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Recension Politique

L’élection, ni plus ni moins

À propos de : Adam Przeworski, À quoi bon voter ?, éditions markus haller


par Antoine Verret-Hamelin , le 2 décembre 2019


Que peut-on attendre des élections ? A. Przeworski nous incite au minimalisme : l’élection n’assure qu’un contrôle imparfait sur l’action des gouvernants et ne suffit pas à contrecarrer les effets politiques des inégalités, mais c’est le meilleur moyen de résoudre les conflits sans prendre les armes.

Depuis les révolutions française et américaine du XVIIIe siècle, l’élection s’est imposée comme voie royale pour penser la démocratie, mais la réflexion sur les vices et vertus de la démocratie élective est loin d’être close. Alors que certains philosophes se sont intéressés à l’élection comme idéal-type, Adam Przeworski nous convie plutôt à une réflexion réaliste, contextualisée et historiquement informée sur les bienfaits et limites des élections telles que nous les avons connues jusqu’ici. Dans son nouvel ouvrage À quoi bon voter ?, l’influent politologue trace un bilan nuancé et accessible sur la valeur des élections. Initialement publié dans la langue de Shakespeare chez Polity Press, le texte reçoit ici une excellente traduction francophone de Salim Hirèche, dans la non moins excellente maison d’édition markus haller, dédiée à la traduction d’essais en sciences humaines et sociales.

Cette synthèse à la fois générale et sensible aux particularités nationales et historiques opère un va-et-vient entre les premiers moments de la démocratie électorale moderne — Przeworski prend comme point de départ symbolique l’élection du premier Congrès américain en 1788 — et les tribulations plus récentes de dirigeants élus comme Donald Trump ou Vladimir Poutine. De même, Przeworski n’hésite pas à s’écarter par moments des recherches contemporaines pour prendre aussi appui sur les classiques, de Montesquieu aux Pères fondateurs américains, en passant par Edmund Burke, Karl Marx et d’autres encore.

Le fil d’Ariane de l’ouvrage est qu’il ne faut pas trop demander aux élections ; elles ne peuvent réaliser les idéaux d’égalité politique ou d’autogouvernement du peuple, car elles ne sont qu’un mode de désignation des dirigeants. Elles sont fort imparfaites, mais « aucun autre mécanisme de sélection des gouvernants n’est capable de faire mieux » (p. 18).

Une idée révolutionnaire

Przeworski commence par tracer un portrait réaliste des élections et de leur histoire. L’idée selon laquelle les dirigeants politiques devraient être des représentants désignés par le peuple via les urnes apparut selon l’auteur à la fin du XVIIIe siècle, à l’occasion des révolutions française et américaine. Les premiers porte-étendards de cette vision démocratique, tels que l’abbé de Sieyès en France et James Wilson aux États-Unis, renversèrent l’idéologie politique dominante, selon laquelle le droit de gouverner des souverains découlait de la volonté divine, l’ordre naturel des choses ou encore leur identité d’intérêts avec la population (le lecteur regrettera ici l’absence de discussion des premiers penseurs de la souveraineté populaire, tel que John Locke). L’élection dans sa forme embryonnaire — excluant initialement les femmes, les pauvres et les « sauvages » — se dissémina à une « vitesse extraordinaire » (p. 37) au courant du XIXe siècle, dans plusieurs pays européens, mais aussi en Amérique latine (d’abord au Paraguay en 1814) ou encore au Libéria en 1847. Elle fut partout instaurée de façon « soudaine » (p. 40) selon Przeworski. Le mythe du gouvernement du peuple par lui-même était né.

L’écart incommensurable entre gouvernants et gouvernés

En effet, pour l’auteur, il s’agit en grande partie d’un mythe, car l’élection perpétue une division du travail politique où ceux qui gouvernent ont le pouvoir effectif d’imposer les règles que les gouvernés sont contraints de respecter. Le contrôle électoral qu’une population exerce sur ses gouvernants et leur mandat est un mécanisme lacunaire. Le contrôle prospectif — le choix d’un gouvernement pour sa plateforme et ses promesses électorales — est limité en raison des circonstances imprévues en cours de mandat et de la possibilité, pour un gouvernement, de trahir la majorité qui l’a élu, quitte à séduire une autre majorité lors des prochaines élections. De façon rétrospective, l’électorat peut difficilement sanctionner un gouvernement (en votant contre son parti) pour s’être écarté de ses intérêts, notamment en raison de l’information imparfaite dont disposent les électeurs sur les actions réelles du gouvernement et sur les conséquences réelles de celles-ci. De plus, les actions menées par un gouvernement sont multiples — mesures budgétaires, actions diplomatiques, projets de loi variés, etc. Ainsi, un gouvernement peut s’écarter des intérêts des gouvernés sur les enjeux qui ne seront pas décisifs dans l’évaluation de son bilan.

Ce contrôle très imparfait des gouvernants leur laisse donc une grande marge de manœuvre, notamment pour manipuler les élections et leurs modalités de manière à maximiser leurs chances d’être maintenus au pouvoir d’un cycle électoral à l’autre. Les occasions de manipulation et de répression électorale sont légion : découpage des comtés, choix du jour du scrutin et du lieu des bureaux de vote, manipulation des médias, règles de financement des partis et des campagnes électorales, instrumentalisation des administrations publiques, répression de l’opposition, fraudes et ainsi de suite. Pour Przeworski, « [o] n ne peut raisonnablement attendre des partis qu’ils s’abstiennent de faire tout leur possible pour augmenter leurs chances de gagner des élections. » (p. 135) Bien que les démocraties plus matures se soient dotées de remparts institutionnels tels qu’un organe indépendant de l’exécutif pour orchestrer les élections, des stratégies opportunistes restent à portée de main. Par exemple, pendant que David Cameron remettait subtilement en question la légitimité de l’opposition étudiante en Angleterre, Nicolas Sarkozy se procurait des rapports de police pour garder un œil sur la vie privée de ses opposants en France.

Bien que l’extension du suffrage et la légitimation graduelle de l’opposition soient des conquêtes réelles, reste que les manœuvres électorales douteuses permettent à l’élite de se maintenir normalement au pouvoir. En effet, ce sont les membres des classes fortunées et éduquées qui deviennent les représentants du peuple. La volonté des Pères fondateurs américains était de favoriser l’élection des « meilleurs », et non des individus les plus représentatifs de la population ou des citoyens de tous horizons. C’est pourquoi on a pu souligner le caractère profondément « aristocratique » de l’élection [1]. Przeworski rappelle qu’en France comme aux États-Unis et en Angleterre, les premiers électeurs étaient les hommes riches. Ce caractère aristocratique s’est aussi fait sentir dans l’application de mesures faisant pression sur le vote des personnes défavorisées, telles que le vote public, où le salarié pouvait subir une pression indue en votant sous le regard du patron. Aujourd’hui encore, on retrouve des traces de ce caractère aristocratique, par exemple dans les critères d’éligibilité pour pouvoir briguer une charge publique, comme en France où les candidats à l’élection présidentielle doivent préalablement obtenir l’appui de 500 élus. Aux États-Unis, il est impératif de lever des fonds privés pour mener à bien une campagne, et d’avoir une carte d’électeur pour voter, conditions qui nuisent aux plus pauvres. Przeworski nous rappelle enfin que, de façon générale, ce sont les citoyens les plus privilégiés (universitaires, leaders religieux, politiciens de carrière, etc.) qui jouissent d’une plus grande présence dans le débat public.

Il ne faut donc pas s’attendre à ce que l’élection réalise l’impossible et bouleverse les structures inégalitaires de la propriété privée. Pour Przeworski, le principal facteur expliquant l’incapacité des élections à lutter contre les inégalités économiques est la conversion de l’argent en pouvoir politique, créant ainsi un « cercle vicieux » (p. 203) où les inégalités économiques et les inégalités politiques se renforcent mutuellement. Malgré les conquêtes électorales de la population, les élites parviennent à concevoir une multitude de barrières servant à protéger leurs intérêts économiques.

Les vertus de l’élection

Bref, l’élection est loin d’être à la hauteur des idéaux d’autogouvernement et d’égalité politique. Mais comparativement aux modes alternatifs de désignations des gouvernants, comme la force ou la transmission héréditaire, l’élection est tout de même dotée de quelques vertus. Si l’on retient, comme le fait Przeworski, une définition minimaliste de la rationalité politique, soit le fait de bien refléter la pluralité des voix citoyennes, alors l’élection est bel et bien le « moins pire » des modes de prise de décision collective. Le contrôle exercé par les élus sur les gouvernants et leurs mandats est certes imparfait, mais pas complètement inopérant [2]. Et l’on retrouve dans les démocraties électorales une stabilité économique offrant, même en présence d’inégalités fortes, des perspectives de bien-être matériel plus intéressantes qu’en régime autocratique.

La plus importante vertu des élections pour Przeworski est la résolution pacifique des conflits sociaux qui traversent inévitablement toute société pluraliste. Przeworski reste donc fidèle à sa conception « minimaliste » de la démocratie : les élections sont souvent manipulées selon des lignes partisanes, elles mènent plus souvent au maintien du parti au pouvoir et du statu quo quant à la répartition inégale de la propriété, mais, au moins, elles nous permettent d’éviter de résoudre nos désaccords par les armes. En révélant les forces antagonistes en présence, elles nous rappellent que le conflit n’est jamais bien loin, et offrent du même souffle un substitut à la répression et à l’insurrection violente. Cette vertu est loin d’être négligeable, au vu des soubresauts de l’histoire :

Jusqu’à très récemment, les défaites de dirigeants en place étaient rares, et les changements de gouvernement sans violence l’étaient encore davantage : en moyenne, les élections nationales n’ont abouti qu’environ une fois sur cinq à une défaite du gouvernement sortant, et encore moins fréquemment à une passation de pouvoir pacifique. (p. 22-23)

Ce pacifisme électoral se matérialise à mesure que les revenus par habitant s’élèvent et que les élections deviennent une habitude collective familière et prévisible.

Et le sort ?

Le principal reproche que l’on puisse faire à cet essai riche d’érudition tient au choix du contrefactuel : Przeworski contraste l’élection avec la passation du pouvoir par la force ou par voie héréditaire. Ce choix occulte la longue histoire — et la contemporanéité — du tirage au sort comme mode de désignation des gouvernants [3]. La réflexion gagnerait à comparer (ou combiner) la démocratie électorale avec la démocratie lotocratique, qui offre certains avantages du point de vue même des critères normatifs retenus par Przeworski. Par exemple, alors que Przeworski voit le bicaméralisme comme un frein supplémentaire à l’expression du principe majoritaire, l’on pourrait imaginer une chambre haute délibérative constituée de citoyens tirés au sort, chambre qui satisferait peut-être mieux les exigences de rationalité des décisions collectives et d’indépendance face aux intérêts privés [4].

L’essai a peut-être les défauts de ses qualités : son accessibilité en fait une précieuse lecture pour le lecteur non spécialisé, mais laisse parfois le lecteur plus averti sur sa faim, comme quand un chapitre sur le lien important entre élection et performance économique se clôt après neuf pages seulement. Mais dans l’ensemble, cet état des lieux sur l’élection, dressé par un chercheur de premier plan, est une contribution incontournable pour quiconque s’intéresse au passé de la démocratie, à ses vertus, ses limites, et à son avenir incertain.

Adam Przeworski, À quoi bon voter ?, traduit par Salim Hirèche, Genève, éditions markus haller, 251 p., 15 €.

par Antoine Verret-Hamelin, le 2 décembre 2019

Pour citer cet article :

Antoine Verret-Hamelin, « L’élection, ni plus ni moins », La Vie des idées , 2 décembre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Adam-Przeworski-A-quoi-bon-voter

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Notes

[1Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2012.

[2Pour une autre discussion éclairante de ces vertus, voir Hervé Pourtois, “Les élections sont-elles essentielles à la démocratie   ?,” Philosophiques 43, no. 2 (2016) : 411–39.

[3Yves Sintomer, Petite histoire de l’expérimentation démocratique : tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours, La Découverte, 2011.

[4Pierre-Étienne Vandamme and Antoine Verret-Hamelin, “A Randomly Selected Chamber : Promises and Challenges,” Journal of Public Deliberation 13, no. 1 (2017).

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