Recensé : John D. Skrentny, After Civil Rights. Racial Realism in the New American Workplace, Princeton, Princeton University Press, 2013, 416 p.
Une stratégie de gestion du facteur racial
Dans le prolongement de ses travaux antérieurs, consacrés notamment à la genèse politico-administrative de la discrimination positive dans l’emploi [1] et au processus de délimitation de l’ensemble de ses bénéficiaires [2], le sociologue John Skrentny, professeur à l’Université de Californie (San Diego), dans un ouvrage aussi stimulant que ceux qui l’ont précédé, entreprend à présent d’inventorier et d’évaluer des modes de prise en compte de la « race » qui poursuivraient d’autres finalités que la résorption des désavantages issus de l’injustice passée, et que l’auteur réunit sous l’appellation « réalisme racial ». Selon lui, les pratiques en question se distingueraient de l’affirmative action par leur caractère potentiellement permanent plutôt que provisoire, par leur déconnexion d’avec toute visée compensatoire et, plus encore, par leur postulat fondateur, en vertu duquel le statut de membre d’un groupe racial serait assimilable à une qualification objective au regard du poste à pourvoir – à un indicateur pertinent de la performance professionnelle future dont l’intégration au processus de recrutement contribuerait à promouvoir de légitimes « objectif[s] organisationnel[s] » (p. 273).
Une fois l’objet principal défini dans le cadre d’une introduction captivante, les chapitres qui suivent, d’orientation descriptive et globalement de moindre densité, s’attachent à illustrer l’existence d’une telle « stratégie de gestion » (p. XI) du facteur racial tout en synthétisant les études relatives à son efficacité et en précisant son statut au regard du droit en vigueur dans un ensemble hétérogène de secteurs successivement examinés (qui vont de l’industrie alimentaire au journalisme, en passant par la médecine, le marketing, le sport, la publicité et les arts du spectacle). Malgré les conclusions mitigées de ces études, le constat dominant est bien celui d’une diffusion du « réalisme racial » dans un nombre croissant de domaines, largement soustraite à l’emprise des clivages partisans. Particulièrement flagrant dans le cas des emplois non soumis à la législation antidiscriminatoire – notamment ceux pourvus par nomination et exercés au sein de l’appareil gouvernemental –, le phénomène est aussi observable là où toute forme de discrimination raciale est théoriquement interdite, sans que l’existence de cet écart entre le droit et le fait ne soit communément perçue [3].
L’écart en question est pourtant de très grande ampleur. D’une part, comme le rappelle l’auteur, d’après le Titre VII du Civil Rights Act de 1964, parmi les critères de discrimination prohibée identifiés par le législateur – race, religion, sexe, origine nationale… –, la race est le seul dont l’usage ne peut être exceptionnellement justifié par sa pertinence intrinsèque eu égard à la nature du poste considéré – le seul à ne jamais pouvoir être défini « de bonne foi [comme une] qualification professionnelle » (bona fide occupational qualification). D’autre part, et contrairement à ce qu’avaient escompté ou préconisé un certain nombre d’observateurs [4], la jurisprudence Grutter v. Bollinger de 2003, par laquelle la Cour suprême avait jugé compatible avec le principe d’égalité inscrit dans le Quatorzième Amendement à la Constitution la prise en compte du facteur racial au nom des vertus épistémiques et politiques de la « diversité » dans les établissements d’enseignement supérieur d’élite, n’a jamais été transposée par les tribunaux au secteur de l’emploi [5]. Elle n’a pas davantage été étendue à l’enseignement secondaire, ni en ce qui concerne les élèves [6], ni pour ce qui est des équipes pédagogiques. À ce propos, la décision de 1986 Wygant v. Jackson Board of Education, dans laquelle avait été déclaré inconstitutionnel un programme de discrimination positive destiné à « diversifier » le corps enseignant afin de fournir aux écoliers noirs et hispaniques des « modèles d’identification positive » (role models) [7] en nombre suffisant, n’a jamais été remise en cause, alors même qu’il s’agit de la seule prise de position de la Cour suprême sur ce que J. Skrentny nomme le « réalisme racial » [8]. C’est uniquement dans le cas de la police que la prise en compte de la « race » des individus lors du recrutement ou des décisions d’affectation a été avalisée par les tribunaux en tant que « nécessité opérationnelle » (p. 122). Ce régime d’exception, initialement destiné à protéger les agents noirs des violences racistes auxquelles ils se trouveraient potentiellement exposés dans les quartiers blancs, vise aujourd’hui à relégitimer l’institution aux yeux de la population des quartiers noirs, dans un contexte où la quasi-totalité des émeutes urbaines intervenues depuis la seconde moitié des années 1960 ont été déclenchées par des « bavures » policières (avérées ou alléguées). Enfin, au nom du réalisme (sans adjectif) et sans états d’âme apparents, l’auteur soutient que l’écart croissant globalement observé entre le contenu des normes juridiques et les faits sociaux relevant de leur champ d’application ne saurait être résorbé que par une adaptation du droit en vigueur – aujourd’hui quasiment frappé d’obsolescence – à une évolution présentée comme irréversible.
Limites du « réalisme racial »
Cette thèse est pourtant discutable. En effet, alors même que la formule « réalisme racial » peut paraître refléter un présupposé selon lequel la race en tant que catégorie sociale serait une réalité indépassable, des stratégies de déracialisation demeurent concevables et rien n’indique qu’elles soient toutes vouées à l’échec. Il est même permis de penser que la discrimination positive – que l’auteur, pour mieux la distinguer du nouvel objet construit par ses soins, réduit abusivement à sa dimension rétrospective et compensatoire (p. 85) –, participe d’une telle stratégie [9], hypothèse non prise en compte par J. Skrentny [10]. En outre, de très nombreux travaux relevant de la psychologie sociale tendent à montrer que la multiplication des interactions de nature coopérative entre membres des différents groupes raciaux – favorisée par la discrimination positive – est bel et bien de nature à désactiver les stéréotypes les concernant [11], ce qui, à terme, devrait pouvoir contribuer à réduire la saillance de la race. Si importante soit-elle, la diffusion du « réalisme racial » dans les secteurs susmentionnés n’est donc que l’une des dimensions d’une dynamique complexe que le livre n’éclaire qu’en partie.
En dépit des tentatives de l’auteur pour désamorcer l’objection par avance (p. 12 notamment), une autre limite de l’ouvrage réside dans le caractère singulièrement hétérogène de la catégorie « réalisme racial ». En effet, si dans tous les cas celle-ci renvoie à « l’utilisation de la race comme instrument au service d’autres finalités » (p. 197), elle englobe et agrège des pratiques relevant aussi bien de la discrimination communément considérée comme telle que de la discrimination « positive » au sens large et correspondant à plusieurs visées assez nettement distinctes. À la prise en compte du facteur racial à des fins de promotion de la diversité des idées et des perspectives représentées au sein de l’entreprise, diversité censée générer de l’innovation et, in fine, une amélioration des performances, s’ajoute en effet la discrimination (« positive » ou « négative ») résultant de l’adaptation de l’employeur aux réactions anticipées d’autrui (clients, salariés déjà en poste, « usagers » d’un service public…) au contact du discriminé [12]. Enfin, le « réalisme racial » recouvre aussi la discrimination probabiliste (statistical discrimination) fondée sur la corrélation présumée entre la « race » et l’ardeur au travail ainsi que la docilité recherchées chez les travailleurs appelés à exercer des emplois pénibles impliquant des tâches répétitives et à faible niveau de qualification. Dans ce cas, la race apparaît comme un indicateur de la détention des qualités requises et opère à l’avantage des immigrés hispaniques et asiatiques, systématiquement préférés aux Noirs, et même aux Blancs.
Or tant la discrimination par réaction aux réactions potentielles d’autrui que la discrimination probabiliste ont fait l’objet de nombreuses réflexions non mobilisées dans l’ouvrage, dont l’originalité – réelle au demeurant – pourra donc être aisément surestimée [13]. En particulier, il est pour le moins frappant que la notion de discrimination probabiliste ne se trouve mentionnée que dans le cadre d’une note bibliographique de quelques lignes (p. 294, note 43). Forgée par Edmund Phelps [14] et Kenneth Arrow [15], cette notion renvoie aux décisions préjudiciables aux membres d’un groupe et principalement motivées, non par une animosité à leur endroit ou l’adhésion à une idéologie justifiant leur exclusion, mais par l’existence d’une corrélation entre l’appartenance au groupe – trait dénué de pertinence intrinsèque mais immédiatement observable – et une caractéristique non immédiatement observable mais pertinente au regard d’un objectif du décideur communément tenu pour légitime. Elle constitue une pièce maîtresse de la théorie économique des discriminations depuis plusieurs décennies et n’est inconnue ni des philosophes [16], ni des juristes [17]. Par conséquent, sa quasi-absence dans un ouvrage sociologique de très grande qualité faisant par ailleurs une large place au droit et consacré à l’exploration d’une catégorie dont elle constitue l’une des déclinaisons principales ne peut manquer de surprendre, même lorsqu’on connaît l’étanchéité des cloisonnements disciplinaires dans le champ universitaire états-unien.
Pour citer cet article :
Daniel Sabbagh, « Au delà de la discrimination positive »,
La Vie des idées
, 5 septembre 2016.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://laviedesidees.fr/Au-dela-de-la-discrimination-positive
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