Dans l’alpinisme, il y a à la fois dépassement de soi, démesure et sagesse pratique. P.-H. Frangne nous explique, en philosophe, que cette activité est une expérience majeure de décentrement, propre à percevoir le sublime incomparable des paysages de haute montagne.
Les sages, ou ceux qui passent pour tels, répètent en vain qu’il est insensé de surmonter tant de fatigues, de risquer sa vie pour visiter ces solitudes ; un attrait mystérieux nous y porte, et toujours il se trouve des hommes qui entreprennent ce pèlerinage vers l’inconnu. Beaucoup, malgré les fatigues, les privations, le recommencent sans cesse. Cela est une passion comme le jeu. […]
Dans la vallée, on les rencontre, préoccupés ; ils se jettent sur les livres qui décrivent les altitudes, s’enquièrent des meilleurs guides, consultent les oscillations barométriques, endossent l’habit des montagnards, se lèvent au milieu de la nuit pour partir… Arrivés sur quelque sommet, s’y arrêtent-ils ? Semblent-ils impressionnés par le spectacle qui se déroule à leurs pieds ? Non ; ils redescendent au plus vite pour remonter le lendemain sur un autre pic.
J’ai eu maintes fois l’occasion d’observer ces malades du mal de l’ascension, et j’avoue qu’ils m’inspirent une sincère sympathie. [1]
À l’entrée d’un livre dans lequel il se proposait de reconstituer la structure originelle du massif du Mont-Blanc, Viollet-le-Duc faisait l’éloge de ces héros d’un nouvel âge, dont les figures de Leslie Stephen et d’Edward Whymper furent, dans cette période où les Anglais inventaient la conquête des hautes cimes, les représentants les plus connus. Sa description n’est pas très éloignée du portrait que trace de lui-même Pierre-Henry Frangne en alpiniste : ce professeur de philosophie et d’esthétique vivant à Rennes, auteur d’ouvrages sur Mallarmé, sur la photographie, sur la musique, sur le symbolisme, universitaire très actif, s’entraîne avec une rigueur intraitable dès le mois de janvier, aux fins d’aller, après le 14 juillet, grimper à 4000m dans le massif du Mont-Blanc durant une semaine, avant de rentrer dans sa plaine bretonne au climat doux… Viollet-le-Duc anticipait aussi la conception que présente Frangne de l’alpinisme : « Une vision et une activité totalement inutiles, gratuites, où l’adversité est recherchée pour elle-même… » Mais, si le grand restaurateur du gothique ne semble retenir que l’héroïsme quasi pathologique des jeunes grimpeurs, Frangne, quant à lui, accorde une attention précise à d’autres autres aspects de leur activité : « …l’épreuve qu’elle implique, […] le symbole universel qu’elle représente, […] la sublimité de la contemplation qu’elle donne en vue du seul plaisir », poursuit-il (p. 96).
Avant de développer ces aspects qui formeront l’ossature de ma recension, il importe de dire que le livre se présente en une alternance de chapitres narratifs et réflexifs. Quatre grandes courses nous sont racontées (le mont Blanc, le mont Velan, l’aiguille de Bionnassay, le mont Dolent), dans des récits où l’intensité de l’expérience et la qualité de l’observation, le caractère concret et corporel des moments vécus, la dureté et l’hostilité des éléments, mais aussi la splendeur de la haute montagne dispensatrice d’une joie fervente, sont présents tout entiers. Quoiqu’ils procurent un des vifs attraits de la lecture, je ne m’attarderai pas sur ces récits, mais concentrerai mon attention sur la « philosophie de l’alpinisme », qui constitue la plus haute ambition de l’auteur.
Qu’est-ce que l’alpinisme ?
Bien qu’il n’ait pas pour objectif de retracer une histoire de l’alpinisme, mais de cerner les éléments de son émergence pour en extraire les traits essentiels, Pierre-Henry Frangne indique deux repères majeurs, qu’il nomme « le moment pétrarquien » (l’ascension du mont Ventoux en avril 1336) et « le moment saussurien » (celle du mont Blanc, le 2 août 1787). L’intérêt de la démarche ne réside pas dans ce rappel de choses connues, mais dans le fait que l’auteur les mentionne pour les écarter. Contrairement à ce qui a été dit parfois, Pétrarque ni Horace-Benedict de Saussure ne sont les fondateurs de l’alpinisme, explique Frangne, car le premier cherchait Dieu dans l’expérience de l’altitude, alors que le second, qui multipliait les observations et les expériences, cherchait à accroître les connaissances en histoire naturelle. Comme le disait déjà Leslie Stephen, pionnier de l’alpinisme moderne [2], si l’alpiniste ne grimpe que pour grimper, c’est aussi qu’il défie un milieu hostile, et surtout son propre corps. Plus loin, plus haut, plus vite, selon la devise du sport.
Le dépassement des limites peut porter à la démesure, à l’hybris, mais aussi à une construction de soi dans l’effort intellectuel et corporel, cet idéal de l’accomplissement par l’épreuve, dans lequel résonnent les valeurs antiques du combat (athlon) et de l’exercice réglé (askèsis). Ainsi peut se construire « une sagesse pratique » susceptible de conférer à l’homme, « de façon ouverte, le sens de sa liberté et de sa responsabilité » (p. 158).
Plus essentiellement encore, si l’alpinisme est une école où l’on apprend « ce que c’est qu’être homme », c’est parce que le péril et la mort y sont toujours présents et immédiatement perceptibles. Tout au long de belles et profondes pages, sous le titre de « Éthique et mortalité », Frangne présente l’alpinisme comme une école de vie adossée à la conscience de la mortalité, d’où naît « l’apparition d’une signification humaine nécessairement instable, partielle et en devenir » (p. 165). La transcendance et la connaissance retirées de l’alpinisme, celui-ci devient une pratique et une image de la vie déprises de tout but assigné de l’extérieur, vouées à la seule affirmation humaine, dans « la perte irrémissible de tout fondement » (Nietzsche est cité à plusieurs reprises). « Le moi et la valeur qui lui est attachée ne sont qu’un simple équilibre nécessairement mouvant, approximatif et toujours à refaire, dans le risque toujours présent et toujours conjuré de sa perte » (p. 173).
Montagne, verticalité, sublime
Cette école de la vie constitue une irremplaçable « expérience de décentrement » parce qu’elle a lieu dans un milieu d’une étrangeté extrême où l’homme n’a pas sa place, chaos immaîtrisable dont les matières blessent et repoussent, au climat brutal et changeant. L’alpiniste ne prétend pas seulement s’y glisser, y tracer des voies ; il veut le vaincre dans ce qui le caractérise de la façon la plus évidente, la verticalité. Il affronte et surmonte la gravité pour conquérir les sommets. Là, les contraires s’inversent : ce qui était élevé et lointain, apparenté aux nuages, se révèle non simplement proche mais présent sous ses pieds, comme si la pesanteur et la légèreté avaient échangé leurs qualités, comme si l’élévation et la chute avaient commuté leur position, comme si s’était exercée « une force d’attraction qui nous tire vers le haut [3] » (p. 94). Trophée gagné sur l’immense difficulté de l’approche, sur l’épuisement et le danger, le sommet rassemble en un espace et en un instant toute l’expérience de la montagne et toute la symbolique de la vie humaine. Au-delà de sa petitesse et de sa fragilité, l’homme dépasse alors « la grandeur matérielle du sommet par la véritable grandeur qui est celle de la conscience et de la pensée » (p. 95).
Contrairement à d’autres écrivains de la montagne (dont Horace-Bénédict de Saussure le premier), Frangne ne met pas en évidence, dans la vue du sommet, l’ampleur du panorama, le déploiement des lointains et la compréhension de l’ordonnancement des chaînes et des vallées, mais bien plutôt les renversements que ce paysage provoque et les ébranlements intimes qu’il induit. Tous ces bouleversements se rassemblent en un mot : le sublime. Plus que toute autre situation, le paysage de haute montagne apporte l’expérience du sublime, dans laquelle la contemplation se fait inquiète, « agitée », à la fois exaltée et douloureuse. L’homme y mesure sa force et sa faiblesse, son impuissance même, dans un sentiment d’ « horreur délicieuse ». Frangne suit ici les définitions du sublime, proches l’une de l’autre, proposées par Burke et Kant, qui ont bouleversé l’esthétique naissante au tournant des XVIIIe et XIXe siècles : « Le sublime n’est ni le beau ni le laid : devant le paysage tourmenté du sommet, il est le tourment de celui qui frémit à la vue de ce qui est à la fois admirable […] et effrayant parce que semblable à celui d’un « fragment de lune… » (p. 95).
Retour sur soi, citations, photographies
Il y aurait à décrire bien d’autres aspects de ce livre très riche. Je pense aux observations de soi auxquelles se livre le grimpeur, faisant de son corps – de son corps-esprit indissociablement liés – le lieu d’une activité réflexive, orientée en même temps vers le monde et vers l’interrogation de son propre être. Je pense à l’éloge du guide, cet admirable connaisseur du terrain, très sûr introducteur dans les arcanes du métier de grimper, dans la maîtrise des quelques instruments indispensables (le piolet, les crampons, la corde). Je pense aux notations sur la cordée, qui se tient au cœur de l’être-ensemble qu’impose la montagne, non par le sentiment ou la hiérarchie, mais par des procédures rigoureuses de part et d’autre qui seules garantissent l’attention à l’autre et la solidarité dans le danger. Il faudrait s’attacher aussi aux très nombreuses citations philosophiques et littéraires qui viennent soutenir le propos : elles ouvrent des perspectives, donnent à la pensée une portée plus générale. Montaigne et Mallarmé, mais aussi Nietzsche, Sartre et Merleau-Ponty accompagnent le lecteur de cime en cime.
Enfin, je devrai renoncer à développer l’aspect iconique de l’ouvrage et à commenter les photographies en noir et blanc qu’il contient. Spécialiste de l’histoire de la photographie de montagne , Pierre-Henry Frangne donne à voir une superbe galerie d’images : premières photographies du massif du Mont-Blanc par les frères Bisson, dans les années 1860 ; saisissantes images d’escalade prises entre 1880 et 1930 environ ; spectaculaires photographies de paysages – sommets, roches et glaces, lointains – prises par l’auteur. Qu’elles soient historiques, anonymes ou personnelles, les photographies inscrivent dans le livre, par leur propriété de traces extraites des lieux mêmes, quelque chose de la réalité des choses vues, des lieux parcourus, des intensités vécues. Un chapitre est par ailleurs consacré à la photographie d’alpinisme.
Seulement un jeu ?
Je voudrais terminer cette brève présentation d’un ouvrage qui fera date dans l’histoire de l’alpinisme et dans la réflexion sur les rapports de l’homme à la montagne, en ouvrant un questionnement sur le propos central de l’auteur ; un questionnement qui n’est pas une objection, mais une mise en regard de la philosophie et de l’histoire.
En même temps qu’il affirme que l’alpinisme trouve son essence dans la pure gratuité de son exercice, Pierre-Henry Frangne se montre soucieux de déployer sur un plan existentiel cette dimension devenue unique : il met en évidence les valeurs symboliques, attachées à la situation de l’homme qui affronte à la montagne au risque de sa vie ; il en fait l’image de la condition humaine dans la modernité, qui connaît le décentrement, la perte de toute origine et de toute direction préformée, et accepte pleinement l’incertitude et la liberté. On peut demander si cette thèse, fondée sur une sorte de réduction phénoménologique et remarquablement transposée sur le plan narratif et émotionnel, répond complètement à l’histoire de l’alpinisme et à son évolution récente.
La recherche historique montre que l’histoire de l’alpinisme n’a pas été faite (ou manquée) par Pétrarque et Saussure (par leurs textes), mais par une suite d’ascensions et d’excursions entreprises autant pour le plaisir que pour la science (celle des roches, des cristaux, des plantes, des eaux, des glaces) qui se sont poursuivies sans discontinuité de la Renaissance au XIXe siècle, quoique les témoignages écrits n’en donnent que peu d’échos avant le milieu du XVIIIe, mis à part l’œuvre de savants, adeptes de l’observation, et quelques écrits du for intime qu’on découvre aujourd’hui. Dès lors, ne court-on pas le risque d’appauvrir le passé, de réduire son épaisseur et son énigme, de le schématiser pour mettre en lumière une dimension unique, même si elle est essentielle ? Le risque aussi de ne pas prendre suffisamment en considération toutes les caractéristiques du « moment stephenien » (p. 148), en laissant de côté la si prégnante volonté de puissance de l’Angleterre victorienne et coloniale ? Là encore des historiens (et en fait les écrivains contemporains déjà) ont montré comment la bourgeoisie anglaise du XIXe siècle a investi par le tourisme les lieux pittoresques de l’Europe, laissant à ceux qui y vivent les rôles de laquais et de conducteurs de voitures. Les alpinistes n’ont-ils pas, eux aussi, exercé une libido dominandi, non de manière guerrière ou commerciale, mais sportive et symbolique, dans leur fantastique conquête des sommets, marquant à leur manière une sorte d’occupation territoriale ?
Quant au présent, maintenant que l’alpinisme est devenu une activité de masse (l’auteur, d’ailleurs, fuit les refuges qui débordent et les voies d’ascension encombrées d’excursionnistes mal préparés), ne serait-il pas souhaitable de rétablir une libido sciendi dans les activités d’escalade ? De former les amateurs, de les instruire sur les conséquences que peut avoir leur jeu ? Bref de restituer dans leur sport une science de la nature trop oubliée. Pouvons-nous encore, aujourd’hui, penser les territoires du loisir seulement comme espaces de jeu, sans demander : qu’est-ce que cela fait à la Terre ?
Pierre-Henry Frangne, De l’alpinisme, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019. 312 p., 25 €.
Claude Reichler, « Au-dessus de tout »,
La Vie des idées
, 17 juin 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Au-dessus-de-tout
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[1] Eugène Viollet-le-Duc, Le massif du Mont Blanc, Paris, 1876, « Introduction », p. VI.
[2] Leslie Stephen (1832-1904), professeur, écrivain et journaliste, fut l’un des fondateurs de l’Alpine Club, puis son président. Il eut à son actif plusieurs premières dans les Alpes suisses. Auteur de divers ouvrages, dont le célèbre The Playground of Europe (1871), périphrase par laquelle il désignait les Alpes.
[3] Citation de Rober Macfarlane, L’esprit de la montagne, trad. Ph. Delamare, Plon, 2004, p. 176.