Introduction
Les politiques antiterroristes françaises ont un objectif simple : protéger l’ensemble de la population en prévenant les attaques sur le sol français. Tout le monde, ou presque, s’accorde sur leur nécessité. Mais lorsque l’on soulève la question de leurs possibles effets secondaires, non-anticipés, ou indésirables, le débat se polarise. D’un côté, pour les partisans d’une approche sécuritaire, la question est secondaire, voire sans importance. S’intéresser aux victimes collatérales de l’antiterrorisme revient à ne pas se concentrer sur ce qui compte – éviter les attaques. Peu importent en effet les dégâts collatéraux concernant quelques individus, pour peu que la majorité de la société soit protégée. Pour d’autres, en revanche, s’intéresser aux effets des politiques antiterroristes est tout à fait central. Telles qu’elles ont été mises en place et renforcées à partir des attentats de Toulouse en 2012, ces politiques participeraient en effet à la discrimination de toute une catégorie de la population française définie comme le nouvel ennemi intérieur : les musulmans de France. « Catégorie suspecte », ces derniers se sentiraient profondément discriminés par l’antiterrorisme. Cet argument est par ailleurs repris et retourné par certains, y compris par le président de la République [1], expliquant que les musulmans seraient potentiellement en rupture avec l’ensemble de la société française, échangeant ainsi cause et conséquence. Qu’en est-il réellement ? Les musulmans de France se sentent-ils profondément discriminés par les politiques antiterroristes ? Ce sentiment les pousserait-il à remettre en question leur citoyenneté, voir leur loyauté ?
L’étude que nous avons menée – la première de ce type en France – nous permet d’apporter une réponse nuancée à ces questions, en nous basant sur des données chiffrées. [2] Elle met en avant un bilan attristant concernant le sentiment de discrimination chez les populations musulmanes en rapport avec les pratiques de lutte contre le terrorisme en France. Mais, à l’inverse des discours alarmistes, elle démontre que la majorité des musulmans de France ne se distingue pas du reste de la population en ce qui concerne l’adhésion et la confiance envers les principales institutions sociales et politiques. Lorsqu’il s’agit de la perception du terrorisme et des politiques antiterroristes, les musulmans sont en effet des Français comme les autres. Ils partagent les peurs, les préoccupations et les espoirs du reste des Français. Mais pour combien de temps encore ?
Nous identifierons dans un premier temps le contexte dans lequel la question du lien entre discrimination et antiterrorisme se pose, pour dans un second temps présenter les résultats récoltés sur le vécu individuel des Français vis-à-vis des politiques antiterroristes, et en dégager les perceptions collectives. Nous analyserons ensuite dans quelle mesure ces perceptions affectent la confiance de Français envers les institutions républicaines et étatiques, qu’ils soient musulmans ou pas. Enfin, nous conclurons sur les principales leçons à tirer de notre enquête.
Éléments de contexte : Antiterrorisme, musulmans et sentiments de discrimination
Pourquoi s’intéresser maintenant au lien entre antiterrorisme et discrimination ? Après tout, l’antiterrorisme, basé sur l’action conjointe des forces de police, de renseignement et du parquet antiterroriste existe, dans sa forme actuelle, depuis à peu près 1986. Qu’est-ce qui a changé au cours de ces dernières années, qui justifie une interrogation nouvelle ?
Depuis les attentats commis par Mohammed Merah en 2012, et les divers plans de lutte antiterroristes qui se sont succédé à partir de 2014, les politiques antiterroristes ont changé de nature. Elles ont certes opéré un tournant à travers l’augmentation des mesures sécuritaires, l’élargissement de la portée d’action de l’antiterrorisme en matière judiciaire et policière. Le changement réside cependant avant tout dans la mise en œuvre d’une politique de « prévention » ciblant une population de plus en plus large au nom de la lutte contre la « radicalisation ». Outre les forces de l’ordre et les magistrats, ce sont les travailleurs sociaux, les services de prison et de probation, les enseignants et le personnel éducatif qui sont priés de participer au signalement des potentiels terroristes. Ces évolutions se sont accompagnées de la diffusion dans le débat public de liens entre islam, islamisme et terrorisme, enjoignant les autorités musulmanes à une réforme de l’islam de France, et invitant à répondre à une logique générale de « signalement ». D’une logique juridico-policière ciblant des filières et des réseaux, l’antiterrorisme s’est donc étendu à un nombre croissant d’acteurs sociaux.
Or, cinq ans après les attaques de 2015, et près de six ans après la mise en place officielle de ces politiques dès 2014, nous ne savons presque rien de leurs effets. Il existe certes depuis un certain nombre d’années des études s’intéressant à cette question, mais principalement au Royaume-Uni [3] et encore que très rarement sur le contexte français]]. Cependant, ces dernières s’appuient principalement sur des approches juridiques ou qualitatives. Notre étude approfondit donc ce questionnement sur le lien entre politiques antiterroristes et discrimination, à travers une étude quantitative.
Méthodologie de l’enquête
Le questionnaire de l’enquête a été développé en consultation avec plusieurs organisations de défense de droits de l’Homme et de lutte contre l’islamophobie, ainsi que des institutions de l’État. Les questions ont été posées au cours des mois de février et mars 2018 auprès de 8 300 personnes résidant en France métropolitaine, âgées de plus de 15 ans, dont la représentativité s’est basée sur la méthode des quotas selon les données de l’INSEE et de l’INED. À partir de l’échantillon des personnes interrogées, un sous-échantillon de 927 enquêtés a été identifié, constitué de deux groupes d’enquêtés, à savoir un groupe de « musulmans » (426 personnes) et un groupe « de contrôle » (501 personnes). Les entretiens ont été réalisés par téléphone via l’IFOP qui nous a permis d’accéder à des « sous-échantillons » cibles représentant d’une part une population auto-déclarée comme musulmane, et un groupe de non-musulmans désigné comme « groupe de contrôle ».
Pour comprendre si les politiques anti-terroristes participent au sentiment de discrimination, il faut s’interroger tout d’abord sur le sentiment de discrimination en général. Les musulmans se sentent-ils, dans leur vie quotidienne, plus discriminés que le reste de la population ? La réponse est oui, sans nuances. Nos résultats confirment ici malheureusement ce qu’un nombre important d’études a déjà eu l’occasion de mettre en évidence [4]. 41 % des musulmans se considèrent ainsi discriminés, environ la moitié en lien avec leurs origines ou la couleur de leur peau, et environ un sur sept en lien avec leur religion [5]. Le sentiment de discrimination chez les musulmans est considérablement plus élevé que dans le groupe de contrôle, ce pour la plupart des dimensions de leur vie quotidienne. La différence entre les scores est considérable : environ deux fois plus lors de la recherche d’un logement (24 % contre 7 %) ; environ trois fois plus à l’école (18 % contre 5 %) ; environ 5 fois plus lors d’interactions avec la police (26 % contre 5 %). Dans ce contexte, comment l’antiterrorisme est-il vécu ? Empire-t-il la situation ?
Le vécu individuel de l’antiterrorisme
Une première dimension de la discrimination est l’expérience personnelle, individuelle, que l’on peut en faire. On peut se poser ici trois questions : Premièrement, les musulmans sont-ils plus exposés à l’antiterrorisme que les non-musulmans ? Cette question domine le discours politique sur l’antiterrorisme et ses effets ; une critique récurrente de la part des associations militantes concerne en effet le ciblage particulier que ces politiques auraient sur les populations perçues comme musulmanes. Deuxièmement, ces contrôles ou ces contacts semblent-ils justifiés et nécessaires pour ceux qui en font l’expérience ? On touche ici à la question clé de la légitimité de l’action antiterroriste. Troisièmement, les personnes qui sont en contact avec l’antiterrorisme considèrent-elles être bien traitées, ou estiment-elles au contraire avoir fait l’objet de discriminations ? On touche ici au cœur de l’objectif de l’enquête : dans les interactions avec les autorités et dans le processus de sélection, les enquêtés considèrent-ils que l’action de l’État est juste et correctement menée ?
Dans son ensemble et de façon assez nette, la population musulmane ne se sent pas plus exposée que le groupe de contrôle à l’antiterrorisme, que cela soit dans le rapport avec les éducateurs, les travailleurs sociaux ou la police. En regardant la situation de plus près, il existe toutefois quelques différences : les jeunes musulmans sont surreprésentés dans les contacts avec les éducateurs en déclarant être quatre fois plus en contact (9 %) que leurs homologues du groupe de contrôle (2 %). Une différence s’observe également dans le rapport avec les forces de l’ordre, mais pas dans le sens auquel on pourrait s’attendre, puisque le nombre de musulmans déclarant avoir été en contact avec les forces de l’ordre (15 %) est inférieur à celui du groupe de contrôle (22 %). Bien que l’enquête n’ait pas permis d’approfondir ce point, on peut imaginer qu’il s’agisse ici de l’un des effets paradoxaux de la banalisation du contact avec les forces de l’ordre d’individus répondant à des critères, souvent combinés, de résidence, de classe sociale et de genre : des personnes ayant moins de contacts avec la police perçoivent avec plus d’intensité ces interactions.
En revanche, notre enquête confirme les résultats d’enquêtes précédentes sur les mauvais rapports qui existent entre les forces de l’ordre et les populations issues de l’immigration – qui représentent la majorité du sous-échantillon « musulmans » de l’enquête. Alors que musulmans et non-musulmans considèrent les contacts avec les éducateurs et les travailleurs sociaux justifiés dans leur ensemble ; en revanche, en ce qui concerne les contrôles de police, le constat est différent. Les répondants musulmans donnent un score de justification de 5,6/10 en moyenne (un score inférieur à 5 indiquant que les contrôles ne semblent pas justifiés) contre 7,7 pour le groupe de contrôle. Enfin, un grand nombre de répondants musulmans se sentent stigmatisés par l’antiterrorisme : ils considèrent être choisis de façon délibérée dans les interactions avec des agents publics, le plus souvent à cause de leur origine ou de leur couleur de peau (37 %), soit 2,5 fois plus que le groupe de contrôle (9,7 %). Ils se sentent par ailleurs considérablement moins bien traités (6,9/10) que le groupe de contrôle (8,5/10).
Les perceptions collectives
La seconde dimension concerne les perceptions collectives. Les musulmans se sentent-ils visés, en tant que groupe, en tant que catégorie de la population ? Ici musulmans et non-musulmans ne se distinguent pas de façon significative. Lorsqu’on demande aux répondants si les politiques antiterroristes leur procurent un sentiment de sécurité, il n’y a pas de grandes différences. Les deux groupes trouvent les politiques modérément efficaces, avec un score moyen de 6 sur 10. Les réponses varient cependant en fonction de l’âge : les jeunes musulmans se sentent moins en sécurité que les non-musulmans de leur âge, alors que les musulmans de 45-64 ans se sentent inversement plus en sécurité que les non-musulmans de la même classe d’âge.
Musulmans et non-musulmans s’accordent également dans le sentiment que l’antiterrorisme stigmatise certaines communautés en visant un ou des groupes en particulier. Les deux tiers des musulmans et les trois quarts des répondants du groupe de contrôle estiment que l’antiterrorisme vise certains groupes en priorité. La moitié des répondants considère que ce choix concerne les groupes d’une religion en particulier. Pour ce qui est du caractère justifié de ce ciblage, les résultats sont en revanche nuancés. Sur une échelle de 0 à 10, le groupe musulman est divisé presque parfaitement en trois : 34 % estiment le ciblage « peu ou pas justifié » ; 33 % estiment qu’il est « plus ou moins justifié » et 32 % estiment qu’il est « justifié ou tout à fait justifié » [6]. Il n’y a donc pas de ressenti unique sur cette question. Les réponses se distinguent en revanche de celles du groupe de contrôle, puisque 15 % (moins de la moitié par rapport au groupe musulmans) estiment le ciblage « peu ou pas justifié », 41 % plus ou moins justifié et 43 % justifié ou tout à fait justifié.
L’impact sur les comportements quotidiens
L’antiterrorisme et son contexte, poussent-ils les gens à changer leur comportement, de peur d’être discriminés ? [7] Lorsqu’on considère l’impact de l’antiterrorisme sur les changements de comportement des populations musulmanes, il faut considérer quatre aspects.
L’un des premiers arguments mis en avant dans la littérature est qu’il a pour effet d’intimider, donc de limiter la liberté d’expression ; en anglais, ceci est communément appelé le chilling effect. Notre étude montre qu’un musulman sur trois dit « éviter de dire ce qu’il pense » sur les sujets controversés en lien avec la politique étrangère (31 %) ou la société (30 %). Cette attitude n’est cependant pas très éloignée de celle du groupe de contrôle (respectivement 26 % et 29 %). Il existe donc un phénomène d’autocensure diffus, légèrement accentué chez les musulmans. Par ailleurs, lorsque 41,7 % des musulmans entre 45-64 ans déclarent demander à leurs enfants de « faire attention à ce qu’ils disent à l’école » pour éviter d’être discriminés, ou lorsque près d’un tiers des musulmans déclarent s’autocensurer, on peut certainement parler d’impact important. Il faut donc voir ici l’un des effets souvent dénoncés de l’antiterrorisme dans les démocraties occidentales : il s’agit non pas d’une limitation directe et coercitive de la liberté d’expression, mais de la diffusion d’un sentiment de suspicion dans le corps social qui provoque l’autocensure et l’autolimitation [8]. Il faut placer également dans cette catégorie l’autocensure dans le soutien à des organisations caritatives, liée à la peur d’être associée à des organisations qualifiées de « terroristes ». Il faudrait, bien sûr, pouvoir distinguer plus précisément les facteurs de cette autocensure, notre enquête ne permettant que d’en mesurer l’ampleur.
Ensuite, il est intéressant de savoir si les habitudes en ligne avaient changé, notamment à la suite des révélations de Snowden sur la surveillance opérée par la NSA, ainsi qu’après le vote de la loi antiterroriste instituant une surveillance accrue des comportements en ligne. Ici, 80 % des musulmans et 84 % du groupe de contrôle disent ne pas avoir changé leurs habitudes pour protéger leur vie privée en ligne. La minorité qui déclare faire attention est cependant presque deux fois plus importante chez les musulmans (9,2 % contre 5 %). Ces résultats rejoignent ceux évoqués précédemment : tant au niveau du vécu et des perceptions que du changement des habitudes, la question de la vie privée semble relativement dissociée et en fin de compte bien moins pertinente que celle de la discrimination. Ce résultat doit conduire les chercheurs et les acteurs associatifs qui mettent l’accent sur ce point à s’interroger. Il ne s’agit évidemment pas de remettre en question les travaux des sociologues, juristes et politistes, qui ont mis en évidence les effets importants de l’antiterrorisme sur les libertés civiles. Toutefois, il apparaît clairement que cet effet ne se traduit pas par une préoccupation quotidienne de la population : il ne faudrait pas confondre la restriction, toujours plus importante, des droits, avec la perception ou la prise de conscience de cette restriction. Cela met en évidence – s’il fallait une preuve ultérieure – que la question de la vie privée est loin d’être une préoccupation prioritaire de la population lorsqu’il est question de politiques de lutte contre le terrorisme. Ce résultat est particulièrement frappant lorsque l’on sait par ailleurs que la population musulmane se considère comme spécifiquement visée par ces politiques.
Troisième dimension : les médias sont souvent critiqués pour relayer des propos ou des points de vue discriminatoires. Nous avons constaté que les médias jouent un rôle important dans le sentiment de discrimination, comme le montre le nombre très élevé de musulmans déclarant ne pas faire confiance à un certain nombre de médias pour le traitement de l’information liée à l’islam ou au terrorisme. Plus d’un tiers des musulmans (38 %) déclare ne plus lire ou regarder certains médias à cause de leur façon d’aborder l’islam. Cela concerne en particulier les jeunes (42 %). Ce chiffre augmente encore (44 %) lorsqu’il s’agit du traitement médiatique des questions de terrorisme. Ici, notre enquête vient s’ajouter à une série de travaux convergents sur le rôle de certains médias dans la construction et la diffusion de stéréotypes et d’amalgames entre l’islam, une pratique rigoriste de l’islam et le terrorisme [9].
Enfin, on peut se demander si, comme l’ont montré un certain nombre d’études qualitatives [10], le ciblage et les discriminations potentielles subies par les populations musulmanes ont un effet sur leur engagement religieux, associatif ou politique - que cela aille dans le sens d’un engagement plus important ou au contraire d’un retrait dans la sphère privée ou communautaire. Nous avons constaté que l’antiterrorisme n’a que très peu d’impact sur les aspects les plus visibles de la religion tels que la tenue vestimentaire (habit traditionnel, voile ou foulard). Ainsi, 87 % des musulmans disent ne pas avoir modifié leur façon de s’habiller. Toutefois, la minorité qui répond de façon positive (8 %) est 5 fois plus importante que le groupe de contrôle (1,6 %). Enfin, l’antiterrorisme a un impact important sur les associations caritatives musulmanes : presque un tiers des musulmans (37 %) dit « réfléchir à deux fois avant de faire un don à un organisme de bienfaisance ».
Antiterrorisme, discrimination et confiance dans les institutions
Dans ce contexte, il ne serait pas surprenant d’enregistrer chez les populations musulmanes un sentiment de défiance, voire de retrait par rapport aux institutions de la société et de l’État. Or, notre étude montre que, pour la grande majorité des musulmans, ce n’est pas le cas. Bien que ces derniers éprouvent un fort sentiment de discrimination par rapport au groupe de contrôle, ils ont, dans l’ensemble, plus confiance dans les institutions de l’État et de la société française que le groupe de contrôle. Les scores de confiance – à l’exception de la police et des médias – sont tous supérieurs à ceux du groupe de contrôle. Comme le groupe de contrôle, ces derniers placent les politiques et les médias au bas de l’échelle. Cela signifie que les musulmans de France ne sont bien donc pas, comme le soutient un certain discours médiatique, dans une attitude de rejet ou de méfiance envers les institutions.
La question qui se pose alors est la suivante : constate-t-on une différence, dans les scores de confiance, entre les personnes qui ont déclaré avoir été discriminées, et celles qui ont répondu par la négative ? L’objectif est d’apporter ici une réponse à la question du lien entre discrimination et lutte contre le terrorisme. Pour ce faire, notre étude a déployé une série de modèles statistiques, afin de mettre plusieurs variables en relation.
Ceux-ci montrent que la baisse de confiance dans les institutions ainsi que le changement de comportement face à l’antiterrorisme s’expliquent avant tout par un seul et même facteur, l’expérience de la discrimination, sous contrôle d’autres facteurs tels que la religion, l’âge, la classe sociale ou le genre. La propension plus importante des musulmans à changer leur comportement face à l’antiterrorisme, ne s’explique donc pas par le fait d’être musulmans, mais par celui de la surreprésentation des musulmans parmi les victimes de discrimination.
De surcroît, il est intéressant de relever que la variation entre le groupe de contrôle et les musulmans est, d’après le modèle explicatif, quasi nulle. Ainsi, si l’on compare les taux de changement de comportement en fonction d’une expérience de discrimination au sein du groupe de contrôle et parmi les musulmans, leur répartition est presque identique. Par exemple, alors que 37,3 % des musulmans n’ayant pas subi de discrimination vont tout de même changer de comportement face à l’antiterrorisme, ils seront 35,7 % à faire de même au sein du groupe de contrôle.
En d’autres termes, si les musulmans sont plus susceptibles de changer leur comportement, ce n’est pas parce qu’ils sont musulmans, mais parce qu’ils sont plus discriminés. Inversement, cela implique alors que des musulmans n’ayant pas subi de discrimination vont réagir face à l’antiterrorisme de la même façon que leurs homologues du groupe de contrôle. Ces éléments appellent à revisiter les termes de la relation entre pratiques antiterroristes et discriminations, les dernières étant généralement perçues comme les effets des premières. Cette étude démontre qu’il s’agit d’une relation plus complexe, où l’existence préalable de discriminations peut favoriser les réactions de méfiance et de repli face à l’antiterrorisme.
Quelles leçons tirer de cette enquête ?
Les résultats de l’enquête que nous avons menée démontrent l’intérêt de produire des données chiffrées sur les effets des politiques de sécurité sur les musulmans en France : leur absence nuit à la compréhension et à l’impact de phénomènes comme la discrimination et la lutte contre le terrorisme. Il est donc nécessaire selon nous de reproduire ce type d’enquête sur des échantillons de taille plus importante et dans une dimension comparée, afin d’obtenir plus de données sur l’impact des politiques de sécurité sur le ressenti et les attitudes des musulmans en France et en Europe. Il est dommage à cet effet que la récente enquête de l’IFOP pour le compte de la DILCRAH et de la Fondation Jean Jaurès [11] ne s’intéresse pas aux discriminations subies par les musulmans en France dans le cadre des politiques antiterroristes. Une étude conjointe de l’antiterrorisme et des discriminations nous permet en effet de tirer un certain nombre de conclusions et d’enseignements.
Il faut considérer les musulmans de France comme une population hétérogène
Tout d’abord, cela peut sembler une évidence, mais la nature du débat public en France tend à nous le faire oublier : c’est une erreur de considérer les musulmans de France comme une population homogène. Les musulmans sont un groupe diversifié. Ils se distinguent par leurs catégories socio-professionnelles, leurs revenus, leurs orientations politiques ou encore leurs pratiques religieuses.
Les personnes qui se déclarent comme « musulmanes » ne se distinguent pas de la population française vis-à-vis par exemple de la confiance dans les institutions, le sentiment de sécurité ou encore l’impact des politiques antiterroristes sur leur vie privée. Ils et elles font donc autant confiance que les autres Français dans les grandes institutions de la République, et attendent comme tout le monde d’être protégés de la menace terroriste.
Enfin, point central, ce qui semble caractériser les populations musulmanes en France, c’est l’expérience de la discrimination. Certes, celle-ci n’est pas spécifique au groupe des « musulmans » (puisqu’un nombre important de répondants du groupe de contrôle fait également état de discriminations), mais ces derniers sont particulièrement affectés. Ainsi l’expérience de la discrimination (et non le fait de se désigner comme « musulman ») explique statistiquement deux éléments clés : la perte de confiance dans les institutions et le changement de comportement résultant de l’interaction avec les politiques antiterroristes.
Garantir l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et la radicalisation doit nécessairement s’accompagner d’une politique de lutte contre les discriminations
Si l’on considère la question de l’antiterrorisme de façon plus spécifique, il apparaît que plus une personne a fait l’expérience de la discrimination, plus il existe de chances que celle-ci perçoive l’action antiterroriste comme discriminatoire. Or les musulmans de France sont particulièrement touchés par les discriminations – de façon plus importante que le groupe de contrôle. Les discriminations potentielles liées à l’antiterrorisme sont difficiles à distinguer de l’ensemble des autres formes de discrimination que les musulmans endurent, notamment dans leur rapport avec les forces de l’ordre.
Cependant, comme le met en évidence notre étude, un nombre considérable de musulmans s’autocensurent en public et modifient leurs habitudes, de peur d’être discriminés, alors même que leur confiance envers les institutions et la société est au même niveau, voire dans certains cas même plus élevés (comme l’école) que le groupe de contrôle. Il en ressort donc la nécessité de lier les stratégies de lutte contre le terrorisme à un volet de lutte contre les discriminations, puisque ces dernières constituent la variable principale de la diminution de la confiance envers les institutions. Cette logique permettrait d’agir directement sur les effets négatifs en termes de peur et de repli induits par l’antiterrorisme sur la population.
Notre étude montre enfin que les musulmans ressentent fortement la discrimination lors d’interactions avec les forces de l’ordre et avec les médias ; ce sentiment, bien documenté dans chacun des cas, dépasse largement la question des interactions liées à l’antiterrorisme. Toute amélioration de l’impact des politiques antiterroristes passe donc par la réduction de l’exposition considérable des populations à la discrimination.