Sexe, dévoration, création : une riche anthologie multilingue de la littérature mondiale de 1842 à 1980 retisse le mythe de la fileuse octopode, entre horreur pour la prédatrice et fascination pour ses ouvrages d’art.
Sexe, dévoration, création : une riche anthologie multilingue de la littérature mondiale de 1842 à 1980 retisse le mythe de la fileuse octopode, entre horreur pour la prédatrice et fascination pour ses ouvrages d’art.
Comment, de femme, on devient octopode – et vice versa.
Arachnophobes s’abstenir ! On aimerait accompagner aussitôt pareille mise en garde d’une invite à ouvrir ce livre afin de conjurer sa terreur, un peu comme le fait Primo Levi dans son essai thérapeutique adossé à des souvenirs d’enfance, « Peur des araignées » (1981), recueilli dans l’anthologie conçue par Sylvie Ballestra-Puech [1] et Evanghelia Stead. Les deux universitaires polyglottes et fines traductrices défendent la littérature comparée dans ce qu’elle a de plus stimulant : capter les échos entre les textes et les langues, éclairer et décrypter les motifs et les mythes qui innervent la littérature mondiale, toutes époques confondues. Dans la toile d’Arachné ne déroge pas à cette approche transversale et intertextuelle qui convient à merveille à son double objet : le lieu autant que la figure, la toile autant que la célèbre et rebelle fileuse de l’Antiquité latine.
L’araignée occupe, au sein du bestiaire fantastique, une place primordiale, suscitant tantôt la fascination, tantôt la répulsion. Située « entre l’art et l’effroi » comme le rappelle, en titre de sa préface, Sylvie Ballestra-Puech pour qualifier les vingt-et-une histoires retenues dans cet ouvrage imposant tant par son volume (plus de 700 pages) que par son ampleur, l’araignée a trouvé dans la littérature un espace de prédilection à ses multiples méfaits et incarnations – car elle est tout sauf univoque. Son prestige repose cependant sur un paradoxe : la hideur (supposée) de l’animal s’oppose à la beauté et à la finesse de son habitacle (doublé d’un garde-manger) – et de son œuvre.
Remontant aux sources du mythe et de l’onomastique, débusquant ses mutations souterraines, les deux maîtresses d’œuvre de cet opus ambitieux nous offrent de précieux repères : elles s’arrêtent sur le glissement métonymique qui a vu la toile donner peu à peu son nom à l’ouvrière, la faisant ainsi basculer du masculin au féminin – grammaticalement et symboliquement – (préface, p. 6-9 ; postface, p. 679-681) ; elles examinent l’abondante nomenclature qui varie d’une langue à l’autre et relèvent la polysémie de certains termes, dont les auteurs ont su tirer parti, car « on fait avec Arachné l’expérience de l’entrelacement des mots et des pièges du langage », prévient Evanghelia Stead (postface, p. 683) ; elles soulignent enfin l’apport de figures connexes. En effet, au mythe d’Arachné, relaté dans l’une des plus célèbres Métamorphoses d’Ovide, il faut ajouter deux autres récits plus anciens quoique moins connus : l’un, tiré des Thériaca de Nicandre de Colophon, montre la malédiction d’Athéna s’abattant sur Arachné et son frère Phalanx, coupables d’une union incestueuse, inscrite dans leurs noms mêmes qui tous deux désignent l’araignée en grec (préface, p. 6) et dont se souviendra William Sansom dans « Pansovic et les araignées » (1943). Une autre source, alexandrine cette fois, nous révèle l’existence d’Arachnos – autrement dit « araignée » encore, mais doté d’une désinence masculine –, amoureux du devin Tirésias transformé en vieille fileuse à l’abondante chevelure. Une constante se dégage de « ces trois récits mythologiques […] : la composante érotique du récit se trouve associée à la violence, à la transgression, à l’animalité » (id., ibid.). On pourrait ajouter que la plupart des fictions sélectionnées s’articulent autour d’un axe triple : sexualité, dévoration, création. Hybridation des mythes, hybridation des figures, l’araignée préside en outre à la métamorphose – physique comme psychique.
Optant pour une chronologie resserrée, l’anthologie couvre près de 150 ans, de 1842 (date de « L’Araignée noire » de Jeremias Gotthlef) au début des années 1980, période essentielle à plus d’un titre : c’est au XIXe siècle que le conte fantastique prend son envol, puis que la psychanalyse s’invente pour sonder l’inconscient [2] et que Freud forge la notion de Unheimliche – l’inquiétante étrangeté – qui convient admirablement à certaines araignées ici épinglées, enfin que les premières suffragistes donnent de la voix et entament des combats excédant le droit de vote, et que les récits d’Arachné, notamment dans son association à la femme maléfique et/ou prédatrice, se multiplient, se diversifient, se complexifient. Et de constater que les plumes féminines n’ont pas été les dernières à s’emparer du mythe pour le revisiter de manière grinçante.
Découpé en cinq sections thématiques qui balisent l’étendue de son territoire fantas(ma)tique, l’ouvrage traque et décline les apparitions du monstre à travers des récits permettant de dégager une typologie fictionnelle : Araignées du diable, Amours monstrueuses, L’Araignée des familles, Une araignée au plafond, Araignées d’art. Dans une démarche comparatiste chère aux deux éditrices, cette sélection ne se limite pas au français ou aux frontières hexagonales mais embrasse une production élargie aux auteurs de langue anglaise, allemande, italienne et espagnole, offrant de la sorte un panorama varié qui témoigne de l’intertextualité présidant à la fortune du mythe ; toutes ces fables, en vers ou en prose, dont sept inédites en français, sont en outre proposées dans une version bilingue, parfois dans une traduction retravaillée.
Il a certes fallu opérer des choix difficiles tant les contes d’araignée sont légion, pour n’en retenir que les plus emblématiques mais aussi les plus insolites ou les plus rares, notamment plusieurs nouvelles britanniques du XXe siècle, véritables joyaux de terreur et d’ironie, tels « More Spinned against… » de John Widham (1953), « The Spider » d’Elizabeth Walter (1967) et « Little Miss Buffet » de Peter Valentine Timlett (1981). Place est faite aussi, évidemment, à des classiques comme « L’Araignée » de Hanns Heins Ewers (1908), chef-d’œuvre du genre, dont le mystère résiste à toute analyse, aucun commentaire ne parvenant à en épuiser le sens mais relançant la réflexion, ou « Arachné » de Marcel Schwob (1889), repris deux ans plus tard dans Cœur double. Dans sa longue notice, Evanghelia Stead revient sur l’immense érudition de Schwob, son écriture retorse, son « art de construire une narration » (p. 178) et, par un jeu de va-et-vient, incite à relire ensuite la nouvelle et à en reconstituer le sens caché, une fois muni de nouveaux outils.
Le parti pris scientifique revendiqué donne néanmoins au texte la préséance sur l’exégèse. Ainsi, afin de ne pas entamer le plaisir de la lecture et de ne pas dissiper le suspense sur lequel elle repose souvent, les notices sont judicieusement placées après les œuvres, à deux exceptions près [3] ; elles éclairent et tirent les fils de ces récits étranges et souvent énigmatiques en suggérant des interprétations savantes où le langage, voire la lexicographie, ouvre des pistes fécondes de déchiffrement, pistes auxquelles l’insertion d’images apporte un relief supplémentaire en nous rappelant que la créature s’est imposée également dans l’iconographie et que le rictus grinçant de l’araignée d’Odilon Redon, qui orne la couverture, a zébré plus d’une de ces histoires.
La brodeuse et femme fatale s’invite dans ces pages, que l’araignée prenne forme humaine ou qu’elle conserve son apparence originelle. Animal totémique d’une femme goule chez Lorrain (« M. Smith » [1903], dont le titre – également connu sous sa variante « Monsieur Smith » – reconduit l’ambiguïté de genre longtemps associée à la figure, induisant d’ailleurs le narrateur en erreur), instrument de la vengeance sous la plume de Silvana Occampo (« La Noce » [1959]), amante criminelle (« L’Araignée » de Bierbaum [1901] ou « Tel est pris… » de Wyndham), mère dévoratrice dont l’artiste Louise Bourgeois avait su restituer la puissance archaïque dans sa monumentale sculpture au titre révélateur, « Maman » (1999) – hommage ambigu à sa mère tisserande –, engeance du diable, voire figure du destin, qui la rapproche des Parques filant les destinées humaines comme elle tisse sa toile (par exemple dans « Et Clotilde se pressa les mamelles » [1912], un poème d’Enrico Pea), la tarentule parfois simple épeire habite les greniers poussiéreux ou les grottes humides, accompagne les sabbats, vampirise les humains, hante les cauchemars et les psychés fragiles.
Présence envahissante ou fantasmée, elle signale l’esprit en proie au délire et à la folie (rendue encore plus dérangeante par des narrations à la première personne) qui a donné lieu à cette expression savoureuse « avoir une araignée au plafond » [4], illustrée par l’exemple à travers cinq textes d’une construction aussi fluide qu’élaborée. Elle devient le double ou le symptôme de héros narcissiques, comme chez Rachilde dont la métaphorique « araignée de cristal » (1892) désigne un miroir brisé évoquant à la fois la toile de l’animal et l’obsession chez le héros du reflet spéculaire où, derrière sa propre image, se dessine la délétère présence maternelle ; quant à « l’araignée d’eau » de Marcel Béalu (1948), rendue in fine à l’élément aquatique et à sa forme première, elle entraîne le narrateur parjure dans sa propre monstruosité. Comme l’indique le dernier ensemble du volume, qui, au fond, le résume, Araignées d’art, l’octopode saisi dans sa dimension poétique est aussi une allégorie de l’imaginaire, une figure de l’artiste qui, se mesurant aux dieux, tisse sa fable avec une totale liberté, guidé par sa seule impulsion créatrice.
Autre constat : l’araignée est partout, élisant domicile à la campagne comme à la ville, dans de modestes auberges comme dans des intérieurs cossus, nous faisant passer du lugubre manoir au douillet cottage, de la demeure bourgeoise 1900 au loft londonien. Dans les contrées retirées battues par les vents, sorcières et démons peuplent les légendes folkloriques et exercent leur malédiction à travers les générations, condamnant à plusieurs reprises l’araignée au bûcher (dans « L’Araignée crabe » de Erckmann-Chatrian [1860] et dans « Le Frêne » de Montague Rhodes James [1904]). Quelques récits horrifiques et sataniques des années 1850 puisant, en le pastichant, dans le conte populaire, avec ses récits en abyme et son goût pour les schémas répétitifs (comme « L’Œil invisible ou l’auberge des trois pendus » de Erckmann-Chatrian [1857] que Hanns Heinz Ewers a en tête lorsqu’il rédige « L’Araignée » cinquante ans plus tard), traduisent la propension à la métamorphose de la figure arachnéenne et exposent du même coup l’incroyable plasticité de l’écriture à laquelle elle donne lieu.
Dans les décors modernes et contemporains, le mythe fait un retour en force et stimule une impulsion (du) romanesque qui prouve à quel point Arachné, dont les ramifications sont aussi nombreuses que ses pattes, se situe du côté de la création, qu’elle la symbolise ou l’aiguillonne. Parcouru.e.s de frissons, en proie à une « peur émerveillée » (postface, p. 682), on découvrira, à la lecture de ces « Contes d’amour, de folie et de mort », que la fable antique se prête à d’inépuisables retournements et renouvellements qui attestent son irréductible modernité.
par , le 29 juin 2020
Nicole G. Albert, « L’art de l’araignée », La Vie des idées , 29 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Arachne-Contes-d-amour-folie-mort-Ballestra-Puech-Stead
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[1] Sylvie Ballestra-Puech connaît bien le sujet pour lui avoir déjà consacré tout un ouvrage : Métamorphoses d’Arachné : l’artiste en araignée dans la littérature occidentale (Droz : 2006).
[2] Raymond Jean ne s’y trompe pas qui, dans la nouvelle « Un fantasme de Bella B. » (1983), relate une étude de cas clinique reposant sur la phobie des araignées.
[3] « L’Araignée noire » de Gotthleff est trop longue pour être reproduite intégralement et fait l’objet d’un long résumé avec extraits commentés ; « L’Araignée de cristal » de Rachilde s’est heurtée, pour sa part, à des questions de droits qui en interdisent la reprise in extenso, bien qu’elle soit accessible en ligne.
[4] Notons que l’anglais, pour exprimer la même chose, convoque la chauve-souris (« bats in your belfry »).