Les animaux sont, selon S. Donaldson et W. Kymlicka, bien plus que des êtres envers qui nous avons des devoirs, nos concitoyens ; et nos relations sont avec eux d’ordre politique. La thèse est radicale, mais fragile : elle se méprend à la fois sur la nature de l’animal et sur celle du citoyen.
Recensé : Sue Donaldson et Will Kymlicka, Zoopolis. A political Theory of Animal Rights, Oxford University Press, 2011, 352 p. Traduction française : Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux (2011), traduit de l’anglais par Pierre Madelin, Alma éditeur, Paris, coll. « Essai-Sociétés », 2016, 404 p.
La réflexion qui tente d’énoncer les normes susceptibles de régler nos rapports avec les animaux est généralement éthique et internaliste. Éthique, puisque l’éventuelle reconnaissance de droits aux animaux exigerait ou exclurait un certain nombre de traitements, sans que soit reconnu à ces obligations un statut pleinement juridique, appelant une sanction politique. Internaliste, car les droits en question sont pensés comme des droits subjectifs procédant de ce qu’être animal veut dire, comme les droits de l’homme dériveraient de son humanité même.
Sue Donaldson et Will Kymlicka, deux philosophes canadiens dont le second est titulaire de la chaire de philosophie politique de l’Université Queens de Kingston (Ontario), et spécialiste de la démocratie, de la justice et de la citoyenneté en contexte multiculturel, entendent faire passer la réflexion normative sur les animaux de l’éthique animale à la théorie politique. Politique, cette théorie des droits des animaux ne le serait pas seulement en vertu de son horizon (nécessité d’instituer collectivement les normes en question, ainsi que leur sanction publique). Elle le serait de part en part, en dérivant nos obligations des diverses relations que nous entretenons avec divers groupes animaux, et en organisant ces relations selon la logique conceptuelle de la citoyenneté. Passer de l’éthique à la politique, c’est également abandonner le point de vue exclusivement internaliste. Étendre ainsi la théorie des droits des animaux, c’est augmenter la théorie de la subjectivité animale d’une analyse des groupes animaux, qui se différencient les uns des autres selon les diverses manières qu’ils ont de faire communauté, entre eux et avec nous.
Même si c’est une conséquence des thèses développées dans l’ouvrage, il ne s’agit donc pas seulement d’ajouter une sanction pénale à des normes morales, et par exemple de « criminaliser » le « meurtre » (« murder ») d’un animal : « Harms to animals, like harms to humans, should be criminalized. » (p. 132-133). Il s’agit de penser le fondement relationnel d’obligations qui sont communautaires et s’ordonnent selon la logique de la citoyenneté.
L’animal sujet de droits
Il y a trois grandes manières de défendre théoriquement la cause animale : l’approche par le bien-être qui, tout en soulignant que la sensibilité des animaux interdit de les identifier à des machines et qu’il convient de réduire autant que possible la souffrance animale, entérine toutefois l’instrumentalisation des animaux par les hommes ; l’approche écologique holiste, pour laquelle il importe de défendre les écosystèmes et les espèces, mais pas nécessairement les individus animaux ; l’approche par les droits fondamentaux, qui reconnaît les prétentions normatives de l’individu.
Cette dernière approche est celle des auteurs de Zoopolis : les animaux sont « titulaires de certains droits inviolables » (p. 4). L’animal désigne l’être sensible dont la réceptivité au plaisir et à la douleur le rend vulnérable, et qui valorise donc différemment le monde en fonction de ses préférences. L’animal est un être auquel le monde et ce qui peut lui être fait ne sont pas indifférents, de sorte qu’il possède une subjectivité qui fait de lui un soi et non une chose. Sensibilité, subjectivité, conscience de soi et du monde seraient ainsi synonymes, en même temps qu’ils suffisent à faire de l’animal le titulaire d’un certain nombre de droits subjectifs. La commune sensibilité fonderait dès lors une communauté morale, la vie de tous les animaux étant également précieuse : tout animal a « le droit de n’être pas torturé, de ne pas faire l’objet d’expérimentation, de n’être pas approprié, réduit en esclavage, emprisonné ou tué » (p. 49).
Ces droits de l’animal sont inviolables, c’est-à-dire qu’ils ne sauraient être sacrifiés au bien, aussi grand soit-il, d’un autre. Donaldson et Kymlicka défendent ainsi une théorie anti-utilitariste des droits de l’animal, à la différence de Peter Singer par exemple, et sur ce point ils sont plus proches d’auteurs comme Tom Regan ou Martha Nussbaum : « Tuer un tamia ou un requin est une violation de son droit fondamental inviolable à la vie, exactement comme l’est le fait de tuer un être humain » (p. 21) ; le sacrifice d’un babouin dont les organes permettront de sauver cinq êtres humains constitue une injustice totale.
Que l’individu animal ait comme tel le statut d’une « fin en soi » (p. 88), cela a d’abord cette conséquence négative qu’il ne saurait être réduit au rang de moyen de satisfaire l’une de ses espèces, en l’occurrence humaine. « Le respect de ces droits exclut en fait toutes les pratiques existantes des industries de l’usage de l’animal, dans lesquelles les animaux sont appropriés et exploités au profit des hommes, pour le plaisir, l’éducation, le confort ou le bien-être » (p. 40). Ce qui fonderait « la prohibition des pratiques actuelles de l’élevage, de la chasse, de l’industrie commerciale de l’animal de compagnie, des zoos, de l’expérimentation animale » (p. 49).
Mais les auteurs soutiennent que l’on ne peut se contenter de travailler à supprimer l’exploitation humaine des animaux, en vertu de ce que les interactions entre les hommes et les animaux ont à la fois d’irréductible et de fécond. Aussi convient-il de chercher à identifier ce que pourraient être des relations non-instrumentalisantes et réciproquement avantageuses.
De la personnalité à la citoyenneté
Selon les auteurs, le mouvement de défense des animaux ne peut que constater sa relative impuissance. Certes, on assiste à des avancées dans le domaine de la législation anti-cruauté et de la promotion du bien-être animal dans les pays occidentaux. Mais elles pèsent à leurs yeux bien peu, rapportées à la réduction des milieux naturels du fait de l’expansion de la population humaine, ou au triplement depuis 1980 d’une consommation mondiale de viande dont on s’attend à ce qu’elle double encore d’ici 2050.
Or cette inefficience ne s’expliquerait pas seulement par des résistances liées d’une part à notre héritage culturel et d’autre part aux intérêts en jeu, qu’ils soient pratiques et individuels (nourriture, « vêtements, médicaments) ou économique et systémiques (notamment le secteur agro-alimentaire et ses ramifications). L’impasse pratique trahirait aussi et surtout une aporie : la théorie des droits animaux aurait été formulée en des termes trop étroits, car l’adoption d’un point de vue internaliste a doublement réduit la perspective. Elle s’est cantonnée à dresser une liste des droits que les animaux posséderaient de manière générique, en raison de leur seule sensibilité ; elle a méconnu ce que la richesse des relations entres les hommes et les animaux pouvait impliquer d’obligations positives des premiers envers les seconds.
Politiser la théorie des droits animaux, c’est-à-dire d’abord la fonder sur une analyse des rapports que divers groupes animaux entretiennent avec les communautés humaines, c’est se donner les moyens de l’enrichir, de manière à la fois quantitative (allonger la liste des droits animaux en différenciant les communautés susceptibles d’en jouir) et qualitative (la doter d’un versant positif, au lieu de s’en tenir à l’énoncé d’un certain nombre de devoirs d’abstention de conduites violentes). Car « des relations différentes engendrent des devoirs différents » (p. 6). Cette approche, différentielle parce que relationnelle, n’est d’ailleurs pas seulement plus féconde en termes normatifs, elle est aussi plus pertinente en termes théoriques. Elle s’oppose à l’abstraction dont souffrent les théories qui, pensant que tous les rapports humains/non-humains sont des rapports de domination, et méconnaissant l’irréductibilité et la complexité du réseau relationnel qu’entretiennent les humains et les autres vivants, ne fondent que des devoirs négatifs d’abstention.
C’est plus précisément la notion de citoyenneté qui permettrait d’articuler des devoirs négatifs génériques envers l’animal et des devoirs positifs particuliers envers certains groupes d’animaux. La citoyenneté signifie d’abord la pleine appartenance à une communauté, qui oblige cette communauté à intégrer (selon diverses médiations) les intérêts légitimes de ses membres, en même temps qu’elle confère à ces derniers des responsabilités particulières. La citoyenneté serait ainsi une source de droits et de devoirs particuliers, s’ajoutant aux droits qui reviennent universellement à l’homme comme personne (et autorisant leur plein accomplissement).
Politiser la théorie des droits animaux à la lumière de « la logique de la citoyenneté », c’est donc penser que si l’animal a, en tant qu’animal, un certain nombre de droits génériques qui fondent pour nous des devoirs négatifs à son égard, son appartenance à certains groupes fonde pour les individus qui composent ces groupes certains droits particuliers, dont l’envers est pour nous un certain nombre de devoirs positifs particuliers. Or, de même que cette logique de la citoyenneté conduit à distinguer trois types de communautés : les citoyens, les étrangers d’au-delà des frontières et les étrangers de l’intérieur, c’est-à-dire les résidents étrangers (denizens), de même elle conduit à traiter de manière différentielles trois groupes animaux.
« Citoyen poulet »
Selon Donaldson et Kymlicka, un premier groupe rassemble les animaux domestiqués par l’homme, puisque la domestication à la fois est une relation particulière (qui ne va pas sans violence) et ouvre à un certain type de rapports (en favorisant une certaine sociabilité, en resserrant les liens entre les individus, et en accroissant le potentiel de communication).
Les auteurs soulignent que, si le processus de domestication a constitué une injustice, on ne saurait vouloir la réparer en éliminant la qualité de domesticité qui en résulte. Ils écartent donc ce qu’ils appellent la « position abolitionniste-extinctionniste » de ceux qui entendent réparer l’injustice de la domestication en supprimant progressivement les animaux domestiques (p. 80 sq.) : la solution pratique redoublerait l’injustice (la stérilisation universelle accroîtrait encore la violence interventionniste) et les présupposés d’une théorie qui identifie dépendance et indignité, et soutient que le naturel, pour l’animal, est l’absence de relation avec l’homme, sont fort discutables.
L’injustice de la domestication convoquerait bien plutôt la responsabilité d’établir de justes relations avec les animaux domestiques. Et les auteurs de soutenir que rétablir la justice, c’est ici reconnaître en l’animal domestique notre concitoyen, dont les intérêts propres doivent entrer en ligne de compte lorsqu’il s’agit de déterminer le bien commun d’une communauté dont les membres sont aussi bien humains qu’animaux. Par où le théoricien de la citoyenneté multiculturelle qu’était Kymlicka se fait celui de la citoyenneté multi-spécifique.
Les auteurs ont conscience que cette idée d’une citoyenneté animale est contre-intuitive. Ils soutiennent toutefois que si la citoyenneté est tridimensionnelle, aucune de ses dimensions ne peut être entièrement refusée à l’animal domestique. La citoyenneté comporte en effet une dimension d’appartenance communautaire (nationalité ou résidence), une dimension de souveraineté représentée (appartenance au peuple au nom duquel la communauté est gouvernée) et une dimension de participation effective (capacité ou puissance d’agir politique, political agency).
L’extension de la citoyenneté à l’animal ne fait guère de difficulté concernant les deux premiers points : le premier est un fait résultant directement de la domestication, qui a mis l’animal au cœur de la société humaine ; le second est un fait suspendu à notre décision de tenir compte des intérêts spécifiques des animaux domestiques lors de nos délibérations concernant le bien commun.
La participation politique semble en revanche difficile à reconnaître à l’animal. Les auteurs écartent l’objection en convoquant les modèles de participation assistée ou dépendante qui ont été théorisés pour les handicapés mentaux. Ces modèles montrent que la participation politique ne se réduit pas à l’usage public de la raison et au vote qui vient sanctionner une délibération publique, et qu’elle ne suppose donc pas une réflexivité rationnelle maîtrisée, mais simplement une existence préférentielle, sociale et communicative. Ils développent ainsi une conception anti-intellectualiste de la citoyenneté, tout en questionnant le sens que nous accordons à l’autonomie, laquelle est pour nous tous, bien qu’à des degrés divers, une autonomie dépendante et assistée. Or les animaux ont et expriment des préférences axiologiques (telle nourriture, tel jeu, tel horaire ou tel chemin de promenade, etc.), et les animaux domestiques ont été domestiqués pour leurs qualités de communication, que le processus a encore accrues. Nous comprenons bien les préférences que manifestent les animaux domestiques, en vertu de l’intimité qui est la nôtre, et nous pouvons les aider à les faire valoir dans les procédures de décision politique, leur conférant ainsi une efficace politique dépendante. Ainsi pourrions-nous par exemple mettre en place une instance qui assure la fonction de mandataire de leurs intérêts, au niveau local comme au niveau national.
L’animal domestique citoyen se voit alors reconnaître un certain nombre de droits particuliers, qui définissent pour nous autant de devoirs positifs : droit à la socialisation, c’est-à-dire à l’apprentissage (sans violence) des normes qui permettent d’être membre « autonome » d’une communauté et reconnu comme tel ; droit à partager l’espace public et à la liberté de mouvement (dans certaines conditions d’innocuité), contre la tendance contemporaine à la ségrégation spatiale ; droit à la protection, non seulement contre les violences humaines (ce qui vaudrait pour tous les animaux), mais aussi contre les prédateurs, les maladies, les accidents ; restriction de l’usage des produits animaux et de l’activité animale à ce qui est compatible avec un statut de membre à part entière de la communauté, sans subordination permanente et dans un cadre garantissant des conditions de vie accomplie et conforme aux désirs des individus ; droit, certes limité par les responsabilités envers les autres citoyens et envers les descendants, à la reproduction ; droit à voir mis en place des mécanismes institutionnels assurant la prise en compte de ses intérêts.
La souveraineté des sauvages
Les auteurs de Zoopolis identifient comme un deuxième groupe celui des animaux sauvages qui mènent leur vie hors de notre société. Donaldson et Kymlicka se distinguent des auteurs pour qui la question des rapports aux animaux sauvages n’ouvre qu’à un type de maxime : les laisser tranquille. Car l’animal sauvage, qui vit à l’écart des hommes et tend à maintenir cet écart, n’en est pas moins irréductiblement vulnérable aux activités humaines, que ce soit de manière directe (prélèvements divers) ou indirecte (perturbations de son milieu, collisions…), vulnérabilité qui n’est pas entièrement prise en compte par une théorie des droits subjectifs génériques de l’animal. L’extériorité du sauvage ne signifie pas une absence de relation, et c’est cette relation qu’il conviendrait dès lors de soumettre à des normes de justice.
Le concept politique adéquat serait alors celui de souveraineté, dont il conviendrait de questionner la compréhension traditionnelle. Entendue comme l’autonomie d’une communauté dans la définition de son organisation sociale sur son territoire, la souveraineté serait déconnectée de la forme étatique (dont elle est essentiellement solidaire pour les modernes depuis Bodin) et cesserait de fonctionner comme un opérateur de ségrégation géographique (elle ne signifierait plus l’exclusivité du contrôle d’un territoire, mais la garantie d’un accès au territoire suffisant pour l’épanouissement communautaire). Là encore, on voit les effets en retour de cette conception sur la question de la souveraineté politique humaine : plusieurs communautés souveraines peuvent se partager un même territoire, et leur souveraineté peut prendre une forme non-étatique.
Cette théorie de la souveraineté de l’animal sauvage permettrait de formuler un certain nombre de normes analogues à celles de la justice internationale (p. 157), circonscrivant des obligations particulières : interdiction de toute violence directe (notamment arrêt de l’extension de l’installation humaine sur la Terre) ; obligation de limiter les dommages collatéraux comme la pollution, les dégâts dus aux moyens de transport ou aux constructions ; limitation de toute intervention, y compris bienveillante, dès lors qu’il ne s’agirait pas d’une intervention qui favorise ou au moins préserve la souveraineté en question.
Droit de cité pour les « coyotes urbains »
Alors que la conception traditionnelle s’en tient en général aux deux groupes précédents, la théorie relationnelle développée par Donaldson et Kymlicka en identifie un troisième, celui des animaux « liminaux ». Il s’agit des animaux qui, sans être domestiques, et donc demeurés sauvages, vivent toutefois sur le même territoire que la communauté des hommes et des animaux domestiques. Leur situation est singulière, parce que leur adaptation les rend dépendants de la proximité des hommes, sans pour autant qu’ils fassent communauté au sens fort avec eux, ce qui limite la coopération et la communication, en même temps que notre coprésence ne modifie pas les mécanismes d’autorégulation de leur vie sociale. Des rats des villes aux moineaux en passant par les écureuils, auxquels s’ajoutent les animaux domestiques errants, on aurait affaire à ceux qui vivent « parmi nous » sans être « des nôtres », à ceux qui sont chez eux chez nous sans faire partie intégrante de ce « nous » (le peuple) ; ce qui, chez les humains, peut se faire soit sur le mode de la sécession (les Amish), soit sur le mode de l’immigration.
À ces résidents qui ne sont pas nos concitoyens, nous devrions reconnaître un droit de résidence, ce qui n’implique pas seulement de ne pas les exterminer, mais aussi de les accepter pleinement, et de prendre en compte l’impact de notre mode de vie sur la leur, sans qu’il nous faille toutefois leur attribuer les pleins droits et les pleines responsabilités afférents à la citoyenneté. Ainsi ne serions-nous pas tenus de les protéger contre leurs prédateurs, par exemple.
Un anthropocentrisme paradoxal ?
L’un des mérites de Zoopolis est de placer l’irréductible interaction homme-animal au centre de la réflexion. D’une part, cela permet de récuser les projets, aussi abstraits que stériles, d’une séparation pratique entre « eux » et « nous », étonnante ironie d’une théorie qui entend pourtant nier tout écart absolu entre les humains et les « autres animaux ». D’autre part, cette perspective relationnelle et donc différentielle permet d’en finir avec l’abstraction des théories qui homogénéisent tous les rapports entre l’homme et les « animaux non-humains ».
Si la pertinence heuristique du schème interactionnel est certaine, on peut toutefois juger problématique la taxinomie qui procède de son application. La tripartition des groupes animaux peut sembler fragile. Ce qui ne serait pas un problème si les trois groupes ne recouvraient également trois catégories normatives.
De fait, ces groupes sont-ils vraiment étanches ? Ainsi que les auteurs le notent, il arrive qu’un élan tombe dans une piscine. Comme il se peut qu’une bécasse s’écrase contre une baie vitrée. Certes, il s’agit toujours d’animaux sauvages, mais leur territoire et celui des hommes (et des animaux domestiques) ne peuvent que tendre à se recouvrir, étant donné la finitude de la Terre. Quant aux fourmis, sont-elles des animaux sauvages ou des animaux liminaux ? Si ces catégories sont normatives, et si les obligations afférentes sont différentes, leur fragilité descriptive n’est-elle pas problématique ?
Inversement, est-ce que les groupes en question sont vraiment homogènes ? Le moustique doit-il être traité comme le moineau ? Les punaises de lit comme les pigeons ? Si les rapports d’inclusion qu’entretiennent les divers groupes sont d’emblée normatifs, on ne voit pas ce qui nous fonderait à adopter un comportement différent à l’égard de ces « résidents-étrangers ».
Plus radicalement, n’est-il pas paradoxalement anthropocentrique d’organiser les relations hommes-animaux à partir d’un opérateur conceptuel ou d’un paradigme qui, si l’on peut éventuellement discuter de la pertinence de son extension à l’animal, est en tout cas assurément d’abord taillé pour penser les relations interhumaines ? Et le fait que penser l’animal politiquement signifie le penser à partir de la relation qu’il entretient avec la communauté des hommes n’indique-t-il pas que cette dernière communauté est le lieu véritable du politique ? C’est alors le point central de l’ouvrage, cette politisation de la théorie des droits animaux, qu’il convient d’interroger.
L’animal obligé ?
L’extension de la « logique de la citoyenneté » aux animaux est fort problématique. De fait, la citoyenneté conjoint nécessairement des droits et des « responsabilités » (p. 116 et 146), qui exigent que tout titulaire des premiers « respecte » ces mêmes droits chez ses égaux (p. 150). Or cette responsabilité suppose à la fois une conscience du normatif et une capacité à répondre de soi (au moins en devenir) dont on peut fortement contester que l’animal les possède. Les théories classiques qui corrèlent le sujet de droit à sa responsabilité étaient soucieuses de ne pas obliger celui qui ne saurait répondre de lui-même. Lorsque les auteurs écrivent que « les membres canins et félins de la société mixte humaine-animale n’ont pas un droit à la nourriture qui inclut l’assassinat d’autres animaux », au motif que « la liberté des citoyens est toujours bornée par le respect des libertés des autres », est-ce qu’ils demandent que l’on criminalise le comportement « anti-éthique » du chat qui tue une souris ou déniche des merles ? Donaldson et Kymlicka sont contraints de reconnaître que les animaux domestiques sont, dans la société, « des membres qui sont incapables de s’autoréguler dès lors qu’il s’agit de respecter les libertés fondamentales des autres » (p. 150). Obliger l’animal, parler de lui comme d’un sujet de droits et de devoirs (p. 147), c’est donc lui faire une grande violence, en lui conférant quelque chose qu’il ne saurait par principe honorer. Mais lui accorder une citoyenneté qui n’oblige pas, c’est faire exploser la notion même de citoyenneté.
Concernant l’extension de la logique de la citoyenneté à l’animal, les auteurs de Zoopolis n’envisagent en fait qu’une objection, qui est celle de l’insuffisance de ses capacités intellectuelles. Ils la récusent en soulignant que cette incapacité intellectuelle ne signifie pas une incapacité « mentale » ou cognitive, l’animal ayant les moyens de communiquer une préférence et d’instaurer des relations de coopération en fonction d’elle. Mais ce faisant, en promouvant une conception anti-intellectualiste de la citoyenneté, Donaldson et Kymlicka entérinent le présupposé selon lequel la capacité du citoyen est exclusivement d’ordre cognitif. L’anti-intellectualisme demeure ici un cognitivisme. Or le problème fondamental auquel se heurte la reconnaissance d’une citoyenneté animale ne tient pas d’abord à l’absence de compétence intellectuelle réflexive chez les animaux, mais à l’absence de responsabilité, d’imputabilité, de liberté, c’est-à-dire à l’irréductible innocence animale.
Citoyenneté, justice internationale et normes cosmopolitiques n’ont un sens véritable qu’entre des égaux dans la responsabilité, au moins en puissance, ce que les humains et les animaux ne sont assurément pas, même s’ils sont identiquement vulnérables. Ce qui conduit à penser que l’humanité n’est pas simplement un contexte du politique, mais son élément exclusif. Mais cette égalité dans la responsabilité est également une condition nécessaire de l’identité des droits, et c’est alors cela même que les auteurs prétendent étendre politiquement, la théorie des droits des animaux, qui fait question.
L’animal obligeant ?
Peut-on, sans tomber dans un anthropomorphisme débridé, parler de « réduire en esclavage », d’« emprisonner », de « kidnapper » des animaux et leur « famille », ou encore du « meurtre » que constituerait leur mise à mort volontaire ? Peut-on établir une véritable analogie entre la domestication des animaux et la traite des esclaves (p. 74), la reconnaissance de leur citoyenneté et l’abolition de l’esclavage (p. 79 et 101), l’emprise croissante de l’homme sur la Terre et la colonisation (p. 168), ou les animaux liminaux et les immigrés (p. 216), les campagnes de lutte contre les premiers étant présentées comme un « équivalent animal du nettoyage ethnique » (p. 211) ? Et Donaldson et Kymlicka d’endosser, pour décrire la situation des animaux soumis à la violence constante et industrialisée des humains, l’expression d’« éternel Treblinka » (Cf. Charles Patterson, Eternal Treblinka : Our Treatment of the Animals and the Holocaust, 2002).
Tout cela ne cesse d’être théoriquement douteux, et pratiquement scandaleux, que si l’on établit, comme les auteurs de Zoopolis le prétendent, l’égale dignité de l’humain et de l’animal. Pour ce faire, il faut faire de la vulnérabilité le fondement suffisant d’une prétention normative absolue. Ce qui permet de présenter la théorie des droits inviolables des animaux comme le « pas suivant » (p. 5) que devrait franchir tout esprit conséquent, une fois qu’il reconnaît que l’animal est un être sensible. L’alternative serait donc la suivante : soit l’animal-machine de Descartes, soit l’animal égal de l’homme.
Voilà qui ne va aucunement de soi, car cela présuppose un sensualisme et un cognitivisme moraux qui sont fort problématiques. Sensualisme moral, puisqu’il faut tenir que faire mal et faire le Mal sont au fond synonymes. Cognitivisme moral, puisque la qualité de sujet moral serait uniquement corrélée à des compétences psychologiques : pour les tenants des droits des animaux, avoir une expérience de soi et du monde suffit à faire de ce « soi » (par ailleurs passablement indéterminé) un titulaire de droits ; la personnalité psychologique (avoir conscience de soi) contiendrait donc la personnalité juridique et morale (être un sujet de droits). Mais la seconde engage tout autre chose, dont il n’est pas du tout certain que la première la contienne, et qui est la liberté, au moins potentielle, d’un être capable de répondre de lui-même devant lui-même et les autres. Dans ces conditions, le défaut de personnalité de l’animal ne tiendrait pas à la limitation de ses compétences intellectuelles. Si les auteurs se revendiquent être de « grands fans de Star Trek », on pourrait leur répondre qu’une intelligence extra-terrestre qui serait supérieure à l’homme en termes cognitifs mais qui serait absolument irresponsable n’aurait à ce titre pas plus de droits qu’une huître.
Il n’est pas inconséquent de reconnaître à l’animal une psychologie, et même d’investir sa souffrance d’un sens moral, sans pour autant l’identifier à un sujet de droits. La théorie des droits animaux n’est pas la seule voie que peut emprunter celui qui reconnaît que leur souffrance nous questionne. Plus généralement, la meilleure façon de respecter – en un sens qui n’est assurément pas moral – l’animal n’est-elle pas de laisser son altérité nous inquiéter dans nos identités préconçues, plutôt que de nous l’identifier sur un mode déficitaire (analogie avec déficients mentaux) en lui appliquant des catégories anthropologiques qui perdent alors elles-mêmes leur clarté, leur distinction, et leur potentiel critique ?
Antoine Grandjean, « Animal politique ? »,
La Vie des idées
, 3 septembre 2014.
ISSN : 2105-3030.
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