L’Assemblée nationale a adopté le jeudi 3 octobre une proposition de loi de l’UMP visant à encadrer les conditions de vente des livres sur Internet. Renforcé par un amendement de la majorité, le texte ne permet plus aux opérateurs en ligne – en premier lieu, Amazon – de pratiquer simultanément la remise de 5 %, autorisée par la Loi Lang, et la gratuité des frais de port. Les sites seraient contraints, à l’avenir, de supprimer la remise de 5 % tout en poursuivant la gratuité des frais de port, ou de conserver la remise des 5 % mais en appliquant ce rabais sur le montant des frais de livraison facturés au client.
Le texte, qui doit être examiné au Sénat, a été accueilli positivement par le Syndicat de la Librairie Française (SLF), qui avait déjà mené un combat juridique contre les opérateurs Alapage (1996-2012) et Amazon (2000, en France) au sujet de chèques cadeaux offerts aux clients et de la gratuité des frais de livraison [1]. Pour le SLF, la remise de 5 % et la gratuité des frais de port sans minimum d’achat constituent deux éléments assurant aux acteurs dominants une position hégémonique sur ce marché. L’enjeu de la loi n’est pas de ralentir les ventes d’Amazon mais d’obtenir des autorités l’établissement de « conditions de concurrence plus équitables », destiné notamment à encourager l’essor de la vente en ligne par les structures indépendantes [2]. L’objectif de la loi, qui s’attaque aux conditions commerciales d’Amazon, mais aussi à celles de FNAC.com, est ainsi de mettre un coup d’arrêt à la concurrence déloyale exercée par ces distributeurs sur le réseau indépendant.
Mais il est fort probable que la loi ne modifie pas l’état actuel du commerce du livre, et précisément le taux de croissance élevé des opérateurs en ligne dans la distribution au détail (10 % des ventes de livres neufs sont réalisées par Internet en 2009, 17 % en 2012).
Part des ventes de livres neufs via internet en valeur (2001-2012)
Sources : Fédération e-commerce et vente à distance (FEVAD) ; F. Rouet, Le Livre. Mutations d’une industrie culturelle, Paris, La Documentation française, coll. « études », 2007 ; « Lieux d’achat du livre », dans Ministère de la Culture et de la Communication, Chiffres clés 2011 ; « Baromètre multi-clients, achat de livres », dans TNS Sofres/Ministère de la Culture et de la Communication, Le Secteur du livre : chiffres clés 2011-2012, 2013, p. 2.
L’objectif de cet article consiste, non pas à prédire le déclin inéluctable des librairies indépendantes face à la puissance du détaillant américain, mais de souligner que ces deux canaux de vente peuvent coexister à condition que l’emploi qualifié en librairie, indispensable à sa légitimité [3], soit soutenu.
Notre propos repose sur l’analyse de deux éléments : l’évolution des pratiques d’achat dans le cadre de l’essor des librairies en ligne ; et le fonctionnement des détaillants indépendants, lesquels – soulignons-le – ont distribué, en 2012, 23 % du marché du livre. L’écart s’amenuise mais le livre reste en France le marché des librairies.
Livre neuf : les circuits de vente au détail en France (2012)
Sources : « Baromètre multi-clients, achat de livres », dans TNS Sofres/Ministère de la Culture et de la Communication, Le Secteur du livre : chiffres clés 2011-2012, 2013, p. 146.
L’espace des librairies en ligne : de la multiplicité des acteurs à la concentration
Une librairie en ligne met à disposition d’un internaute une base de données présentant l’offre éditoriale à laquelle sont associés un système de paiement et une logistique intégrée permettant l’acheminement rapide de livres vers le consommateur [4]. Parmi les entreprises engagées dans cette activité de distribution de détail, un premier découpage s’opère entre des acteurs disposant de leur propre offre (Lavoisier.fr, Eyrolles.com, Amazon.fr, Fnac.com, etc.) et des plates-formes présentant celle de partenaires, adhérents du site, qu’ils soient des librairies indépendantes ou des particuliers (Livreenpoche.com, PriceMinister.com, Marketplace [5]). Un second partage distingue les détaillants présents uniquement en ligne (les pure players) des enseignes ayant ouvert une extension numérique de leurs magasins physiques. Notons enfin que de grands opérateurs mondiaux sont engagés dans cette activité (Amazon, Abebooks, filiale d’Amazon, e-Bay), ce qui révèle aujourd’hui l’encastrement multiple du marché du livre à la fois dans des espaces nationaux et internationaux.
L’histoire du développement de la librairie en ligne en France se caractérise par la succession de deux périodes. La première, entre 1995 et 2000, est celle de l’engagement dans cette activité d’une multiplicité d’acteurs aux projets innovants (Lavoisier en 1995, Alapage en 1996, Alibabook en 1998, Bol.fr en 1999). Débutant en 2000 avec l’arrivée d’Amazon en France, la seconde période est celle de la concentration progressive de ce canal commercial entre les mains de deux acteurs : Amazon.fr et Fnac.com. En 2006, ces deux opérateurs réalisent 66 % des ventes de livres en ligne [6]. Quatre ans plus tard, cette part s’élève à 90 % [7]. Amazon.fr, selon les estimations, distribue aujourd’hui 70 % des livres vendus en ligne, Fnac.com 25 %, et le reste serait pris en charge par Chapitre.com, Decitre.fr, GibertJoseph.com et d’autres sites indépendants.
Les raisons des lecteurs-consommateurs : au-delà des aspects économiques
L’analyse des raisons qui poussent les consommateurs à acheter leurs livres en ligne indique que l’argument économique est souvent avancé [8]. La réaction d’Amazon à la mesure adoptée par l’Assemblée nationale le 3 octobre comme celles, très nombreuses, recueillies sur les réseaux sociaux se rejoignent sur cet aspect : cette loi n’est pas dans l’intérêt du consommateur. La remise des 5 % et la gratuité des frais de livraison ne sont toutefois pas les deux seuls éléments à prendre en compte : le marché de l’occasion, que les sites marchands ont fait progresser, est convoité par les clients et la possibilité de revendre ses livres, recherchée. Mais d’autres justifications sont exprimées. Certains lecteurs sont éloignés des grands points de vente et les opérateurs leur permettent de se « connecter » au marché du livre. Nombreux sont aussi ceux qui mettent en avant la profondeur de l’offre de livres neufs ou d’occasion, que ce soit dans les stocks des grands détaillants ou dans ceux des partenaires agissant sur les marketplace. Cette capacité à répondre à la demande, aussi exigeante soit-elle, est l’un des facteurs-clés de la réussite d’Amazon. Chacun en a fait l’expérience : pour des livres de fonds, le libraire doit souvent effectuer des commandes à un distributeur qui ne le livrera que plusieurs jours après la requête du client. Compte tenu de leur activité et d’une offre extrêmement diversifiée, le distributeur (Hachette, UD Distribution, SODIS…) peut difficilement accélérer le traitement de la commande.
La chaîne du livre : schéma simplifié
Diffuseur : Le diffuseur assure la promotion des ouvrages auprès des détaillants grâce aux services d’une équipe de représentants. Il gère également le suivi des relations commerciales.
Distributeur : Cette activité consiste à prendre en charge l’ensemble des tâches matérielles liées à la circulation physique des livres (stock, transport). Le distributeur gère aussi les flux financiers entre éditeurs et détaillants (comptabilité, facturation).
Deux types d’information circulent entre le diffuseur et le distributeur : la transmission des commandes et l’état des stocks.
Enfin, sur les sites marchands mais également sur des contenus éditoriaux en ligne comme les blogs ou les revues, le lecteur a aujourd’hui accès à une quantité d’informations supplémentaires dont la lecture l’aide à fixer sa décision d’achat. Parallèlement à des achats « planifiés », dont le contenu est déterminé avant la visite sur le site, des choix émergent de la description classique d’ouvrages (titre, résumé, biographie de l’auteur) mais également des blogs, des espaces de critique littéraire et des avis de clients encouragés à jouer un rôle d’évaluateur [9].
Même si les clients peuvent parfois douter de l’identité réelle de celui qui rédige un commentaire élogieux sur Amazon (les critiques sont parfois écrites par des "gens de la maison"), ils semblent les prendre en considération. Et, de même, les recommandations automatiques peuvent faire office de prescripteur.
Deux modèles complémentaires
Ces évolutions n’annoncent pas la disparition des librairies. La situation est plus nuancée et divers indices montrent que les clients d’Amazon ou de Price Minister sont attachés aux commerces traditionnels. Rares sont les personnes interrogées à ne plus se rendre en librairie et à réaliser l’intégralité de leurs achats par Internet. La compétence des professionnels est valorisée au même titre que l’ambiance feutrée du lieu ou les animations. Il est d’ailleurs significatif de constater que c’est davantage du côté des chaînes culturelles comme Chapitre ou la FNAC que la désaffection semble s’observer [10] ; deux enseignes où les rayons de livres ont été confrontés à une réduction de l’offre et à la standardisation des pratiques de travail de leurs vendeurs [11]. La FNAC, dès les années 1990, comme Chapitre, réseau constitué dès 2007 par le groupe Bertelsmann, en faisant l’acquisition de librairies indépendantes réputées, ont centralisé l’organisation de leurs achats. La recherche d’économies d’échelle a en effet conduit ces groupes à ne plus confier aux libraires la construction de leur assortiment et à la confier à une direction unique.
L’opposition entre des plateformes soi-disant prédatrices et des librairies qui seraient elles « authentiques » est d’autant plus vaine que les deux modèles peuvent être partenaires : nombreux sont les indépendants à proposer leur offre de livres neufs sur le marketplace d’Amazon. Cet accès indispensable à la vente en ligne pour les librairies peut générer un chiffre d’affaires équivalent à 15 % de leur résultat global. De son côté, Amazon, tirant parti des références disponibles du partenaire, retient une commission de 15 % du prix hors taxe de la transaction. Ce taux était fixé à 10.44 % avant le mois d’avril 2013. Cette augmentation révèle ainsi le succès du dispositif alliant le détaillant américain et les indépendants.
L’engagement dans la vente en ligne par les indépendants et la création de leur propre site, que la loi est susceptible de stimuler [12], pourraient ainsi limiter ce partenariat et éviter qu’il ne se transforme en une dépendance à l’égard de la multinationale.
Soutenir l’emploi qualifié en librairie
Une configuration regroupant acteur dominant et détaillants ancrés dans un tissu local peut subsister à condition que les pouvoirs publics résolvent deux problèmes. Le premier a trait aux stratégies d’optimisation fiscale menées par l’entreprise de Jeff Bezos. Les achats effectués sur les plateformes européennes du distributeur sont encaissés par la filiale Amazon EU, située dans un pays à la fiscalité plus douce, le Luxembourg. L’essentiel de ces gains échappe au budget des États où le groupe réalise son activité économique [13]. Le second est lié aux subventions publiques accordées, par les collectivités locales, au géant américain pour la création d’emplois peu élevés dans la hiérarchie de l’organisation du travail. En Bourgogne, le Conseil régional a ainsi versé 3400 euros par emploi créé pour l’installation d’un nouveau centre logistique. Le Conseil général de Saône et Loire a quant à lui voté une aide de 1100 euros par emploi [14].
Le réseau indépendant bénéficie bien entendu de soutien sous différentes formes. Des aides nationales provenant du Centre National du Livre soutiennent, par le biais de prêts à taux zéro et de subventions, la création, la reprise de points de vente, la promotion de fonds, l’animation ainsi que la création de sites web collectifs. L’attribution du label LIR (librairie de référence) par le Ministère depuis 2009 permet également d’être exonéré de la contribution économique territoriale. L’ADELC (association pour le développement des librairies de création), initié par des éditeurs et soutenu par le Ministère, contribue au maintien de fonds éditoriaux grâce à des apports financiers. À l’échelon régional, des subventions mais également des dispositifs de conseil et de formation sont proposés (par exemple, l’action du Motif en Ile de France) [15]. Enfin, certaines municipalités comme la Mairie de Paris rachètent des locaux commerciaux, les réhabilitent et les mettent à disposition de librairies dans des conditions favorables afin de faire face à la croissance des loyers commerciaux.
Mais compte tenu des subventions perçues par Amazon, il semble impératif d’élaborer un dispositif visant à encadrer l’emploi qualifié en librairie indépendante. La reconnaissance d’un métier aux revenus faibles, mais au rôle culturel sans cesse mis en avant, passe par un soutien sans lequel la fonction de médiation ne pourrait se maintenir. Réunir les conditions d’une concurrence plus équitable entre Amazon et les indépendants passe peut-être par une régulation des pratiques commerciales de vente à distance mais plus encore par des mesures destinées à la formation et à la protection de l’emploi qualifié. Dans un contexte hautement concurrentiel, reconnaitre la fonction culturelle des libraires nécessite davantage qu’une valorisation symbolique de leur travail.