En mars 1985, la télévision soviétique diffuse les aventures de la jeune Soviétique venue du futur, Alissa Selezniova, aux prises avec des pirates de l’espace, déclinaison contemporaine des saboteurs des années 1920 et 1930 infiltrés en URSS pour corrompre le projet bolchevique. Cette série est tirée des romans de science-fiction très populaires de Kir Boulitchev. Elle donne à voir une société où le communisme a enfin triomphé ; les enfants venus du futur font preuve de qualités athlétiques surprenantes, parlent des dizaines de langues et disposent d’aptitudes intellectuelles poussées. L’URSS maîtrise les vols interstellaires et les transports en commun sont devenus des navettes volantes. L’avenir est bel et bien radieux. Dans la nuit du 25 au 26 avril 1986, le réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl explose. L’annonce de l’accident remet en cause l’avance technologique soviétique et la confiance de ses citoyens dans le progrès scientifique et l’avenir.
Laurent Coumel, maître de conférences à l’INALCO, part de cet événement, la catastrophe de Tchernobyl, et d’un lieu d’observation, Pripiat, la ville qui jouxte la centrale, pour « faire comprendre l’histoire sociale de ce pays continent dans les années 1970-1990 ». Pripiat est une atomograd (ville atomique), ce qui confère à la bourgade un statut territorial à part et à sa population, un régime spécial. Sa construction a été lancée en 1970. Elle devait accueillir le personnel de la centrale et leurs familles. En 1986, 45 000 habitants, assez jeunes, y résident. La moyenne d’âge y est de 26 ans ; la natalité y est forte. S’appuyant sur une historiographie récente et multilingue, l’auteur déploie à partir de ce microcosme, dans un ouvrage vif et synthétique, les aspects de la civilisation soviétique au cours des années 1980. L’auteur s’est principalement appuyé sur des sources secondaires : volumes de documents publiés (en particulier sur l’accident dans les dossiers du KGB), des statistiques et quelques témoignages. Quand les sources manquent pour documenter la situation de Pripiat, l’auteur raisonne par analogie avec des cas contemporains. L’ouvrage est abondamment illustré par des trajectoires biographiques, de la littérature soviétique tardive et l’évocation de films de fiction, de séries télévisées et de dessins animés. L’historiographie française, longtemps dominée par l’analyse du stalinisme, des violences de masse, des répressions, des logiques impériales, ne s’est intéressée que récemment au quotidien soviétique, surtout à celui des années 1960-1970 [1]. Le livre de Laurent Coumel étend cette perspective aux années 1980 et à l’Union soviétique qui n’est pas encore perçue par ses habitants comme finissante, en présentant les institutions, les représentations et les logiques sociales qui trament la société soviétique. Il complète l’excellent catalogue réalisé à l’occasion d’une exposition au musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds L’Utopie au quotidien : la vie ordinaire en URSS [2] qui illustre abondamment, par des photographies de qualité, et des citations de romans les phases de la vie des Soviétiques, des rites et les institutions qui aujourd’hui paraissent fort exotiques. C’est dans cette civilisation soviétique qui nous est finalement si étrangère que nous plonge Laurent Coumel au cours de huit chapitres.
Douce vie à Pripiat
Lorsque le test planifié à la centrale nucléaire de Tchernobyl déraille le 26 avril 1986 et que l’explosion survient, une colonne lumineuse aux reflets bleus s’élève dans le ciel. C’est par une évocation de la nuit et de la manière dont les Soviétiques l’investissent que Laurent Coumel débute. Au moment où se déroule cette catastrophe, l’auteur suggère qu’une partie de l’intelligentsia scientifico-technique chargée du suivi de la centrale devait se consacrer à ce loisir si diffusé en Union soviétique : la lecture. La nuit est souvent consacrée à lire. Classiques, brochures scientifico-techniques, science-fiction, éventuellement littérature grise de la dissidence : « toute la société soviétique lisait et ses élites plus encore ». La nuit peut être occupée également par d’autres loisirs : écoute de la musique, d’émissions étrangères… Pripiat joue ici un rôle dans la diffusion de ces autres pratiques culturelles. L’usine Jupiter qui produit des appareils destinés à l’industrie de l’armement réalise également des magnétophones. Les cassettes audios permettent à la fois la diffusion des chansons de la variété soviétique, de la chanson d’auteur ou des cultures émergentes comme le rock. Les radios captent les émissions étrangères en onde courte. L’intelligentsia sociotechnique, celle qui fait fonctionner les centrales atomiques et les fleurons industriels du pays, prend part à l’émergence des milieux, dont les styles de vie et les intérêts divergents avec ceux du projet officiel soviétique.
Pour les ouvriers et les employés, les années 1970 et 1980 sont celles de l’accès au confort. En quelques années, Pripiat, comme l’ensemble des villes soviétiques, s’étend et se couvre de bâtiments modernes. 160 grands-ensembles y sont édifiés pour accueillir les ouvriers venus travailler dans les usines et la centrale. Au milieu des années 1990, les quartiers périphériques sont considérés comme symptomatiques d’un « faubourgeoisement » (Vladimir Glazytchev). Ces logements modernes, attribués par les autorités municipales, les entreprises ou les ministères, disposent de salles de bains privatives et de chambres individuelles. Les charges de chauffage ou d’électricité sont minimes. Les Soviétiques font l’acquisition de meubles, les décorent à leur goût, les personnalisent par des bibelots. S’y manifestent les hiérarchies sociales : les Soviétiques les plus favorisés achètent des meubles haut de gamme venus de Yougoslavie ou de Lettonie, y exposent les biens achetés dans les beriozki (magasins vendant des articles de consommation importés de l’étranger contre des devises) ou leurs équipements rares (téléviseur, chaîne hi-fi…). Laurent Coumel met bien en évidence la variété des circuits d’approvisionnement : aux circuits officiels, s’ajoutent les réseaux de faveur interpersonnels ou le marché noir qui permettent de compenser les insuffisances de l’économie planifiée.
Hiérarchies et inégalités
L’approvisionnement en produits alimentaires contraint les Soviétiques à un ensemble de stratégies d’adaptation pour faire fi des pénuries. La distribution des produits alimentaires n’est pas égalitaire sur le territoire : les grandes villes, les capitales républicaines et les villes fermées en raison de leur intérêt stratégique sont mieux approvisionnées. À cela s’ajoutent des hiérarchies institutionnalisées. Les cadres des ministères, du parti et des industries stratégiques ont accès à des cantines d’élite, bénéficient de produits accessibles via des magasins spéciaux ou reçoivent du vin, des liqueurs et des spiritueux comme cadeaux. Pour le commun des Soviétiques, l’accès à des datchas (petite maison de campagne sans eau courante) permet aux urbains de s’échapper durant les mois d’été à la campagne et d’y cultiver des vivres pour l’hiver (pommes de terre, choux et tomates, fruits) qu’ils conservent, transforment en marinades ou en confitures ou font fermenter. Ces produits s’ajoutent aux viandes hachées, aux saucissons et aux pâtes industrielles achetés en magasins, pour lesquelles il est souvent nécessaire d’attendre dans de longues queues. La cueillette de baies ou des champignons, la pêche peuvent compléter les achats, apporter vitamines et protéines ou constituer un loisir méditatif. Afin d’améliorer le confort et de répondre aux besoins des Soviétiques devenus des consommateurs, les industries agroalimentaires soviétiques ont développé la production de bonbons et de chocolats, de limonades et ont même, pour les Jeux olympiques de Moscou, signé des accords commerciaux avec Pepsi pour produire sur le territoire soviétique des bouteilles de soda.
De l’alimentation et l’approvisionnement, Laurent Coumel décale ensuite son regard vers l’intime des Soviétiques. Loin des avant-gardes sexuelles promises par Aleksandra Kollontaï, la société soviétique des années 1980 est profondément conformiste. La stabilisation sociale contribue également à renforcer les inégalités de genre : malgré le féminisme officiel et des acquis réels des femmes soviétiques (l’autonomie économique), les femmes s’acquittent du travail domestique. Ce sont elles qui s’occupent des enfants, des personnes âgées et en situation de handicap et le plus souvent de l’approvisionnement familial. Au milieu des années 1980, le rite du mariage scelle sous une forme laïcisée dans des « palais des mariages » l’entrée dans la vie adulte et constitue une garantie de bonne moralité. Si l’avortement est légalisé, les moyens de contraception sont peu diffusés, la sexualité demeure un tabou et l’homosexualité suscite l’opprobre public.
Les quatre derniers chapitres s’organisent autour des temps qui composent le quotidien des Soviétiques : l’étude, le travail, le « temps libre » et les vacances. Laurent Coumel met en avant d’autres formes d’inégalités sociales. Le système scolaire soviétique demeure très cloisonné et inégalitaire. L’enseignement professionnel et technique concentre la jeunesse rurale. Trois jeunes Soviétiques sur cinq poursuivent leurs études dans des établissements supérieurs, en particulier pour former des cadres intermédiaires. Les plus doués de Pripiat rejoignent les Universités d’État ou l’Institut polytechnique de Kiev. L’école n’est pas la seule institution d’encadrement pour la jeunesse. De 14 à 28 ans, la plupart des lycéens deviennent des komsomols. Ils y bénéficient d’une éducation idéologique approfondie qui passe souvent par l’inculcation du sacrifice et par le culte de la « Grande Guerre patriotique », remobilisée aujourd’hui par le président Vladimir Poutine. En ce qui concerne le travail à l’usine, loin de la passivité et des dysfonctionnements associés aux entreprises soviétiques, Laurent Coumel montre comment le régime a cherché depuis les années 1950 à accroître la productivité. Outre les réformes concernant le système de commandement, les campagnes de lutte contre l’indiscipline au travail ou les formes de chapardage sont régulières. Le KGB se dote même en 1982 d’une brigade chargée de lutter contre la criminalité économique et la corruption.
Loin d’examiner ce qui a fait événement et loin de s’appesantir sur les prises de décision (ou leur absence) successives, l’auteur s’intéresse à tout ce qui entoure la catastrophe. L’ouvrage parle finalement bien peu de Tchernobyl. L’explosion du réacteur agit ici davantage comme un révélateur de la vie soviétique des années 1980. À ce titre, ce livre constitue un bel essai d’histoire sociale de l’Union soviétique tardive. Il nous montre comment la société soviétique est elle aussi confrontée à des dynamiques notables dans les sociétés d’Europe occidentale : montée de l’individualisme, du loisir, de la recherche de confort et d’un quant-à-soi. L’ouvrage permet de mieux comprendre les ressorts de la nostalgie, fréquente dans la société russe contemporaine, de ce moment où l’URSS était une puissance reconnue, où l’avenir semblait stable, où le cadre officiel était rassurant, où la foi dans le marxisme-léninisme et dans la propagande du régime perdurait tout de même un peu. Pour nombre de citoyens soviétiques, il était possible d’accepter le discours et les pratiques autoritaires, car le régime tolérait des stratégies d’adaptation aux pénuries et acceptait des marges — certes limitées — d’autonomie.
Laurent Coumel, 24 heures de la vie à Tchernobyl, Paris, Puf, 2024, 200 p., 16 €.