Dans la cartographie du paysage intellectuel européen de la critique sociale depuis les années 1960, la figure d’André Gorz se distinguerait par son originalité et sa singularité. Son œuvre de philosophie sociale et politique occupe incontestablement une place à part, à la fois reconnue et méconnue.
Il y a plusieurs manières de faire le portrait intellectuel d’un auteur. Une première façon consiste à retracer son itinéraire et proposer l’histoire de l’évolution et de la réception de ses idées. Une autre consiste à énumérer les principales thématiques de son œuvre et discuter ses apports spécifiques sur chacun d’eux. Une troisième, consiste à identifier, car il y en a toujours un, le fil conducteur de cette pensée et montrer en quoi celui-ci structure et unifie celle-là. Ces différentes façons ne sont pas exclusives l’une de l’autre bien entendu, elles se complètent et permettent alors une certaine fidélité à l’auteur. La mort d’André Gorz, fin septembre 2007, nous autorise aujourd’hui à revenir sur son œuvre complète et à en faire l’exégèse. Dans ce texte nous privilégierons donc la troisième voie. Elle nous semble pertinente pour deux raisons essentielles. La première est que son œuvre n’a pas été reçue de la même façon partout. Lors du dernier entretien accordé du 14 au 20 décembre 2006 au Nouvel Observateur, dont il fut journaliste économique pendant près de vingt ans sous le pseudonyme de Michel Bosquet, André Gorz aborde pour la première fois sa filiation doctrinale en indiquant ceci : « Les Britanniques me considèrent comme un héritier de Sartre ; les Allemands, comme un descendant de l’École de Francfort (Adorno et Marcuse) ; en France, je passe plutôt pour un disciple d’Illich ». Existentialisme, Théorie critique et Écologie politique : toute la nature protéiforme de son œuvre peut être résumée par ces quelques phrases relatives à la façon dont celle-ci a été reçue, perçue, interprétée selon la localisation de ses lecteurs. La deuxième raison qui motive l’orientation de ce portrait intellectuel repose sur la conception particulière qu’André Gorz avait de la discipline philosophique. Contrairement par exemple à Gilles Deleuze qui considérait que la philosophie sert d’abord à élaborer des concepts, André Gorz y voyait, lui, surtout une façon de se penser soi-même : « Je ne comprends donc pas la philosophie à la manière des créateurs de grands systèmes philosophiques, mais comme la tentative de se comprendre, de se découvrir, de se libérer, de se créer », disait-il [1] dans un entretien accordé en 1984 à la revue des jeunes du Parti social-démocrate allemand, le SPD. Et c’est bien cette conception particulière de la philosophie qui peut donner la clé des origines, le fil conducteur de sa réflexion. Cet épicentre qui provoquera par la suite les ondes de choc successives au fil de son œuvre tourne incontestablement autour de la question de l’aliénation. Et bien entendu aussi autour de la façon de la dépasser : désaliénation, libération, émancipation sont donc, en quelque sorte, les points cardinaux de la philosophie gorzienne. Que celle-ci soit pensée au niveau individuel ou à un niveau plus collectif, ou mieux encore l’articulation entre les deux. Un peu plus loin, dans l’entretien de 1984, André Gorz affirme : « L’aliénation a été pour moi la question philosophique qui éclairait le mieux mon expérience personnelle. Dès la prime enfance, j’ai eu le sentiment d’être pour les autres quelqu’un que je ne pouvais être moi-même (et inversement) ». Au delà de son cas singulier, ce qui le préoccupe est de comprendre ceci : « comment les gens peuvent se masquer indéfiniment le décalage fondamental entre ce qu’ils sont pour eux-mêmes et ce qu’ils sont dans et par leurs interactions avec les autres et prétendent coïncider, s’identifier avec leur être social, leur nom, leur appartenance ? Et la même question doit évidemment être posée à l’envers également : pourquoi les individus ne peuvent-ils se reconnaître dans les résultats de leur action ni même, le plus souvent, comme auteurs, ou sujets, de leur action ? ».
Les trois premiers ouvrages de Gorz sont de purs essais philosophiques : Fondements pour une morale (publié dans une version allégée en 1977 mais écrit entre 1946 et 1955) ; Le Traître (1958) et La Morale de l’Histoire (1959). Ils constituent le socle sur lequel André Gorz va jeter les bases de sa réflexion autour de l’aliénation, de la libération et l’émancipation des individus, des classes sociales et de la société tout entière. Même si on peut « entrer » dans l’œuvre de Gorz par n’importe lequel de ses ouvrages, nous pensons que la compréhension profonde de sa pensée ne peut être atteinte que si on a eu l’occasion de se confronter à cette trilogie pionnière.
Au moment où Gorz « s’attaque » à la question de l’aliénation, celle-ci n’est pas nouvelle dans les débats théoriques. Elle a fait l’objet de nombreuses réflexions, notamment autour des travaux de Lukács dans l’Allemagne des années 1920. Mais en France, la puissance dominatrice du Parti communiste sur la pensée critique et ce que Gorz (et d’autres) appelait « le catéchisme stalinien » empêchait de donner plus d’ampleur à cette problématique philosophique. C’est l’une des raisons qui conduit d’ailleurs Gorz à se rapprocher des principaux leaders du Parti Communiste Italien qui entretenaient des rapports beaucoup plus distanciés vis-à-vis de l’URSS que leurs homologues du PCF. Gorz permettra notamment la publication de textes emblématiques de ces courants d’idées dans la revue Les Temps Modernes à laquelle il a pris une part très active auprès de Sartre et Beauvoir. Une des thématiques privilégiées de ce courant était celle du rapport au travail.
La disparition du travail
André Gorz est souvent présenté comme un des théoriciens de « la fin du travail » pour reprendre le titre du livre de Jeremy Rifkin (lui aussi rangé dans cette même catégorie). Cette catégorisation n’est pas abusive bien entendu mais elle fait l’impasse non seulement sur la subtilité de l’analyse gorzienne mais surtout sur l’évolution de sa pensée en la matière.
Dans une réflexion sur « Emploi et travail chez André Gorz » [2], Denis Clerc et Dominique Méda concluent leur texte par ces quelques mots : « Oui, nous dit Gorz, le travail est important parce qu’il nous permet de produire ce dont nous avons besoin. Oui, la technique est importante, parce qu’elle permet de réaliser cette production avec la moindre dépense de travail. Mais ni l’économique ni le travail ne sont le tout de la vie : remis à leur juste place (modeste), ils joueront le rôle d’un marchepied vers une société cessant d’être « unidimensionnelle » : là est le véritable enrichissement ». Puis ils prolongent : « Le travail permet sans doute que le règne de la nécessité cède la place au règne de la liberté, mais Gorz ajoute, à juste titre, que si le travail est la condition pour sortir du règne de la nécessité, il n’organise en rien le règne de la liberté ». Règne de la nécessité d’un côté, règne de la liberté de l’autre, on le sait cette distinction a été pour la première fois formulée par Marx dans un court (et célèbre) passage du livre III du Capital.
Gorz, en effet, se situe dans le droit fil de la pensée de Marx qui, comme l’exprime Richard Sobel « tient la question de la libération du travail (en tant qu’il se trouve ici et maintenant, sous l’oppression capitaliste) comme étant le seul et véritable point de départ pour toute pensée de l’émancipation sociale » [3]. Il est cependant allé au-delà de Marx sur cette question en affirmant une conception anthropologique du travail plus proche de celle d’Hannah Arendt que de celle de l’auteur du Capital tout en ayant nourri sa réflexion d’un dialogue ininterrompu avec certains textes de Marx.
Sans être trop schématique, on peut distinguer plusieurs phases dans l’évolution de la pensée de Gorz au sujet du rôle du travail dans l’émancipation sociale. Dans un premier temps, c’est-à-dire dans les années soixante, Gorz est sur une ligne marxiste « classique » (l’homme est avant tout homo faber) toutefois inspirée par la critique hétérodoxe développée notamment par son ami et syndicaliste, l’italien Bruno Trentin (qui deviendra bien plus tard secrétaire général de la confédération européenne des syndicats, ou CES). Ainsi, Gorz souligne-t-il à cette époque dans Le socialisme difficile (1967) que « la production sociale continuera de reposer principalement sur du travail humain ; le travail social de production restera la principale activité de l’individu ; et c’est par son travail, principalement, que celui-ci sera intégré et appartiendra à la société ». Le front de la lutte pour l’émancipation se situe alors dans la capacité à résister à la dépossession des savoir-faire à laquelle le capitalisme soumet les ouvriers par la division du travail de plus en plus fine. La véritable évolution de la pensée de Gorz, et son originalité vis-à-vis de celle de Marx, va s’opérer en 1980 avec la parution de son livre Adieux au prolétariat [4]. Cet ouvrage, malgré son audience indéniable n’aura pas toujours été bien compris, notamment des milieux syndicaux (de la CFDT en particulier, avec qui Gorz gardera des liens pourtant très étroits). Il est vrai que Gorz y développe l’idée que le mouvement ouvrier n’est plus le lieu au sein duquel peut se penser le dépassement du capitalisme. En conséquence, l’émancipation de la classe ouvrière ne peut pas être la condition d’une libération de la société tout entière. Mais à l’occasion de ce livre, s’agissant de sa réflexion sur l’aliénation et l’émancipation, Gorz transforme l’approche de la dichotomie marxienne sphère de la nécessité/sphère de la liberté en y « important » (ou plutôt en y incorporant) les concepts d’hétéronomie et d’autonomie que lui a inspirés la pensée d’Ivan Illich avec lequel il a développé une complicité intellectuelle depuis le début des années 1970. Faut-il pour autant parler de tournant dans la pensée gorzienne ? Il est difficile de trancher cette question. Le cadre de cet article nous permet pas de développer ce point ; soulignons seulement que si la pensée de Gorz incorpore des concepts Illichiens, c’est que cette façon de prolonger (et même dépasser) la conception marxienne était déjà latente depuis les premiers ouvrages de Gorz, notamment La Morale de l’Histoire (1959).
Par ailleurs, Gorz est un observateur perspicace et anticipateur des évolutions à l’œuvre du capitalisme. Or, la nature du travail productif a évolué principalement par une division du travail accrue. Gorz cherche donc à adapter sa compréhension de ces évolutions à partir d’outils intellectuels rénovés. Il n’est donc plus possible, selon lui, d’imaginer que la puissance productive du collectif de travailleurs puisse devenir un instrument adapté de libération pour la société dans son ensemble. Le travail social productif est ainsi devenu la sphère de l’hétéronomie. C’est-à-dire pour lui « l’ensemble des activités que les individus ont à accomplir comme des fonctions coordonnées de l’extérieur par une organisation préétablie ». Mieux vaut, dans ces conditions, chercher à ce que ce travail sur lequel les travailleurs ont de moins en moins de prise en termes d’organisation, de coopération (voire d’autogestion) devienne le plus efficace possible en sorte de faire porter la lutte pour l’émancipation sur le front de la réduction du temps de travail puisque les gains de productivité pourront le permettre. Ainsi, les individus pourront espérer obtenir un épanouissement en dehors du travail et y développer des activités autonomes, c’est-à-dire pour Gorz, des activités qui sont à elles-mêmes leur propre fin. L’autre aspect qui poussera Gorz à évoluer dans ses conceptions concerne la dynamique de l’emploi. Il fait en effet le constat que les gains de productivité obtenus par la division du travail et le progrès technique sont tels que l’emploi est condamné à se rétrécir toujours plus. Au point que Gorz affirme dans Les Métamorphoses du travail que « l’économie n’a plus besoin (et aura de moins en moins besoin) du travail de tous et de toutes » [5]. « La société de travail est caduque, ajoute-t-il : le travail ne peut plus servir de fondement à l’intégration sociale ». D’où le sous-titre de ce livre : « quête du sens ». Une société qui fait tout pour économiser du travail ne peut donc pas, en même temps glorifier le travail comme la source de l’identité et l’épanouissement personnels. Les politiques publiques qui se donnent comme finalité de créer de l’emploi sont donc vouées à l’échec, et même plus : elles sont un leurre. Pour lui, au contraire, une politique lucide devrait consister à mettre en œuvre des « formules de redistribution du travail qui en réduisent la durée pour tout le monde, sans pour autant le déqualifier ni le parcelliser » [6]. Cependant, plusieurs auteurs ont critiqué les raisonnements économiques de Gorz et contesté, statistiques à l’appui, ses thèses selon lesquelles la réduction de l’emploi serait inéluctable [7]. Plus précisément, ils lui reprochaient une généralisation excessive du phénomène, tout en reconnaissant qu’elles étaient loin d’être infondées dès lors que l’on se donne la peine de prendre du recul. On doit ajouter que ces critiques adressées à André Gorz étaient antérieures à la « crise » économique et financière survenue avec la faillite de la banque Lehmann Brothers au cours de l’automne 2008. Depuis, non seulement les évolutions de l’emploi (hausse vertigineuse du chômage, précarisation accrue, détérioration de la qualité de l’emploi) mais également l’inefficacité grandissante des politiques de l’emploi n’ont fait que renforcer les thèses gorziennes en leur donnant une pertinence plus aigüe encore.
André Gorz a ensuite franchi une étape supplémentaire sur la question de l’émancipation vis-à-vis du travail, en se prononçant, à partir du milieu des années 1990, pour l’instauration d’un Revenu d’existence sur lequel nous reviendrons en dernière partie de ce texte.
Une philosophie de la praxis aliénée — L’idéal d’autonomie
La distinction entre sphère de l’hétéronomie et sphère de l’autonomie qui apparaît dans Adieux au prolétariat a donné lieu à des critiques comme à des erreurs régulières de lecture. Une appréciation correcte de cette dichotomie est par ailleurs rendue délicate par le fait que Gorz finira par rejeter lui-même cette théorisation initiale en termes de « sphères » notamment lorsqu’il publie Misères du présent, richesse du possible (1997). Il s’agit pourtant là d’une représentation, fondée sur des considérations de philosophie morale et politique, qui constitue l’un des traits permanents de son œuvre. Cette philosophie singulière développée, non seulement en disciple créatif de Sartre et de Marx, est directement redevable à la pensée critique allemande ainsi qu’en convergence profonde avec la philosophie du sujet d’Alain Touraine. Si la double problématique esquissée en introduction — aliénation définie comme l’impossibilité de vouloir ce que l’on fait et donc d’assumer des actions que l’on aurait prises pour fin et, à l’opposé, souveraineté et autonomie du sujet — fait d’abord sens rapportée globalement à dialectique sartrienne de la liberté exposée dans L’Être et le néant, elle emprunte plus spécifiquement à la relecture des thèses marxiennes par Sartre dans La Critique de la raison dialectique (CRD) qu’on résumera très sommairement de la manière suivante : si les conditions d’existence sociale déterminent l’existence individuelle, celles-ci sont le produit de la libre praxis de ces individus. Cette pratique matérialisée, collective mais non collaborative, ne se confond cependant pas avec la finalité posée par chaque individu. En effet, selon Gorz, « la plus grosse partie de l’œuvre de Marx montre comment les hommes « voient leur praxis objectivée et détournée de sa finalité propre par la praxis des autres, devenir pour elle-même autre et retomber dans un système inerte dont les nécessités inhumaines se réalisent par la liberté aliénée des individus. La raison fondamentale de l’aliénation est que (je simplifie beaucoup) le monde, au lieu d’être produit comme l’objet volontaire commun de tous (par coopération et division volontaires du travail) est produit par-dessus le marché comme totalisation non voulue, par la matière inerte et les lois inorganiques, d’un fourmillement de praxis antagonistiques » [8].
Lorsqu’à partir de 1980, Gorz refuse tout crédit à la thèse dont il avait été l’un des promoteurs passionnés depuis les années 1960 et selon laquelle il serait possible d’autogérer le processus social de production dans sa globalité, il fait retour, stimulé par l’apport d’Illich, à une conception sartrienne selon laquelle les activités, qu’il disait ressortir de la « sphère de l’hétéronomie », concernent le fonctionnement de la société en tant que système matériel ; à ceci près que, désormais, l’organisation de cette sphère répond à un dessein en partie conscient puisqu’elle comprend non seulement les transactions marchandes mais encore l’appareil administratif et les services publics qui se sont simultanément étendus dramatiquement (transports, télécommunications, formation, médecine, appareil juridique et policier, monnaie comme équivalent universel). Il n’en reste pas moins que l’idée que sa logique et ses effets échappent à chacun des sujets demeure centrale. « Effet de système », le pouvoir — qui n’est pas à confondre avec la domination — demeure analysé comme résultant « de la structuration du système matériel de rapports dans lequel une loi des choses asservit les hommes par l’intermédiaire d’autres hommes » [9].
Sa thèse de l’époque peut donc se résumer de la façon suivante : l’existence des deux sphères distinctes est donc la condition de l’autonomie de l’individu d’une part et de la liberté d’association qui fonde une société civile d’autre part.
La phénoménologie existentielle : le non socialisable comme source de la moralité
L’œuvre d’André Gorz appelle ainsi une réflexion et à une redéfinition des rapports entre individu et société dans les sociétés modernes. Sa problématisation du processus de socialisation empruntait à la phénoménologie et l’amenait à insister sur le fait que le « monde vécu » des sociologues n’a qu’un rapport lointain avec celui des phénoménologues — avec le Lebenswelt de Husserl ; d’où un divorce avec Jürgen Habermas et une connivence théorique avec Alain Touraine : « Pour Habermas, l’autonomie individuelle est une compétence morale et psychologique acquise par le biais de la socialisation, pour Gorz, l’autonomie est un acte de souveraineté qui marque les limites de la socialisation » [10]. La compréhension commune à Habermas et Touraine de la modernité comme processus fondamentalement émancipateur ne devrait pas aboutir à ignorer cette différence essentielle : la centralité du “monde vécu” éclipse le caractère de sujet des acteurs sociaux chez le premier alors que cette dimension est fondamentale chez le second qui se reconnaissait une veine sartrienne, soulignait Gorz [11].
Bien que reconnu comme critique sociale, André Gorz est en effet d’abord et avant tout un philosophe, et non un sociologue. Pour lui, comme pour Sartre, l’expérience personnelle déborde toujours l’expérience sociale parce qu’il refuse de réduire l’individu à la somme de ses rôles sociaux ; celui de travailleur notamment.
Bien sûr, le travail salarié peut être source de gratification, de stimulation, et bien sûr d’identité, ainsi que d’une existence sociale et donc aussi publique, contre l’enfermement de la sphère privée. Gorz reconnaît effectivement qu’en ce sens le capitalisme a inventé la figure de l’individu moderne, et que l’identité politique et la liberté juridique sont intimement liées au développement du travail, dit « libre » par Marx, par lequel l’individu aliène sa force de travail [12].
Cependant, notre société qui continue à s’organiser autour du travail, mais qui en réalité voue à l’inutilité une proportion grandissante de la population ne sert plus les individus. Appelant à « sortir du travail » Gorz, comme Touraine, affirme le caractère caduc du critère de fonctionnalité. C’est la raison pour laquelle il appelle au dépassement de ce qu’il nomme « une société du travail ». Son dépassement vers une véritable « société de culture » reposera nécessairement sur ceux qui s’identifient le moins à leur rôle de salarié et refusent de fonctionner principalement comme des rouages du système de production-consommation. Ces individus incarnent potentiellement une nouvelle figure de l’individu moderne. Ils approchent également le concept de Sujet, élaboré par Touraine, qui s’oppose « à la logique de domination sociale au nom d’une logique de la liberté, de la libre production de soi » [13].
Ce présupposé d’un hiatus entre l’identité du sujet comme être social d’une part, et son existence individuelle non socialisable d’autre part, constitue le cœur de l’éthique et de la pensée politique d’André Gorz : c’est sur cette base en effet qu’André Gorz participe d’un courant novateur de la gauche ayant saisi la perte de centralité du travail et du prolétariat comme réservoir d’énergie utopique (Habermas) au profit d’une mutation culturelle portée par les nouveaux mouvements sociaux — et au premier chef le mouvement écologiste — fondée sur une éthique de soi, capable de comprendre le soin des autres .
Une écologie du monde vécu — Le politique comme lieu de la tension essentielle
À la suite de la parution tardive de Fondements... en 1977, Gorz expliquait à propos de la nécessaire et fondamentale philosophie morale qui devrait être au principe de l’action politique : « ce genre d’investigation doit partir des certitudes les plus fondamentales qui sont toujours déjà oblitérées ou occultées par notre éducation ou notre culture : les certitudes sensibles, en commençant par celles du corps » [14]. C’est sur la base de ces certitudes que les révoltés, questionnant les acquis culturels, s’efforcent de jeter les bases d’une nouvelle rationalité. Cette affirmation des droits de la sensibilité « n’a rien d’apolitique d’ailleurs : la seule manière de faire vraiment de la politique aujourd’hui c’est à la manière de faire des mouvements écologistes, de s’occuper des préalables de toute activité politique vraie » [15].
L’expérience sensible, intime du monde, déniée par l’exercice de la raison instrumentale — les choix technologiques et les priorités socio-économiques posées par une caste de technocrates, sont justement ce qui a motivé les écologistes à s’emparer de la question du politique de manière à contester les impératifs systémiques [16]. En revanche, l’écologie purement scientifique qui vise à déterminer des limites écologiquement supportables pour le développement de l’industrialisme sans remettre en question l’hégémonie de sa rationalité instrumentale « relève d’une conception typiquement anti-politique. Elle abolit l’autonomie du politique en faveur de l’expertocratie, en érigeant l’État et les experts d’État en juges des contenus de l’intérêt général et des moyens d’y soumettre les individus. L’universel est séparé du particulier, l’intérêt supérieur de l’humanité est séparé de la liberté et de la capacité de jugement autonome des individus » [17]. C’est la raison pour laquelle, pour Gorz la « défense de la nature » est en vérité une « défense du monde vécu », ce monde qui résulte des actions et des intentions des individus [18].
Sa conception de l’exercice de la démocratie est fondée sur le postulat de tensions irréductibles entre les déterminations de la matérialité et exigences morales. Gorz renvoie à la structure bipolaire du politique mise en exergue par le philosophe américain Dick Howard [19]. Après lui, il le définit comme la nécessaire et perpétuelle médiation publique entre les droits de l’individu et l’intérêt de la société prise dans son ensemble, qui fonde et conditionne ses droits. Toute tentative d’abolition de cette polarité n’est rien moins qu’une négation du politique, un fantasme de retour à une pré-modernité.
Un Marx contre l’autre
André Gorz a affirmé de manière répétée que c’est le maintien de ce modèle dialectique qui peut nous sauver de tous les totalitarismes, qu’ils soient capitalistes, communistes, technologiques, ou d’ailleurs anti-technologiques.
Ces différents types de société se caractérisent tous par un idéal de transparence et l’exigence d’une personnalisation des contraintes systémiques dans laquelle le règne de la nécessité est sublimé et régit la vie communautaire. Ils supposent une micro-société à structure familiale mais « coextensive à l’humanité entière » [20], qu’on rencontre chez Marx et dans tous les fantasmes d’autosuffisance absolue et de re-tribalisation. Gorz a ainsi trouvé dans certains textes de Marx des instruments théoriques pour s’opposer à d’autres qui exhibent une conception communautariste de la communauté des « producteurs associés » [21]. Ces textes présupposent la possibilité pour l’être social d’intégrer toutes les dimensions de l’existence individuelle, qui fut la racine des collectivismes totalitaires abolissant le sujet de la moralité ; est ainsi vidé de son sens le concept de même d’une morale socialiste. En bref, contre ces fantasmes d’abolition de l’ordre moderne, Gorz faisait, une fois encore, valoir que les pouvoirs d’une « machinerie sociale inerte » (Sartre), les « puissances sociales autonomisées » (Marx) ne peuvent jamais être totalement détruites.
En raison de l’impossibilité d’une élimination complète de l’aliénation, il insistait, au niveau philosophique, sur le caractère asymptotique de la poursuite de l’autonomie : elle est un but vers lequel tendre, une valeur éthique. Le sujet se produit contre les limites qui sont imposées à son autonomie ; par exemple, à la réduction de son identité à son employabilité ou bien à une définition de ses besoins par des technocrates [22].
C’est également la raison pour laquelle, en termes politiques, dans la perspective gorzienne, le socialisme ne se définissait pas en fonction d’autres modèles existants mais en tant que critique radicale de certaines formes de société : il est à concevoir « non comme un système économique et social différent mais, au contraire, comme le projet pratique de réduire tout ce qui fait de la société un système, une mégamachine, et de développer en même temps des formes de sociabilité auto-organisées » [23].
Norme politique du suffisant, garantie du revenu et sortie du capitalisme
Ce développement des individualités, indépendamment de leur utilité sociale, assigne à un projet de transformation radicale la mise en question de l’aliénation par les besoins aussi bien que par le travail (ses conditions, sa précarité, son manque). Gorz a en effet montré que l’invention du travail au sens moderne du terme est corrélative de l’incapacité des individus à reconnaître ce qu’il appelait une « norme commune du suffisant ». Or, les traditions et les éléments culturels pouvant servir de point d’appui à une diminution du travail et de la consommation ayant été éliminés par le développement du capitalisme peuvent être rétablis collectivement ; « [cette norme du suffisant] doit être institué[e] ; [elle] relève du politique, plus précisément de l’écopolitique et du projet écosocial » [24] qui vise à une autonomie et une sécurité existentielle accrues pour chacun.
L’attribution d’un revenu garanti constitue dans sa perspective une pièce essentielle de cette sécurité existentielle ; cependant il nous faut souligner une évolution significative de sa conception.
À partir de la parution de son livre Les chemins du paradis [25] en 1983, il défend l’idée de l’instauration d’un « revenu à vie » sous la forme d’un « revenu social » déconnecté du temps de travail. Il précise également que la garantie d’un revenu indépendant de l’occupation d’un emploi ne peut devenir émancipatrice qu’à la condition qu’elle ouvre de nouveaux espaces d’activité individuelle et sociale, sinon elle ne s’apparenterait qu’à un salaire social de leur inactivité forcée. Jusqu’au milieu des années 1990, Gorz reste sur cette ligne et fera de la réduction générale de la durée du travail (jusqu’à 20 000 heures sur la vie précisait-il) avec la garantie de revenu ses principaux arguments en faveur d’une transformation sociale.
Cette conception d’un découplage entre temps travaillé et niveau du revenu l’opposait non seulement aux libéraux mais également aux partisans d’un découplage complet entre travail et revenu sous forme d’une allocation universelle. On le sait, André Gorz a longtemps récusé cette proposition parce qu’il y voyait un obstacle à son idée première : puisque le travail « hétéronome » est une nécessité sociale, mais que, en même temps, en limitant l’autonomie de ceux qui l’exercent, il va à l’encontre d’une vie bonne, autant faire que chacun porte sa part de fardeau.
L’année 1997 marque un véritablement tournant dans sa pensée lorsqu’il abandonne sa conception précédente pour se rallier à l’instauration d’un revenu d’existence déconnecté du travail, influencé par son dialogue avec différents partisans de l’inconditionnalité [26] mais aussi, et surtout, par Jean-Marie Vincent l’incitant à revenir aux Grundrisse de Karl Marx et à son court (mais percutant) passage sur le « general intellect ». Sur cette question, il fait désormais route avec les théoriciens du Capitalisme cognitif [27] ; puis, à partir de 2003-2004, il radicalise encore sa position lorsqu’il se reconnaît une forte parenté avec le courant marxiste dit de « la critique de la valeur », représenté aux États-Unis par Moishe Postone [28], et dans l’espace germanophone par Robert Kurz et les groupes Krisis puis Exit, ainsi que par la revue Streifzüge basée à Vienne.
Gorz franchit le pas vers une inconditionnalité totale de l’attribution d’un revenu qu’il souhaitait voir établi à un niveau « suffisant » pour permettre de vivre sans dépendre du travail, en raison de changements profonds de la nature du travail : tandis que le modèle tayloriste de la période industrielle reposait sur une prescription des corps, l’autonomie est désormais exigée des individus. La performance repose de plus en plus, non seulement sur le niveau des connaissances formelles, l’échange et la gestion de flux d’informations mais encore sur les savoirs informels et qualités toutes personnelles des individus (aptitude à collaborer, imagination, etc.) ; donc sur une dimension immatérielle d’« intelligence collective » plutôt que sur la matérialité de l’acte productif. Par conséquent, il devient de plus en plus difficile envisager une réduction homogène du temps de travail en définissant « une quantité de travail incompressible à accomplir par chacun au cours d’une période déterminée » [29]. D’ailleurs, ce temps de travail visible est infime en regard du temps nécessaire à la reproduction des compétences très larges de la force de travail. En effet, dans une économie post-industrielle désormais fondée sur la connaissance, ce n’est plus dans les entreprises mais désormais dans la société tout entière que s’opère l’essentiel des processus de création de savoirs et de richesses, selon une logique qui trouve sa figure exemplaire dans le modèle coopératif et non marchand du logiciel libre et de la Wikiéconomie. Gorz voit alors dans une utilisation subversive des nouvelles technologies de l’information la possibilité d’aller vers une économie de la gratuité, c’est-à-dire d’une production de richesses véritables (et non plus de biens marchands) résultant d’activités échappant au salariat et à la logique du profit ; en bref, d’une sortie du capitalisme. Ces activités deviendraient prépondérantes au niveau mondial et ne se limiteraient plus à une « sphère » de l’autonomie.
Pour conclure, la revendication gorzienne se distingue de positions proches en faveur de ce type de revenu par le refus d’une définition élargie du travail et une insistance sur la nécessité de sortir de la perspective et des catégories économiques : dans son optique, il ne s’agit pas de rémunérer les individus en vertu de leur contribution sous formes diverses à la société (même hors entreprise) mais, au contraire, de faire du développement inconditionnel des individualités (Marx) le critère premier de son attribution et, ce faisant, d’amorcer « l’exode de la société du travail et de la marchandise » [30]. Cette justification — philosophique et non économique — peut donc être comprise dans sa radicalité comme l’aboutissement de l’effort d’une vie entière pour penser la sortie de l’aliénation.