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Recension Philosophie

Après le matérialisme ?

À propos de : Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse, Vrin


par Roger Pouivet , le 14 mars 2019


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La science repose sur une conception matérialiste de la nature qu’elle est inapte à justifier. Même les neurosciences ne peuvent rendre compte de la vie de l’esprit en invoquant la seule matière. Thomas Nagel en appelle à un changement radical dans notre manière de concevoir la rationalité.

L’idéologie naturaliste

Il n’est pas si fréquent qu’un livre de philosophie soit l’objet d’un débat dans des revues de large diffusion, des journaux quotidiens aux États-Unis (et leurs sites internet). Tel fut le cas pour L’esprit et le cosmos de T. Nagel, lors de sa parution, en 2012, chez Oxford University Press. Certes, T. Nagel est l’un des plus importants philosophes américains contemporains, professeur à l’Université de New York – plusieurs de ses livres sont traduits dans de nombreuses langues, dont le français [1]. Mais c’est surtout que, dans son dernier ouvrage, il conteste le bien-fondé de ce qu’il appelle une « Weltanschauung naturaliste » (p. 10). Si le terme allemand utilisé signifie « vision du monde », n’est-il pas aussi possible de le traduire par « idéologie » ? Elle consiste à penser que les sciences de la nature constituent l’horizon de toute explication correcte, c’est-à-dire scientifique, du monde. Elles se sont constituées au moment de la révolution scientifique au XVIIe siècle et avec la théorie darwinienne de l’évolution au XIXe siècle. Être explicable, c’est l’être dans les termes des sciences physiques et de la théorie néo-darwinienne.

La conception matérialiste de la nature est ainsi le présupposé de l’explication scientifique aujourd’hui ; dans les sciences physiques, la biologie, les neurosciences, les sciences cognitives, cela va presque de soi pour la plupart, mais aussi dans les sciences humaines et sociales, voire en esthétique, dans la critique d’art ou dans la théorie de la littérature. L’homme ne devrait pas ainsi être considéré comme une exception dans la nature [2]. Sa vie intellectuelle et culturelle devrait elle-même être expliquée sur des bases épistémologiques matérialistes. Pourtant, dit T. Nagel, « la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse » (c’est même le sous-titre du livre).

Il eût alors été surprenant qu’une telle affirmation ne provoquât pas quelques levées de boucliers. Cela n’a pas manqué. [3]

Le sacro-saint programme réductif de la recherche

Pourquoi la thèse de T. Nagel a-t-elle défrayé la chronique ? Parce que, si on le suit, la thèse selon laquelle une explication rationnelle est toujours une réduction à une explication physique ou matérielle est le « sacro-saint programme de la recherche avec l’idée que lui seul est scientifique ». Or, trois phénomènes, dit-il, ne sont pas expliqués ni explicables dans le cadre orthodoxe des sciences physiques et humaines : la conscience, la connaissance et la valeur. C’est qu’ils sont irréductibles à des phénomènes strictement matériels. Les phénomènes caractéristiques de la vie de l’esprit – pensée, intentionnalité, compréhension, appréhension des valeurs – n’émergent pas de la matière ; et dès lors toute science présupposant une forme de matérialisme ne peut espérer expliquer sans les éliminer. En conséquence, nous devons « abandonner le matérialisme » (p. 65).

Mais faut-il considérer que l’esprit est irréductible à la matière ? Y a-t-il même un sens à dire que l’esprit existe ? Après tout, le matérialisme consiste justement à refuser une opposition entre la matière et l’esprit, en disant qu’une bonne explication du second doit se faire dans les termes de la première. Contre cette thèse, T. Nagel en appelle au « sens commun » (par exemple, p. 47), c’est-à-dire à l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Nous avons beau faire, nous ne pouvons nous penser comme des choses simplement matérielles. Et finalement, la pratique scientifique ordinaire ne le suppose pas non plus. Car « la plupart des scientifiques peuvent travailler sans avoir d’avis sur les questions générales de cosmologie fondamentale » (p. 10), celles auxquelles le réductionnisme matérialiste entend apporter une réponse. Les progrès de la science, s’agissant des neurosciences par exemple, créditées de grands exploits explicatifs, laissent de côté la conscience que nous avons de nous-mêmes, la compréhension de notre capacité de comprendre, y compris par et dans l’activité scientifique. Elles laissent aussi de côté la valeur que nous attribuons à certaines attitudes quand nous les louons, en blâmant d’autres – en gros, le bien et le mal. C’est efficace pour satisfaire aux réquisits du naturalisme matérialiste ; ça l’est fort peu si l’on tient à comprendre la conscience, la connaissance et notre attachement à certaines valeurs jugées réelles. Nous devrions faire notre deuil d’une exception humaine ; la rationalité identifiée au matérialisme est à ce prix.

Pour T. Nagel, la rationalité et la science ne sont pas mises en cause par son argument, mais seulement la thèse que le matérialisme est la seule possibilité scientifique sérieuse ou rationnelle. Résister à cette affirmation, c’est, pour le sens commun, reprendre confiance dans nos « jugements ordinaires » (p. 47).

T. Nagel remarque que si l’on tape « 3 », « + », « 5 » et « = », sur une calculatrice de poche, l’explication causale de la forme qui s’affiche sur l’écran – le processus qui conduit à ce que « 8 » apparaisse – n’explique en rien pourquoi c’est la bonne réponse. Or, dans la culture contemporaine et parmi son élite scientifique, est née la conviction dominante que cette description d’un processus matériel serait la norme de toute explication. C’est en quoi le naturalisme matérialiste, qui n’est pas une théorie scientifique, est devenue une conception du monde.

Le retour du finalisme ?

Mais n’est-ce pas encourager le retour aux explications métaphysiques et théologiques, abandonnées avec la révolution scientifique au XVIIe siècle, et définitivement évacuées avec le néo-darwinisme ? On ne va tout de même pas en revenir aux causes finales et à l’intention divine ? T. Nagel veut rassurer ses lecteurs : l’hypothèse que l’évolution biologique est à l’origine de l’existence de phénomènes conscients n’est pas rejetée. Mais elle est insuffisante et même trompeuse s’agissant d’expliquer les phénomènes propres à l’esprit. Et même si, pour T. Nagel, « l’intérêt du théisme, même pour un athée, c’est qu’il essaie d’expliquer d’une autre manière ce que la science physique ne semble pas capable d’expliquer » (p. 37), il ne se démarque pas moins, avec insistance, d’une « probabilité du théisme » [4].

Une objection à lui faire, cependant, est que cette « autre manière » reste bien mystérieuse dans son livre. À n’être ni réductionniste ni théiste, on laisse fort indéterminés les principes de l’explication proposée. Si la pars destruens du livre est nette, sa pars construens est nettement plus floue. Une bonne part du livre propose cependant des explications non matérialistes de l’esprit, de la connaissance et de la valeur, sans jamais en cacher les difficultés. Faut-il aller vers le panpsychisme, selon lequel tous les éléments du monde physique sont aussi mentaux ? Faut-il intégrer à nos explications des phénomènes conscients un indispensable finalisme ? T. Nagel envisage sérieusement de renouveler « la conception aristotélicienne de la nature » (p. 101), comme possibilité d’une téléologie non intentionnelle (puisque non théiste). Dans le chapitre IV du livre, il la présente comme tout particulièrement appropriée s’agissant de justifier une théorie réaliste des valeurs morales (selon laquelle il existe des faits moraux), qui pour lui correspond au sens commun.

L’argument de la raison

T. Nagel reprend à plusieurs reprises, sous plusieurs formes, un argument qu’il ne nomme jamais. Parlons d’un « argument de la raison » [5]. Il consiste à dire, selon la formulation de T. Nagel, « que toute explication évolutionniste de la place de la raison présuppose la validité de la raison et ne peut pas la confirmer sans circularité » (p. 121). Nous ne pouvons pas comprendre l’évolution, ni aucun raisonnement, sans présupposer la rationalité dont le naturalisme matérialiste prétend pourtant qu’elle est explicable en termes de processus matériel, voire qu’elle n’est rien d’autre qu’un type de processus matériel. Un naturaliste évolutionniste, quelqu’un pour qui tout est réductible à des états de la matière et qui affirme que son propre système cognitif est le produit de l’évolution, a dès lors fort peu de raison d’avoir confiance dans ses facultés cognitives, dans sa capacité de parvenir à avoir des croyances vraies.

Ainsi, la fiabilité de nos capacités rationnelles – sans laquelle notre meilleure science ne serait guère possible – suppose un principe qui n’est pas matériel [6]. Une autre façon de le dire est qu’« on ne peut vraiment comprendre la vision scientifique du monde si l’on ne suppose que l’intelligibilité du monde, telle qu’elle est décrite par les lois que la science a découvertes, fait elle-même partie de l’explication la plus profonde de la raison pour laquelle les choses sont comme elles sont » (p. 30). La raison ne peut être ajoutée après coup à des processus physiques dont le caractère explicatif ne peut être compris sans elle. La science telle que nous pratiquons n’explique donc pas l’intelligibilité du monde ; elle la présuppose. Le naturalisme évolutionniste se détruit lui-même s’il est incapable d’expliquer la fiabilité rationnelle de la connaissance qu’il prétend être.

Le lien entretenu par la connaissance, la raison et la vérité n’a pas d’explication naturaliste (au sens de matérielle). Faire de la vérité et de la raison les normes de votre vie intellectuelle, cela rend épistémologiquement possibles les sciences physiques, mais cela ne s’explique pas en termes des sciences physiques. Il y a un espace des raisons irréductible au monde physique. Que des êtres soient capables de comprendre, et surtout scientifiquement, le monde dans lequel ils sont, les rend donc bien exceptionnels dans la nature physique.

Pour T. Nagel, « c’est notamment à la philosophie d’étudier les limites de la connaissance scientifique contemporaine, même dans ses formes les plus élaborées et les plus fructueuses » (p. 9). Thomas Nagel soutient ainsi qu’une réflexion philosophique est en mesure de mettre sérieusement en question une attitude présentée comme scientifique, et même identifiée faussement à la pensée scientifique, le naturalisme matérialiste. Le livre de Thomas Nagel aide ainsi à repérer dans la vie de la science – celle de nos institutions de recherche, des universités, mais aussi dans le traitement médiatique des jeunes sciences présentées comme prometteuses : les neurosciences, les sciences cognitives, mais aussi les sciences humaines et sociales – le présupposé matérialiste. Il est probablement faux.

On peut comprendre qu’une telle affirmation et l’argument général du livre aient pu à ce point, aux États-Unis, mais aussi dans d’autres pays, exciter le monde de l’esprit. Il faut souhaiter qu’il soit, à partir de ce livre, discuté aussi sous nos cieux, où peut-être règne également ce que T. Nagel appelle le « consensus bien-pensant » (p. 187).

Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse, tr. fr. D. Berlioz et F. Loth, Paris, Vrin, 2018, 192 p., 12 €.

par Roger Pouivet, le 14 mars 2019

Pour citer cet article :

Roger Pouivet, « Après le matérialisme ? », La Vie des idées , 14 mars 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Apres-le-materialisme

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Notes

[1En particulier, Le Point de vue de nulle part  The View from Nowhere  »], tr. fr. S. Kronlund, Paris, Éditions de l’éclat, 1993.

[2Pour la thèse contraire : Jean-Marie Schaeffer, La fin de l’exception humaine, Paris, Gallimard, 2007.

[3Dans un article paru dans The Nation le 3 octobre 2012 [en ligne], intitulé «  Avez-vous seulement un cerveau  ? Au sujet de Thomas Nagel  » [«  Do You Only Have a Brain  ? On Thomas Nagel   »], Brian Leiter et Michael Weisberg parlent de «  sottises  ».

[4Pour une récente défense d’une telle probabilité, voir Richard Swinburne, La probabilité du théisme   The Existence of God   »], tr. fr. P. Clavier, Paris, Vrin, 2015.

[5En s’inspirant d’un de ses défenseurs, C.S. Lewis, dans Miracles, un livre de 1947, avec une deuxième édition revue et corrigée à la lumière d’une critique faite par G.E.M. Anscombe, en 1960, et dont une version française (tr. fr. S. Bray et D. Verheyde) est parue en 2018 aux éditions Empreinte temps présent.

[6Sur un raisonnement de cette sorte, voir Jim Slagle, The Epistemological Skyhook. Determinism, Naturalism, and Self-Defeat, London, Routledge, 2016.

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