-elle à l’origine un sens nécessairement péjoratif ? Ces trois questions majeures constituent l’essence de notre tentative de « falsification » historique de la théorie dominante sur l’origine de cette expression, fort curieuse au demeurant.
Émile Ollivier popularise l’expression dans un sens négatif
On a longtemps cru que l’expression « État-providence » dans la langue française avait été forgée par des penseurs libéraux hostiles à l’accroissement des attributions de l’État, et par des opposants républicains, radicaux et socialistes au régime impérial (Cottereau, 1989 [4]). Émile Ollivier (1864) ou Émile Laurent (1865) seraient les créateurs de cette expression visant à dénoncer la trop grande puissance de l’État inhibant les initiatives individuelles et collectives.
Il ne fait aucun doute que le puissant discours d’Émile Ollivier du 27 avril 1864 dénonçant « les excès de la centralisation, l’extension démesurée des droits sociaux, les exagérations des réformateurs socialistes ; de là le procès de Babeuf, la conception de l’État-providence, le despotisme révolutionnaire sous toutes ses formes » a beaucoup fait pour donner une forte notoriété négative à la notion. Comme le révèle le site Gallica, il est une référence permanente des discours publics tout au long de la IIIe République.
Cependant, l’analyse du corpus de textes fourni par le site Gallica fait clairement apparaître qu’Émile Ollivier et les tribuns du « groupe des cinq » [5] n’inventent pas l’expression État-providence. Ils critiquent durement une idée dominante. Le corpus de textes révèle également que, dès l’origine, l’expression revêt des significations opposées. Au cours de la Révolution de 1848 et de la Seconde République, les économistes libéraux la manient pour dénoncer la politique sociale et interventionniste du gouvernement provisoire. Certains leaders socialistes l’utilisent également de manière négative pour dénoncer l’aliénation politique des ouvriers. En revanche, les insurgés ouvriers tout autant que les élites politiques qui se soulèvent contre la Monarchie de Juillet revendiquent l’édification d’un État social et interventionniste. L’expression est encore rare, mais elle est expressément formulée par les deux camps. Dès l’origine, l’expression est porteuse de sens opposés.
Une expression négative portée par les libéraux
Il ne faut pas attendre le Second Empire pour qu’émerge l’expression « État-providence ». Durant la Seconde République (1848-1851), elle est utilisée par les libéraux pour dénoncer les programmes des insurgés et du gouvernement provisoire. Dès 1849, on trouve le terme sous la plume du rédacteur du journal conservateur L’Assemblée nationale. Dans ses colonnes, le journal ne se prive pas de dénoncer les promesses dangereuses entretenues par les révolutionnaires avec leur idée d’État-providence :
Les révolutionnaires sont de grands prometteurs. Ils annoncent des combinaisons gigantesques, des systèmes fabuleux qui doivent porter partout l’abondance et, suivant le vœu d’Harpagon, ils comptent faire bonne chère au peuple à bon marché, car il faudra peu d’impôts à cet État-providence qui prendra pour lui tous les soucis, toutes les sollicitudes, toutes les prévisions laborieuses, et nous préparera à une vie bien arrangée où nous rencontrerons, sans avoir besoin de le chercher, tout ce qui est nécessaire à notre existence, tout ce qui peut la charmer et l’embellir, et où nous n’aurons plus qu’à nous laisser faire. Les révolutionnaires, quand les révolutions ne sont pas encore faites, ont un secret merveilleux à l’aide duquel ils doivent enfler démesurément le budget des dépenses et supprimer tout à fait celui des recettes. Les révolutions faites, il faut dresser leur bilan, chercher, découvrir leur actif, additionner leur passif. Maintenant, nous en sommes là. (7 novembre 1849).
Le terme est donc d’usage avéré. Sans y recourir explicitement, Tocqueville, tout autant que Bastiat, dénoncent explicitement cette ambition de l’État à devenir la Providence du Peuple. Lors du débat sur la Constitution de la Seconde République (1849), Tocqueville attaque l’amendement qui énonce que « la République reconnaît le droit de tous les citoyens à l’instruction, au travail, et à l’assistance ». Cet amendement obligerait, selon lui, l’État à se « faire le grand et unique organisateur du travail ; ce qui serait du communisme » [6]. Dans L’Ancien Régime et la Révolution (1856), il évoque cet État devenu si providentiel qu’on fait appel à lui en toutes circonstances : « Le gouvernement ayant pris la place de la providence, il est naturel que chacun l’invoque dans ses nécessités particulières. On lui reproche jusqu’à l’intempérie des saisons. » Bastiat, le théoricien du libéralisme s’émeut d’une dérive irresponsable. Dans le Journal des débats du 25 septembre 1848, il ironise sur ces citoyens qui demandent tout à l’État, mais exigent en même temps la suppression de tous les impôts :
Je ne demande pas mieux, soyez-en sûrs, que vous ayez vraiment découvert, en dehors de nous, un être bienfaisant et inépuisable, s’appelant l’ÉTAT, qui ait du pain pour toutes les bouches, du travail pour tous les bras, des capitaux pour toutes les entreprises, du crédit pour tous les projets » (…) « Au fait, l’État n’est pas manchot et ne peut l’être. Il a deux mains, l’une pour recevoir et l’autre pour donner, autrement dit, la main rude et la main douce. L’activité de la seconde est nécessairement subordonnée à l’activité de la première. Il se trouve donc placé, par nos exigences, dans un cercle vicieux manifeste. S’il refuse le bien qu’on exige de lui, il est accusé d’impuissance, de mauvais vouloir, d’incapacité. S’il essaye de le réaliser, il est réduit à frapper le peuple de taxes redoublées, à faire plus de mal que de bien, et à s’attirer, par un autre bout, la désaffection générale.
Pour Bastiat, la demande d’un État-providence est utopique — puisqu’elle refuse de subordonner les dépenses à de nouvelles ressources fiscales — et dangereuse puisqu’elle crée dans le Peuple des frustrations terreau des révolutions violentes. Il écrit à son correspondant anglais Richard Cobden :
Chacun s’est mis à réclamer pour soi de l’État une plus grande part de bien-être (…) l’État ou le Trésor public a été mis au pillage. Toutes les classes ont demandé à l’État, comme en vertu d’un droit, des moyens d’existence. Les impôts faits dans ce sens n’ont abouti qu’à des impôts et des entraves et à l’augmentation de la misère et alors les exigences du Peuple sont devenues plus impérieuses. [7]
Dans une publication ultérieure, Bastiat et le libre échange (1878), le libéral Auguste Bouchié de Belle le proclame encore :
Lors de la Révolution de 1848, cette grande chimère de l’État-providence s’empara encore davantage de tous les cerveaux. Dès le 1er jour, la révolution s’attribua un sens social (…) Le gouvernement provisoire, pour flatter les passions populaires, promit par décret l’augmentation du bien-être, la diminution du travail, des secours, le crédit et l’instruction gratuits, des colonies agricoles, des défrichements, etc. Et, en même temps, la réduction de la taxe du sel, des boissons, des lettres, de la viande. Il s’engageait à diminuer les dépenses de l’État, en même temps qu’il en faisait le banquier et le bienfaiteur de tout le monde » (…) Une idée dominante avait envahi toutes les classes de la société : que l’État était chargé de faire vivre tout le monde. Cette idée se rencontrait avec la même unanimité dans tous les systèmes des réformateurs. Louis Blanc voulait que l’État intervînt pour assurer l’égale répartition de salaires, Proudhon le chargeait d’instituer le crédit gratuit » [8] (…) « De toutes parts on a demandé quelque faveur à la loi : tarifs protecteurs, primes d’encouragement, droit au profit, droit au travail, droit à l’assistance, droit à l’instruction, impôt progressif, gratuité du crédit, ateliers sociaux, en un mot l’organisation le plus complète de la spoliation [9].
Même peu fréquent, l’usage du terme durant les années 1848-1850 est attesté par l’article de l’Assemblée nationale précédemment cité (article du 7 novembre 1849). Le terme n’est pas forgé dans les années 1861-1870, mais au cours de la Révolution de 1848 et de la seconde République par des libéraux dénonçant les prétentions excessives de l’État. Doit-on en conclure avec Robert Castel que l’expression correspond à « une construction idéologique montée par les adversaires de l’intervention de l’État » [10] ? Une analyse attentive des textes révèle que le terme n’est pas monopolisé par des défenseurs de l’État « minimal ». Si les libéraux manient le terme de manière péjorative ou ironique, les progressistes de la « génération de 1848 » [11] utilisent également le terme ou des expressions proches pour défendre la légitimité d’une nouvelle forme d’État intervenant dans la vie économique et sociale pour améliorer le sort des ouvriers et des pauvres et assurer le « bien-être universel » (Girardin, 1851).
Le mot et la chose sous la Révolution de 1848
Rappelons brièvement le contexte. Le 24 février 1848, la Monarchie de Juillet s’effondre, la Seconde République est proclamée, un gouvernement provisoire est établi. Dans ce moment d’euphorie collective, le peuple ouvrier fonde des espoirs immenses dans le gouvernement. Les aspirations populaires sont à leur apogée. L’idée d’un État organisant la Réforme sociale a été popularisée par Louis Blanc dans un opuscule qui connaît dix éditions entre 1839 et 1848 : L’organisation du travail.
Le 25 février 1848, une foule d’émeutiers, avec à sa tête un ouvrier mécanicien, dénommé Marche, envahit l’hôtel de ville de Paris. S’adressant à Lamartine, Marche déclare :
Citoyens, depuis vingt-quatre heures la révolution est faite, le peuple attend encore les résultats. Il m’envoie vous dire qu’il ne souffrira plus de délais. Il veut le droit au travail ; le droit au travail tout de suite. » [12]

Comme l’écrit une des observatrices les plus avisées, Marie d’Agoult (sous le pseudonyme de Daniel Stern) :
Les prolétaires ne doutaient pas que l’État, sans violence aucune, sans porter atteinte à l’ordre social, par cela seul qu’il le voudrait sincèrement, ne dût leur procurer l’instruction, le travail, le loisir. Des prédications qui prenaient de jour en jour un caractère plus prophétique entretenaient au fond de leur cœur l’espoir d’une prochaine et complète satisfaction de tous les intérêts dans un bien-être commun [13].
Dès février 1848, la demande d’un État intervenant dans le domaine social est clairement posée mais, à quel moment précis la notion d’État-providence va-t-elle faire son apparition dans le discours public des « progressistes », et qui en est l’inventeur ?
Il est difficile de trancher la question. En revanche, il est certain que, sous des appellations d’abord peu stables, l’expression État-providence fait son apparition dans le discours politique de la Seconde République sous la plume de partisans d’un État social.
L’un des tout premiers, sinon le premier, à utiliser une expression, sinon totalement identique, mais proche et d’inspiration progressiste, est le poète Alphonse de Lamartine. Rendant compte de son rôle au sein du gouvernement provisoire, il écrit :
(Je) voulais de plus que l’État, providence des forts et des faibles, fournît dans certains cas extrêmes, déterminés par l’administration, du travail d’assistance aux travailleurs sans aucune possibilité de se procurer le pain de leurs familles. (Je) demandais une taxe des pauvres. (Je) ne voulais pas que le dernier mot d’une société civilisée à l’ouvrier manquant d’aliments et d’abri, fût l’abandon et la mort. (Je) voulais que ce dernier mot fût du travail et du pain ! » (1849) [14].

- Lamartine en 1848
Par cette déclaration, extraite de sa magistrale Histoire de la Révolution de 1848, publiée en 1849, Lamartine affirme sa filiation avec les grands principes de la Révolution française et des Lumières [15]. Appelant à la naissance d’une nouvelle forme d’État, tout en affichant sa différence et sa défiance vis-vis des idées socialistes [16], Lamartine rejoint les positions des membres les plus progressistes du gouvernement provisoire.
Durant la Révolution de 1848, le terme de providence accolé à l’État n’est pas l’apanage de Lamartine. On trouve des expressions similaires sous la plume d’éminents réformateurs de 1848 : des socialistes, des républicains radicaux, républicains modérés, des catholiques sociaux. La démocratie pacifique, journal des disciples de Charles Fourier, dirigé par Victor Considérant, parle de « l’État, providence sociale » :
Comment, homme mûr, appliquerais-je librement mes facultés, si tout emploi m’est refusé ? Et lorsque la pauvreté des parents et l’insuffisance de l’offre de travail laissent les enfants sans culture et les travailleurs sans ouvrage à qui donc peut incomber le devoir de garantir à chacun le libre développement de ses facultés physiques, morales et intellectuelles, si ce n’est à l’État, providence sociale ? » (23 juin 1848).
L’idée est partagée par les catholiques sociaux réunis autour de Lamennais, de Ozanam et de l’Abbé Maret au sein du Comité de rédaction du journal l’Ère nouvelle. Ils voient dans la révolution de 1848, la réalisation de l’idéal chrétien [17] et en appellent à « l’État, Providence visible ».
Eugène Rendu, ami de Ozanam et de Lamennais, collaborateur du journal L’Ère nouvelle, écrit :
Si la concurrence est un principe vital (pour l’économie), pourtant, dans ses élans emportés, comme le feu qui vivifie et dévore, elle aussi fait ses victimes. À ces victimes, l’État, providence visible qui au nom de tous veille sur chacun, l’État ne doit-il tendre la main ? (…) L’intervention d’un pouvoir protecteur, en rassurant l’ouvrier contre l’effet d’une invention nouvelle, d’un chômage fortuit, d’une crise qui éclate, ajouterait à l’énergie du travail ce que la sécurité ajoute à la force. » (1848) [18].

Eugène Rendu engage l’État à fournir des crédits aux entreprises pour qu’elles puissent garder leurs ouvriers en cas de crise et que l’État s’engage dans de grands travaux d’utilité publique pour limiter le chômage ouvrier. Dans cet ouvrage, il livre également un plaidoyer en faveur d’un régime de retraites pour les ouvriers :
La retraite est un droit pour le travailleur qui, trente ans durant, a taillé sa plume et usé ses hauts-de-chausse sur la chaise d’un bureau ; pourquoi n’en serait-elle pas un pour le travailleur dont les forcés se sont épuisées à féconder le capital commun ? — Le temps de travail se constate au moyen du double livret. — La pension de retraite est payée, moyennant une retenue proportionnelle au taux de la journée... » (1848, p. 27-28).
Au droit au travail, Eugène Rendu ajoute donc le droit à la retraite pour les ouvriers à une époque où seule une grande partie des fonctionnaires en bénéficie [19].
Certes, les auteurs de la génération de 1848 n’utilisent pas l’expression État-providence proprement dite, mais se contentent de juxtaposer dans la même phrase les mots « État » et « Providence ». En ce sens, l’invention du terme ne saurait donc leur être attribuée. Cependant, l’expression est clairement utilisée par Émile Girardin au début de l’année 1851, une période durant laquelle il défend un programme éminemment social. Cette même année, Girardin, patron de presse envié, lance un hebdomadaire de combat : Le bien-être universel [20].
La Presse, journal à grand tirage dont il est le propriétaire, écrit : « M de Girardin définit le rôle de l’État ; en même temps qu’il le simplifie, il l’élève ; c’est l’État-providence » (16 mars 1851). Dans le nouvel hebdomadaire, créé en février 1851, Girardin défend les lois sociales de la Convention, pourfend la misère, défend le recours aux travaux publics en cas de crise économique, lutte contre les logements insalubres, le travail des femmes et des enfants dans les industries, fait œuvre de propagande en faveur des retraites ouvrières et fait l’éloge explicite de l’État-providence. Dans un article du 16 mars 1851, dans un article, sobrement intitulé L’État, Émile de Girardin demande : « Du point de vue du bien-être universel, que doit être l’État ? » [21] ; et répond : « l’État doit (devenir) la providence terrestre de tous » [22]. Dès le premier numéro, l’hebdomadaire affiche clairement un programme social éminemment moderne :
Non, le bien-être universel n’est pas une utopie, non la misère populaire n’est pas une nécessité... Désormais, tous auront le nécessaire, ou nul ne conservera le superflu. Telle est l’alternative étroitement posée par les peuples à leurs gouvernements. J’appelle le nécessaire un salaire justement rémunérateur, qui soit assez élevé pour que le travailleur puisse, sa famille et lui, se nourrir substantiellement, se loger sainement et faire la part du chômage, de la maladie et de la vieillesse. Que personne ne mendie et qu’il y ait du travail et du pain pour tout ce qui pense, comme il y a de l’air pour tout ce qui respire » (24 février 1851).
Au nombre des propositions les plus audacieuses pour l’époque figure également l’établissement d’une retraite ouvrière : « Le droit au repos constitué de la manière la plus juste et la plus simple — par une pension de retraite acquise à tous les travailleurs au moyen du versement successif ou de la retenue journalière du décime d’assurance. » [23]
Certains leaders socialistes, attachés à l’autonomie du mouvement ouvrier, se montrent très critiques vis-à-vis de cet engouement des ouvriers pour l’État-providence. Dans le journal L’Atelier de décembre 1849, le principal rédacteur du journal, Corbon, déplore le fait que « plus d’un exploité attend que la Providence, sous forme du gouvernement, vienne le tirer du bourbier sans aucun effort de sa part » [24]. Un autre leader du groupe des cinq, Louis Darimon, confirme cet attrait des ouvriers de la génération du 1848 pour l’État-providence. Dans son plaidoyer en faveur de la libéralisation du régime et du droit de coalitions des ouvriers, Darimon assure que « les ouvriers se sont convertis à d’autres idées. Ils ont abandonné la théorie de l’État-providence, de l’État dispensateur de tous les biens et de tous les maux. Ces garanties du travail et du salaire qu’ils attendaient de l’intervention du Gouvernement et d’une réglementation qui était la négation de toute initiative individuelle, ils les attendent de la liberté » (discours à la Chambre du 19 janvier 1864).
Conclusion
Cette brève généalogie de la notion met en évidence les sens contrastés que l’expression revêt dans les luttes idéologiques et politiques des années 1848 à 1851. Chez les partisans de la Révolution de 1848, le terme d’État-providence est investi d’un sens positif comme une aspiration à une société meilleure dans laquelle l’État prendrait à cœur de fournir un travail aux ouvriers, contrôlerait efficacement les conditions de travail des femmes et des enfants, mettrait en œuvre une politique hardie d’assistance aux pauvres, aux chômeurs, créerait un régime national de retraite, propagerait l’éducation à toutes les classes de la société et mettrait des terres à la disposition des pauvres du monde rural. En revanche, pour les libéraux, l’État-providence est une proposition qu’on dirait aujourd’hui populiste, irréaliste et dangereuse, des révolutionnaires pour gagner l’adhésion des masses populaires.
Néanmoins, la notion d’État-providence n’acquiert un sens négatif et péjoratif que durant la seconde moitié du Second Empire et dans les premières décennies de la IIIe République. Il est vrai que l’idée d’État-providence a été confisqué par l’Empereur qui se rêve en homme providentiel [25] et essaie de se gagner les faveurs du peuple [26]. L’État-providence est dénoncé aussi bien par les Républicains que par des leaders ouvriers qui revendiquent l’autonomie du mouvement ouvrier ou encore des libéraux et des conservateurs pour lesquels chacun doit apprendre à se prendre en charge au lieu de compter sur l’État. L’analyse des références dans le corpus fourni par Gallica met en évidence qu’à partir des années 1870 la nouvelle idée dominante est que l’initiative individuelle est la source de tout progrès, tandis que l’État-providence est source de stagnation spirituelle ou de dépenses inconsidérées. La dénonciation de l’État-providence est reprise inlassablement par des publications de toutes sortes. Il faudra paradoxalement attendre la fin du XXe siècle pour que la notion d’État-providence prenne de nouveau un sens positif, dans un contexte de crise des politiques keynésiennes et d’attaques virulentes des « néo-libéraux » contre les politiques sociales de l’État [27].
En définitive, compte tenu de ses origines réelles, il n’y a donc plus aucune raison de contester la légitimité d’une notion qui peut être lavée du soupçon de péché originel.