Les guerres qui ont sévi en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo durant les années 1990 ont dramatiquement rappelé à l’Union européenne que sa construction n’était pas encore terminée : suite à ces guerres, tous les États des Balkans occidentaux se sont engagés dans un processus d’intégration à l’Union européenne.
Le rapprochement des Balkans occidentaux avec l’Union a été amorcé par les sommets de Feira et Zagreb en 2000 et de Thessalonique en 2003 en lançant un processus de stabilisation dans tous les pays de la région. En contrepartie, ces États devaient s’engager à se réconcilier, liquider les contentieux bilatéraux, renoncer aux irrédentismes, respecter les minorités ethniques, le retour des réfugiés et des personnes déplacées et coopérer avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie. En un mot, ils devaient tourner le dos aux nationalismes.
Plus d’une décennie plus tard, la Croatie est le seul État à avoir intégré l’Union européenne le 1er juillet 2013. Tous les autres pays de la région sont candidats à l’intégration, mais avancent en ordre dispersé. Cinq États-membres de l’Union européenne, l’Espagne, la Roumanie, la Grèce, la Slovaquie et Chypre, continuent de ne pas reconnaître le Kosovo. Depuis 2014, la Serbie a entamé les négociations pour entrer dans l’Union européenne, mais son adhésion supposerait qu’elle reconnaisse l’indépendance du Kosovo, ce qu’elle se refuse à faire [1]. L’Albanie est elle aussi candidate depuis 2014, mais les négociations n’ont toujours pas commencé. La Macédoine l’est depuis 2005, mais la Grèce exige que l’État change de nom, la Macédoine étant le nom d’une région historiquement grecque. Les négociations pour l’entrée du Monténégro dans l’Union européenne ont commencé en 2012, mais piétinent, aucun élargissement ne devant avoir lieu avant 2020, selon le président de la Commission européenne J-C. Juncker. Enfin le processus d’intégration de la Bosnie-Herzégovine connaît un grand retard, en raison des tensions intercommunautaires qui la traversent et qui la rendent ingouvernable [2].
Face à l’influence de puissances étrangères, l’Union européenne tente tant bien que mal d’encourager les États de la région à l’intégrer, en amorçant des négociations d’adhésions avec certains et promettant de les ouvrir avec d’autres. L’Union est parfaitement consciente que l’intégration européenne garantira la stabilité régionale des Balkans et mettra à distance l’influence inquiétante de la Russie. Les États des Balkans sont, eux aussi, tout à fait conscients que l’UE a bien plus à leur offrir.
L’Union européenne est cependant rongée par ses propres problèmes internes : montée de l’euroscepticisme, sortie de la Grande-Bretagne de l’Union européenne et contestation de la gestion de la crise migratoire par les pays-membres formant le « Groupe de Višegrad » — la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie. Elle n’a pour le moment rien d’autre à offrir aux États de la région qu’une union économique des Balkans.
Alors que les tensions persistent, une telle union est-elle possible ? S’il est vrai que les bonnes relations avec les pays voisins sont aussi une des conditions d’intégration, les États de la région sont-ils capables de surmonter leurs différends ?
Réticence des États
L’idée d’une union des Balkans émerge dans le cadre du processus de Berlin de 2014, lors du sommet organisé par la chancelière Angela Merkel dans la capitale allemande, visant à contribuer au rapprochement des États de la région avec l’Union européenne. Les Premiers ministres albanais et serbe E. Rama et A. Vučić avaient exprimé le souhait de voir se développer les échanges entre les jeunes de la région. Un an plus tard, à Vienne, le 27 août 2015, les Premiers ministres albanais, bosnien, serbe, kosovar et monténégrin signèrent une déclaration commune dans laquelle ils s’engagèrent à mettre en place une structure régionale, visant à promouvoir l’esprit de réconciliation et de coopération entre les jeunes de la région [3]. Le 8 décembre 2016, l’Office pour la coopération de la jeunesse des Balkans occidentaux est inauguré à Tirana, en présence de représentants de la jeunesse de la région et des États membres, ainsi que des partenaires européens qui ont soutenu sa création. L’idée est de contribuer à la construction d’une société balkanique par la création d’un espace d’échanges et de projets communs dans les domaines de la recherche scientifique, de la culture, du sport et de l’activisme social. La moitié des financements proviendrait des pays participants, en fonction de leur PIB, ainsi que de la Commission européenne complétant ainsi les subventions des autres bailleurs de fonds internationaux. Ce qui est particulièrement intéressant ici, c’est qu’en inaugurant cet office, les pays des Balkans occidentaux ont mimé les pas du couple franco-allemand avec la création de l’Office franco-allemand pour la jeunesse (OFAJ) en 1963. En février 2015, les Premiers ministres albanais et serbes avaient invité les secrétaires généraux de l’OFAJ à se rendre à Belgrade et à Tirana afin d’y présenter le fonctionnement et la mission de l’OFAJ, qui a apporté son assistance technique à cet office.
Le 12 juillet 2017, l’approfondissement du processus de Berlin se poursuit avec le sommet de Trieste réunissant les représentants de sept pays de l’UE (dont la France et l’Allemagne) ainsi que les Premiers ministres de la région. La signature de projets dans les domaines des transports et de l’énergie (pour un montant de 200 millions d’euros) et celle d’un traité créant une communauté des transports entre l’UE et les Balkans, ainsi qu’un accord pour la création d’une « zone de coopération économique », sont annoncés. Le 26 août 2017 à Durrës, en Albanie, le premier ministre albanais réunit à nouveau les Premiers ministres des pays de la région, le commissaire européen J. Hahn et C. Muller, Vice-Président de la Banque mondiale pour l’Europe centrale et l’Asie, et annonce la réalisation d’un plan d’action en vue de transformer radicalement la circulation des biens, des services et des personnes dans la région.
La proposition de créer un mécanisme d’échange dans la région s’inscrit donc dans un processus déclenché par le Sommet de Berlin en 2014, impulsé non seulement par les institutions européennes, mais aussi par les États de la région. Ce sont en effet l’Albanie et la Serbie qui ont eu l’initiative de la création de l’Office de la coopération pour la jeunesse des Balkans occidentaux. La rencontre des chefs d’État de la région du 26 août 2017 à Durrës n’a pas non plus été convoquée par l’UE (présente seulement pour son assistance technique), mais par l’Albanie. L’idée de créer un marché commun des Balkans occidentaux avait en réalité germé dans la tête des différents acteurs depuis bien longtemps. En février 2017, un texte sur la possible création d’une union douanière des Balkans occidentaux avait déjà été rédigé, aux dires d’A. Vučić. La proposition avait été réitérée fin mai 2017 par le ministre allemand des Affaires étrangères Sigmar Gabriel. Le commissaire européen à l’élargissement Johannes Hahn avait alors déclaré qu’un marché commun contribuerait à la création de plus de 80 000 emplois.
Pourtant, les États de la région ont émis des réserves sur le projet. La majorité des problèmes régionaux hérités des guerres des années 1990 ne sont toujours pas résolus et les tensions interethniques persistent. Les dissensions internes en Bosnie-Herzégovine sont réapparues à l’occasion de la signature du traité sur les transports avec l’Union européenne, lorsque la Republika Srpska de Bosnie-Herzégovine a mis en cause la légitimité de sa représentation par le ministre fédéral, rendant impossible la signature du traité. La Macédoine est elle-même la proie des tensions internes entre Macédoniens et Albanais et reste perçue par la Grèce comme une menace. De son côté, la Bulgarie refuse de reconnaitre l’existence d’une nation macédonienne, estimant qu’elle est peuplée de Bulgares. Alors que l’indépendance du Kosovo n’est toujours reconnue par la Serbie, Pristina s’inquiète à l’idée d’évoluer dans une zone économique dominée par cette dernière, et au sein de laquelle la libre circulation des entrepreneurs kosovars se serait restreinte, puisqu’ils ne bénéficient d’aucun régime de libéralisation de visas. De plus, cette zone entraînerait la suppression des droits de douane du Kosovo, qui représentent un apport économique conséquent pour cet État.
Préparation à l’intégration ou stratégie d’éloignement ?
Cette réticence des États de la région à coopérer entre eux n’est pas seulement due aux tensions qui traversent les Balkans, mais aussi à la crainte que ce projet ne soit rien d’autre qu’un leurre visant à retarder davantage leur intégration à l’Union européenne. Celle-ci, confrontée à la montée de l’euroscepticisme dans ses États membres, n’a pour l’heure rien de mieux à proposer à la région qui s’impatiente. La crainte que ce projet d’union économique ne se traduise par aucune mesure concrète est alimentée par le fait que les pays de la région échangent surtout avec l’Europe de l’Ouest et qu’un accord existe déjà entre les États de la région. L’accord de libre-échange centre-européen (ALECE) prévoit en effet la libéralisation progressive des échanges de biens, des services, des investissements et des travailleurs entre les États de la région qui se sont engagés à harmoniser leurs règles d’investissements, à abandonner les barrières douanières non tarifaires et à appliquer globalement l’accord. Mais son application est confrontée à de nombreux défis techniques tels que la coordination des politiques des États membres ainsi que l’harmonisation des régimes de changes et des politiques monétaires. Le marché commun implique également une harmonisation des relations commerciales avec les pays tiers.
D’un autre côté, cette initiative est également perçue par certains États de la région, notamment la Serbie, comme un excellent exercice de préparation à l’intégration européenne. Comme ils l’ont fait avec l’Office de coopération pour la jeunesse des Balkans occidentaux, les États de la région ont l’opportunité de démontrer à l’Union européenne qu’ils sont tout à fait aptes à coopérer et sont arrivés à maturité pour incarner les valeurs qu’elle véhicule et adhérer ensemble dans un esprit de coopération.
En réalité l’efficacité de ce projet dépendra de la capacité de l’Union européenne à accorder toute son assistance technique et à rendre cohérent ce projet avec le processus d’intégration de la région à l’UE.
Rivalités économiques
Si certains États se sont montrés réticents à l’idée de créer un marché commun, cette initiative est particulièrement bien reçue par la Serbie. Le ministre serbe des Finances, D. Vujovic, avait déclaré que « si certains pensent que ce projet signifie que l’Europe est encore loin, et que les pays de la région doivent s’entrainer dans leur coin, ils se trompent. Ce marché commun peut représenter un grand atout dans le processus ultérieur d’intégration ». Si la Serbie soutient ce projet, c’est aussi que son économie est la plus performante de la région et qu’un mécanisme commun d’échanges entre les États pourrait contribuer à asseoir son influence économique sur les pays voisins. La Serbie exporte davantage en Bosnie-Herzégovine qu’en Russie et aux États-Unis ; de façon générale, les Balkans occidentaux représentent 17,1 % des exportations serbes. Cela explique les inquiétudes du Kosovo, dont la dépendance économique vis-à-vis de la Serbie serait encore accrue dans un tel marché commun.
Ces signes peuvent laisser craindre que le marché commun des Balkans occidentaux, s’il n’est pas convenablement accompagné par les institutions européennes, donne lieu à une nouvelle forme de guerre économique entre les États de la région. L’Union européenne met pour condition au processus d’intégration enclenché par les États la pacification de leurs relations diplomatiques. Cependant, les tensions politiques irrésolues et les rapports de forces régionaux risquent de se traduire par des pratiques économiques déloyales si le fonctionnement du marché commun n’est pas correctement encadré. La Serbie étant l’État le plus avancé dans la région sur le plan économique, son enthousiasme est tout à fait compréhensible.
Deux Europe aux liens indéfectibles
Face au ralentissement du processus d’intégration, certains États des Balkans ont à plusieurs reprises menacé d’emprunter d’autres voies. La région intéresse en effet d’autres acteurs internationaux. En Serbie, au Monténégro et en Bosnie-Herzégovine, la Chine a investi dans les infrastructures et racheté certaines industries en faillite. C’est que les Balkans occidentaux représentent une voie de transit pour le marché chinois de la soie. La Turquie, l’Azerbaïdjan et les États arabes ont également investi la région. L’engagement turc est plus culturel et centré sur l’héritage ottoman : il passe par le déploiement d’un soft power, au travers par exemple de la diffusion de séries télévisées turques qui connaissent un franc succès dans la région. En 2015, la Turquie comptait parmi l’un des cinq premiers investisseurs au Kosovo. Le Koweït a de son côté prêté 25 millions d’euros à la Serbie pour construire une gare moderne à Belgrade, et un fonds économique du Koweït a été créé en vue de financer d’autres projets.
La Russie, dont le gaz chemine par la région, exerce son influence culturelle sur les territoires slaves et orthodoxes des Balkans occidentaux. Son premier partenaire dans la région est la Serbie, dont 75 % des besoins en gaz sont couverts par le gaz russe. La Russie ne reconnait pas l’indépendance du Kosovo et dispose du droit de veto au Conseil de sécurité de l’ONU. Depuis 2008, elle détient 51 % des parts de la compagnie pétrolière nationale serbe NIS et est propriétaire de la raffinerie de Pancevo. En 2013, les deux États ont signé un partenariat stratégique, incluant la coopération militaire et celle des services de renseignement. La même année, la Serbie devient observatrice du traité de sécurité collective (OTSC) dirigée par la Russie. Celle-ci exerce également une influence considérable en République serbe de Bosnie (Republika Srpska). Les deux raffineries de pétrole dont dispose la République appartiennent en fait à la Russie, et c’est la Fédération de Bosnie-Herzégovine tout entière qui s’y approvisionne. De même, au Monténégro, un bon tiers des entreprises sont russes. Un quart des touristes viennent de Russie, 7000 ressortissants russes sont enregistrés comme résidents permanents et le combinat d’aluminium de Podgorica est détenu par un proche de Vladimir Poutine, M. O. Deripaska.
Tout le travail effectué par la région depuis le processus de Berlin de 2014 n’est autre que l’application de la philosophie qui a fondé la construction européenne, à savoir l’idée que la paix entre les États passe par la création d’interdépendances économiques et par le développement des échanges.
À travers ce projet de création d’une zone économique commune, les Balkans occidentaux ont donc l’opportunité de démontrer aux institutions européennes qu’ils sont capables de porter et de reproduire les valeurs européennes, mais peut-être aussi de redonner confiance à l’Union européenne en lui prouvant que sa philosophie fonctionne. Loin d’éloigner les Balkans occidentaux de l’Union européenne, la création d’un marché commun pourrait bien confirmer à toutes les parties, une fois de plus et peut-être même à leur corps défendant, qu’elles sont indéfectiblement liées les unes aux autres.
Mais il appartient également à l’Union européenne d’apporter tout son soutien à la création d’une zone économique commune dans les Balkans. Celle-ci pourrait bien être le meilleur exercice d’intégration qui puisse exister pour cette région. C’est en l’accompagnant dans cette voie que l’Union européenne la persuadera que la création d’un marché commun des Balkans ne vise pas à les enfermer dans une zone économique fantoche, mais constitue au contraire un premier pas vers leur intégration au sein de l’Union. Le succès de ce projet réside dans la capacité des parties prenantes à établir une réelle relation de confiance, par des pratiques économiques qui visent à assurer la prospérité régionale et non à reproduire des rapports de force politiques. C’est pourquoi aussi la création de ce marché commun doit être encadrée et soutenue par les institutions européennes.