Pendant longtemps les algorithmes qui sont au cœur du fonctionnement des moteurs de recherche, des réseaux sociaux et de beaucoup d’autres technologies de classement et de prédiction ont été considérés comme de « boîtes noires ». Ils apparaissaient impossibles à ouvrir du fait de leur appropriation par des firmes ou des organisations peu enclines à satisfaire les demandes de la société en termes de transparence ainsi que de la complexité des techniques d’apprentissage machine qui sont au cœur de leur fonctionnement.
Le fonctionnement des algorithmes est cependant scruté aujourd’hui par des militants dans des organisations comme La quadrature du net en France ou Algorithm Watch en Allemagne et par des groupes de recherches comme Data & Society ou le AI Now Institute aux États-Unis. Ils sont aussi au centre de recherches de plus en plus nombreuses dans les sciences sociales. Des travaux récents ont par exemple permis de mettre en évidence le rôle qu’ils jouent dans des parties de la société qui étaient jusqu’à il y a peu principalement régulés par des systèmes de normes sociales, par l’autorité conférée au savoir de membres des professions constituées ou par la routine bureaucratique. On peut penser au cas du marché immobilier, à l’accès à l’information, à la justice et à la police, au marché du travail, aux relations amoureuses, à l’aide sociale ou aux pratiques culturelles qui ont donné lieu à des recherches très intéressantes (voir les références bibliographiques en fin d’article).
Une ethnographie de l’audience dans les médias
Parmi ces recherches, celles qui se sont inspirées des pratiques d’observation ethnographique des laboratoires de recherche dans l’étude des sciences et des techniques sont sans doute les plus originales. Elles ne cherchent en effet pas tant à percer la boîte noire algorithmique pour comprendre ses effets qu’à l’observer, de l’intérieur du monde de l’informatique comme l’a récemment proposé Florian Jaton par exemple, ou de l’extérieur, comme le propose Angèle Christin dans ce livre consacré à l’usage des algorithmes de mesure de l’audience des médias. L’objectif est alors de décrire les agencements d’interactions sociales qui rendent ces algorithmes ajustés aux scènes dans lesquelles ils doivent intervenir. Il s’agit donc de comprendre, en somme, ce dont les algorithmes sont faits et la part très humaine dans ces constructions de celles et ceux qui travaillent avec eux, lesquels sont rarement dénués de capacités d’anticipation, de négociation ou de résistance à leur égard.
L’énigme de départ de Metrics at Work peut être formulée de la manière suivante : alors que les logiciels d’analyse d’audience sur le Web se sont très rapidement imposés dans toutes les rédactions des médias depuis une vingtaine d’années — à l’instar des programmes les plus connus comme Google Analytics et Chartbeat, qu’Angèle Christin décrit comme la « cocaïne » de l’information en ligne — les journalistes et les éditeurs que la sociologue a commencé à observer dans les années 2010 en France et aux États-Unis n’avaient pas du tout le même rapport aux informations produites en temps réel par ces tableaux de bord.
Angèle Christin s’est penchée plus spécialement sur le cas de deux rédactions de médias online. À New York elle a choisi le cas de Slate (qu’elle appelle The Notebook dans le livre), un des premiers sites d’information en ligne créé en 1996 par un ancien rédacteur en chef de l’hebdomadaire The New Republic et éditorialiste vedette de la télévision américaine. Ce journal, qui se voulait un concurrent en ligne du New Yorker fut financé par Microsoft à titre expérimental puis racheté au début des années 2000 par le Washington Post. À Paris elle s’est penchée sur le cas de Rue89 (ou La Place), un site crée sur le modèle de The Notebook par des anciens de Libération revendiquant un modèle d’information à trois voix : des journalistes, des experts et des amateurs, appelés les « voisins », sollicités pour publier des contenus sur le site. La Place a été racheté par le Nouvel Observateur en 2011.
Les deux cas étudiés se rapprochent par bien des aspects, notamment du point de vue de leur ajustement aux contraintes du Web et des plateformes des réseaux sociaux. Dans les deux cas la nécessité de faire de l’audience, et de la mesurer, a conduit à l’intensification du travail des journalistes et à la mise à contribution des amateurs afin d’augmenter le nombre d’articles publiés. Elle a aussi conduit au recrutement de jeunes journalistes plus productifs et moins exigeants en termes de conditions de travail. Elle a enfin conduit à l’apparition de nouvelles compétences et fonctions comme celle de community manager et de responsable du référencement choisissant titres et mots-clés pour maximiser les visites sur les pages des articles. Ce « travail invisible de la visibilité » est très finement décrit dans le livre comme un « jeu technique » par lequel les rédactions des médias produisent aujourd’hui, autant qu’elles constatent, les chiffres de leur propre activité.
Le public et ses (différents) journalistes
Mais les deux cas choisis dans le livre s’opposent sur un point : la façon dont les journalistes et les rédacteurs-en-chef de ces deux médias se sont emparés des outils de mesure de l’audience. À New York, Chartbeat est en effet utilisé principalement par les rédacteurs-en-chef auxquels il fournit des appuis pour augmenter la diffusion du site, par exemple en réorientant certaines rubriques vers des thématiques susceptibles d’attirer un plus large public (en l’occurrence ce faut le cas de la rubrique culture réorientée vers la critique de séries télévisées plus susceptible de produire du clic que l’opéra). Plus banalement l’argument de l’audience est utilisé dans ce média pour trancher lorsque des choix qui engagent l’avenir économique du média doivent être faits. L’arrangement avec l’algorithme producteur des mesures d’audience ressemble alors au mécanisme de « confiance dans les chiffres » bien décrit par l’historien Théodore Porter : il confère aux décisions prises l’apparence de neutralité et d’impersonnalité nécessaire pour qu’elles ne soient pas contestées. Les journalistes rencontrés dans ces rédactions par Angèle Christin, a contrario, n’accordent que peu d’importance aux métriques de leur activité. Ils leurs préfèrent le jugement de leurs pairs pour décider si les articles qu’ils écrivent sont bons ou mauvais. Ils font aussi montre de formes assez subtiles de « résistance passive » aux injonctions produites par ces mesures en ignorant par exemple les e-mails qui les informent des résultats de leurs articles.
À Paris la sociologue a observé une relation exactement inverse. Les rédacteurs-en-chef de La Place rechignent en effet à utiliser Chartbeat et préfèrent se fonder sur une approche plus intuitive et impressionniste de l’audience. A contrario les journalistes l’utilisent massivement. Tout en décrivant le logiciel comme un « enfer », et non sans parfois faire preuve de cynisme sur les sujets qui fabriquent de l’audience comme l’ancien Président Nicolas Sarkozy ou le sexe, toujours en bonne place à la Une du site, ils cherchent dans ce miroir algorithmique, selon Angèle Christin, une mesure « émotionnelle » de leur valeur comme intellectuels publics.
C’est ce mystère qui est au centre du livre : pourquoi des journalistes ne voient-ils littéralement pas la même chose quand ils regardent les données d’audience à leur disposition ? Un public « marchandisé » sans intérêt pour eux d’un côté de l’Atlantique et un public « civique » auquel il est justifié de se mesurer de l’autre ?
Ambition civique et pressions commerciales
Pour le comprendre il faut, selon Angèle Christin, remonter à la structuration du champ du journalisme dans les deux pays. La relation des journalistes à leur public est en effet essentielle à la façon dont ce champ s’est structuré des deux côtés de l’Atlantique. En France, comme aux États-Unis les journalistes ont eu tendance, pendant la période la plus faste de leur profession, à opposer leur « ambition civique » aux « pressions commerciales » qui pèsent sur leur employeur, donc à considérer que les demandes du public ne les concernent pas directement et ne devraient pas entrer en ligne de compte dans l’évaluation de leur activité. Selon ce modèle d’« évaluation éditoriale » du travail journalistique, seul importe le jugement des pairs.
Ce modèle est entré en crise dans les années 1980 avec le développement des médias audiovisuels dans lesquels l’audience — mesurée par des enquêtes et non par des algorithmes — fut rapidement mise au centre des logiques de production des contenus. Mais il est surtout entré en crise avec l’apparition des moteurs de recherche, des réseaux sociaux et des cookies qui ont permis la mesure instantanée de tous les contenus diffusés en ligne et de leur écho. Le « bazar » métrique qui a suivi, comme dit Christin, fut propice à une reconfiguration du journalisme en France. Dans ce pays le modèle professionnel, comme la division du travail entre journalistes et rédacteurs-en-chef, sont moins forts. Les journalistes ont donc été plus fortement exposés à l’invasion du public algorithmique dans les rédactions et à la mesure algorithmique de leur valeur en fonction des clics.
Les mêmes métriques peuvent donc prendre, selon Angèle Christin, dont c’est la thèse principale, un sens complètement différent selon l’environnement institutionnel et culturel dans lequel elles sont utilisées. La vérité algorithmique d’un côté de l’Atlantique est une erreur de l’autre. En somme, les algorithmes sont moins des instruments universels d’oppression et de surveillance, comme on a tendance à le penser parfois, que des « objets symboliques contestés » que les individus peuvent adopter ou mettre à distance de multiples manières en fonction des ressources culturelles dont ils disposent et des univers professionnels dans lesquels ils travaillent.
Sociologie des algorithmes et sociologie du journalisme
En réinscrivant, à propos des médias, la question algorithmique dans des schémas d’interprétation complexes prenant notamment en compte la régulation institutionnelle de la profession journalistique, le travail d’Angèle Christin renouvelle l’analyse des mutations récentes de cette profession. Il rompt d’une part définitivement avec les utopies qui ont accompagné l’émergence du Web, comme celle d’une convergence heureuse des journalistes avec un public renouvelé de citoyens numériques. Si ce schéma a pu parfois être déduit des discours de la première génération de journalistes à avoir investi le Web, il ne résiste pas à l’observation du travail dans des rédactions très ambivalentes quant à ce qu’elles doivent faire de l’encombrant public qu’elles sont amenées à rencontrer en ligne.
Un autre aspect intéressant de ce livre est aussi le fait d’avoir choisi des journalistes comme sujets de l’enquête et non des groupes démunis victimes de processus algorithmiques imposés par des entreprises ayant le profit pour vocation ou par des organisations en charge du contrôle social. Les journalistes sont en effet des cols blancs très éduqués, appartenant à une profession offrant de nombreux points d’appui pour résister à la pression de l’évaluation algorithmique, comme le prouve le cas américain. Malgré cela, l’enquête montre que la banalité du travail quotidien au contact de ces algorithmes peut conduire les journalistes, en France particulièrement, à abandonner les formes les plus professionnelle d’évaluation de leur travail au profit d’une hasardeuse stratégie d’« entrepreneur de soi-même », pour reprendre le vocabulaire de Michel Foucault mobilisé par Christin.
La question centrale qui se pose évidemment et qui peut conduire à relativiser la portée de la thèse d’Angèle Christin est celle de la validité de la comparaison établie entre le journalisme en France et aux États-Unis sur la base de deux cas uniquement. Peut-on, par exemple, généraliser à partir du simple cas de Rue89 en France ? Cela semble difficile tant la destinée de ce pure player d’information doit à l’origine de ses fondateurs, des anciens de Libération, un journal qui s’est toujours positionné en marge du champ journalistique français. Par ailleurs, contrairement au cas de Slate aux États-Unis, qui a su trouver et conserver son public ainsi que son identité éditoriale, Rue89 n’a jamais occupé une position similaire en France. Le rachat du site par le Nouvel Observateur en 2011 et sa transformation en une simple rubrique du magazine en ligne éclairent cette différence. On ne peut de ce fait s’empêcher de penser, en lisant Metrics at Work, que les résultats de l’enquête auraient été très différents si le cas français avait été illustré par Mediapart, fondé la même année que Rue89 mais sur des bases et avec des résultats très différents.
Une sociologie de la présence algorithmique
Sur un plan un peu plus théorique, le livre d’Angèle Christin apporte un contrepoint intéressant à la façon dont la tradition bien établie de sociologie de la quantification aborde l’émergence de technologie étatiques ou privées de mesure et de classification de l’activité des individus. Dans les travaux qui se reconnaissent sous cette bannière, largement redevable aux propositions d’Alain Desrosières en France mais aussi aux travaux d’autres chercheurs comme David Beer ou Wendy Espeland et Mitchell Stevens, l’élaboration d’outils de mesure est toujours reliée à des enjeux de gouvernement des individus. Autrement dit, compter et mesurer c’est représenter dans les deux sens de ce terme : représenter statistiquement et représenter politiquement. La question des métriques du Web pourrait aisément donner lieu, dans ce type de perspective, à des interrogations sur la façon dont y sont intriquées des question de mesure et des questions plus politiques de représentation de ce qu’est l’opinion ou le Public.
Mais Angèle Christin préfère s’arrêter au seuil de cette question politique dans ce livre. Elle ne cherche pas tant quelle fonction de représentation du Public remplissent les métriques d’audience mais, en empruntant ici à la sociologie des marchés financiers de Knorr Cetina et Bruegger, quel travail d’apprésentation (« appresentational work ») elles opèrent en mettant l’audience au centre des salles de rédaction. Ce qui l’intéresse c’est finalement plus la présence de ces métriques au plus près des individus que le projet ou le design des algorithmes qui sont d’ailleurs assez peu présents dans l’enquête. Cette approche pourrait sans doute aujourd’hui être complétée par une réflexion sur les partenariats noués entre les médias et les entreprises du Web, par exemple sur la modération des publics algorithmiques ou la vérification de l’information. Les frontières entre les deux semblent en effet de plus en plus perméables et les relations de pouvoir de plus en plus visibles comme dans d’autres mondes sociaux utilisant ces technologies.
Le public et ses problèmes algorithmiques
En matière d’algorithmes ou d’intelligence artificielle le débat public reste trop souvent cantonné à l’affrontement stérile entre deux représentations tout aussi contestables l’une que l’autre. Selon la première, qui est exprimée régulièrement par certains chercheurs en IA et par les entrepreneurs du capitalisme de plateforme, les problèmes posés par cette technologie finiront par disparaître naturellement pour laisser la place, du fait de l’amélioration des performances des algorithmes et de la disponibilité de jeux de données toujours plus volumineux, à un monde meilleur. Selon la seconde, plus souvent exprimée par des voix dissidentes de la technologie, des activistes ou des journalistes, l’algorithmisation des relations sociales conduit nécessairement à l’extension de l’exploitation, à la généralisation de la surveillance et à la discrimination des plus faibles.
Les travaux qui, à l’image de ce livre, permettent de replacer les algorithmes dans leurs contextes sociaux sont donc bienvenus, pas seulement parce qu’ils donnent une vision plus juste de la portée de l’algorithmisation des relations sociales mais aussi parce qu’ils contribuent à aider le lecteur, comme membre du public dont il est question ici, à relier son expérience personnelle — trop souvent vécue comme une série de problèmes auxquels on ne peut rien ainsi que l’avait déjà relevé John Dewey dans The Public and Its Problems (1927), son essai prémonitoire sur la démocratie à l’ère de communication et de la technique — aux structures de la société qui les ont générés. Comme le suggérait Charles Wright Mills, qui appelait ce travail l’« imagination sociologique », il s’agit finalement de la mission la plus importante de la recherche en sciences sociales.
Pour cette raison au moins, et quoi qu’il en soit des éléments de débat soulevés ici, il serait heureux que ce livre soit lu et discuté dans les médias et dans le public autant qu’à l’Université.