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À la naissance de l’anthropologie

À propos de : Christine Laurière (dir.), Les Années 50. Aux origines de l’anthropologie française contemporaine, Les Carnets de Bérose


par Isaac Desarthe , le 3 janvier


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La figure tutélaire de Lévi-Strauss a fait de l’ombre à la diversité des recherches anthropologiques françaises des années 1950. Une vaste étude leur rend justice.

Les années 1950 de l’ethnologie française sont souvent résumées de manière elliptique et téléologique à la prise de pouvoir sur la discipline de Lévi-Strauss. Rentré de son exil américain, il aurait conféré à celle-ci une aura nouvelle, un programme épistémologique fort et, à travers son élection au Collège de France en 1959 et la création, l’année suivante, du Laboratoire d’anthropologie sociale, une assise institutionnelle lui assurant son autonomie scientifique. Ce récit obscurcit la décennie 1950 sous l’ombre pesante de celle qui suit et contribue à plonger dans l’oubli les anthropologues contemporains au profit de celui qui deviendra le plus célèbre d’entre eux. À cet égard, l’ouvrage dirigé par Christine Laurière a le grand mérite d’appréhender la période « dans la singularité de son présent incertain, profus, polyphonique » (vol. 1, p. 8). Il comble ainsi un vide historiographique. En effet, si l’histoire de l’ethnologie française est désormais bien balisée pour le premier XXe siècle [1], il n’existait pas jusqu’à présent de travail offrant une vue synoptique de la discipline pour la décennie 1950. Au début de celle-ci, l’ethnologie française, qui ne compte pas plus de 75 chercheurs, dont une douzaine enseignant dans le supérieur et seulement deux à l’université, fait pâle figure en comparaison avec l’anthropologie sociale britannique, forte de ses 38 chaires universitaires et l’anthropologie culturelle nord-américaine, enseignée « dans plus de 300 établissements aux États-Unis et au Canada » (vol. 1, p. 5). En dix ans, elle change de statut : le nombre d’ethnologues au CNRS est multiplié par trois et, en 1964, Lévi-Strauss dénombre 25 chaires consacrées à l’ethnologie à Paris (vol. 1, p. 7).

Dans son introduction exemplaire, Christine Laurière insiste sur la spécificité de cette période, « dernière décennie coloniale de l’ethnologie française » et la seule « où l’ethnologie appliquée se déploie en situation coloniale » (vol. 1, p. 11). Cette situation contribue au dynamisme des recherches africanistes (vol. 1, p. 30-31) dans un contexte marqué par le développement du programme des aires culturelles à la VIe section de l’École Pratique des Hautes Études, qui « favorise l’ancrage des ethnologues » et la création de centres dans l’institution (vol. 1., p. 27-28) en même temps qu’il entraîne un cloisonnement de « la discipline en autant de petites ethnologies, de provinces spécialisées » qui courent « le risque de devenir étrangères les unes aux autres » (vol. 1, p. 12). À l’origine d’une « crise de croissance », ce « virage spectaculaire vers l’anthropologie appliquée en situation coloniale » (vol. 1, p. 32) est également vecteur d’une « crise de conscience » pour reprendre le titre que la chercheuse donne à son introduction. En effet, Christine Laurière montre comment la diversité des rapports des anthropologues à l’ethnologie appliquée traduit autant de conceptions différentes de la discipline, inséparables des positionnements politiques face au contexte colonial (vol. 1, p. 32-53).

Une histoire des vaincus contre les récits disciplinaires

Historiciser les évolutions d’une discipline, c’est nécessairement se heurter au récit disciplinaire mémoriel d’une histoire internalisée par ses acteurs. Le constat dressé par Laetitia Guerlain dans son excellent article sur l’ethnologie juridique dans les années 1950 vaut pour l’ensemble de l’histoire des sciences humaines et sociales. Elle y relève que « l’histoire de l’anthropologie juridique est marquée par l’invention mythologique d’une tradition courte, émanant de ses acteurs eux-mêmes » visant à « épurer leur propre histoire » par rapport au « legs colonial ». À rebours de ce récit mémoriel reconstruit à des fins apologétiques, elle propose de « faire émerger […] les voies qui étaient possibles mais que l’effet de disciplinarisation a empêché d’emprunter » (vol. 1, p. 357). Au récit linéaire et téléologique, tourné vers le présent, se substitue ainsi un champ des possibles qui permet de déconstruire la mémoire disciplinaire en mettant en lumière la manière dont la refondation de l’ethnologie juridique en anthropologie juridique a été motivée par la nécessité « de se constituer contre des disciplines déjà existantes et instituées […] par un travail de délimitation de ses propres frontières pour conquérir un périmètre spécifique et se constituer en savoir autonome » (vol. 1, p. 366).

L’article d’Arnauld Chandivert portant sur l’ethnologie de la France au Musée national des Arts et Traditions populaires (MNATP) contribue également à cet effort de déconstruction des récits disciplinaires. L’auteur y remarque la manière dont « les activités scientifiques et muséographiques menées autour du MNATP avant, pendant, mais aussi après le second conflit mondial furent visées » dans les années 1960-1970 comme relevant d’ « un modèle scientifique "déclassé", notamment au regard du développement de courants alors considérés comme novateurs (comme le structuralisme) » et réduites « à un folklorisme suranné » (vol 2, p. 7). À rebours de ce récit mémoriel, l’auteur insiste sur la manière dont « l’ethnographie de la France s’est (re)construite après la Seconde Guerre mondiale, en adoptant une appellation qui entendait déjà rompre avec un folklorisme jugé périmé », notamment sous l’impulsion de Marcel Maget (vol 2, pp. 19-20). Il met également en lumière la façon dont les activités de recherche menées en ethnographie de la France dans les années 1950 ont en partie été guidées par l’impératif de « "modernisation" de la société » (vol 2, p. 7) dont on sait qu’il a contribué, à la même époque, à redéfinir la place de l’anthropologie comme science appliquée dans l’Empire colonial français.

Science sociale totale, branche de la sociologie ou discipline autonome ?

Durant les années 1950, le périmètre du domaine à l’étude n’est pas encore clairement délimité : science de l’homme totale à la croisée des sciences sociales et des sciences naturelles pour certains, il apparaît à d’autres comme une branche auxiliaire de la sociologie tandis que d’autres encore entendent l’ériger en science sociale autonome. L’article de Philippe Soulier sur André Leroi-Gourhan et son rôle dans la formation des ethnologues après-guerre met en lumière la manière dont la conception rivetienne de l’ethnologie comme complexe scientifique réunissant différentes branches des sciences sociales et des sciences naturelles est alors entretenue à travers les enseignements de l’anthropologue au Centre de formation aux recherches ethnologiques. Dans son article sur Marcel Maget, Nicolas Adell rapporte quant à lui l’enthousiasme de ce dernier concernant les avancées de la cybernétique et de la génétique des populations qu’il espère voir intégrées au sein d’une anthropologie réunifiée (vol. 2, p. 44-45). Si Claude Lévi-Strauss entend, de son côté, refonder l’anthropologie sociale comme science de la communication à l’interface des sciences sociales et des sciences naturelles en s’appuyant lui aussi sur les progrès de la cybernétique et de la génétique des populations [2], il admet en 1953 que « tout le monde est d’accord […] pour reconnaître qu’anthropologie physique et ethnologie sont définitivement engagées sur des voies divergentes » (vol 1., p. 24-25). À cet égard, les années 1950 apparaissent comme une période de transition entre le crépuscule de « la science de l’homme fédéraliste du premier XXe siècle » et « la disciplinarisation des sciences humaines et sociales » (vol 1, p. 25).

Les deux volumes à l’étude proposent un éclairage précieux sur les frottements et les rapports de forces entre différentes sciences sociales en cours d’institutionnalisation et d’autonomisation scientifique. Dans son article sur la collaboration entre Georges Gurvitch et ceux qu’il appelle « les anthropologues de la Sorbonne » (Georges Balandier, Roger Bastide et Jean Cazeneuve), Jean-Christophe Marcel montre comment l’ambition gurvitchienne « de réussir à combiner empirie et théorie » (vol 1., p. 281) motive chez le sociologue un « détour par les sociétés "archaïques", plus restreintes », domaine de l’anthropologie, dont l’étude « paraît être le préalable à une réflexion plus générale » (vol. 1, p. 281-282). Dans le programme sociologique de Gurvitch, la place dévolue à l’anthropologie est analogue à celle préconisée dans le premier XXe siècle par Durkheim et ses successeurs. Comme le note Viktor Karady, ces derniers considèrent que, pour expliquer les faits sociaux dans les sociétés modernes, « rien ne vaut l’analyse des types les plus simples, c’est-à-dire des types "primitifs" au double sens de primauté historique et de simplicité de constitution qui les rend les plus facilement accessibles à la connaissance », que l’on retrouve, conformément aux préjugés de l’époque – à la fois combattus et entretenus par les durkheimiens – dans les sociétés étudiées par les ethnographes [3]. Ainsi, plutôt qu’une collaboration entre sociologie et ethnologie, c’est davantage à une inféodation de la seconde à la première qu’invite Georges Gurvitch, et l’ethnologie apparaît dans cette perspective, comme elle l’était pour les patrons de l’École Française de sociologie, comme une branche auxiliaire de la sociologie. L’effort de Lévi-Strauss dans différents textes programmatiques de cette décennie (de son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » à sa leçon inaugurale au Collège de France en passant par « Place de l’anthropologie dans les sciences sociales et problèmes posés par son enseignement ») pour définir le périmètre de l’anthropologie sociale dans le paysage des sciences sociales françaises peut être interprété, à cet égard, comme une opération d’autonomisation de l’anthropologie sociale vis-à-vis de la sociologie.

L’article d’André Mary, portant sur les controverses sur le sacré dans les années 1950, apporte un éclairage précieux sur « la confrontation entre les deux projets d’anthropologie "totale" des années 1950 : l’anthropologie structurale de Lévi-Strauss et l’anthropologie plurielle, dynamique et dialectique de Gurvitch et de ses élèves de la Sorbonne (Bastide, Jean Cazeneuve, Jean Duvignaud, Balandier) » (vol 1., p. 145). Cet article permet d’apprécier la manière dont la frontière séparant l’ethnologie et la sociologie est alors particulièrement poreuse, les acteurs qui se revendiquent sociologues et ceux qui se placent sous le label de l’anthropologie partageant un même espace discursif, des références communes et fonctionnant, en définitive, comme un « "couple épistémologique" » (vol. 1, p. 150).

L’article de Julien Bondaz permet quant à lui d’appréhender l’évolution des frontières disciplinaires entre ethnologie et sociologie à travers l’étude de l’Institut Français d’Afrique Noire (IFAN) comme lieu d’ « émergence d’une sociologie des sociétés africaines ». Il montre ainsi dans la lignée des travaux de Benoît de L’Estoile et de George Steinmetz, comment l’apparition d’une « sociologie coloniale » est opératrice d’une « construction d’une différence épistémologique entre ethnologie et sociologie, étroitement liée à une réflexion sur leurs méthodes et leurs finalités respectives » (vol. 2, p. 253-254). On conçoit ainsi la manière dont le développement d’une science coloniale appliquée participe à la construction des périmètres disciplinaires de sciences sociales aux contours encore mal définis.

Étudier les pensées in situ

Loin de la « mythologie de la cohérence » dénoncée par Quentin Skinner [4], ces deux volumes mettent au jour les revirements et les tâtonnements des auteurs étudiés. À titre d’exemple, Anne Raulin rapporte la manière dont Balandier, après s’être inspiré au tournant des années 1950 de travaux américains du courant Culture et Personnalité dans une optique de défense « d’une association transdisciplinaire entre anthropologie et psychanalyse » (vol. 1, p. 311), délaisse ces travaux pour tourner sa sociologie dynamique vers l’anthropologie sociale britannique et l’école de Manchester, « liée à un empire partageant avec la France » la « situation coloniale » qu’il entreprend alors de théoriser (vol. 1, p. 313). Les différents articles de l’ouvrage mettent ainsi en lumière la manière dont les acteurs de la discipline avancent à vue dans ce contexte de recomposition de l’ethnologie française. Ils attestent également de l’intensité des dialogues internationaux, la discipline s’ouvrant alors dans des proportions inédites aux anthropologies britanniques et états-uniennes via des mouvements d’importation et de réappropriation des travaux des différentes écoles d’anthropologie Outre-Manche et Outre-Atlantique, sans pour autant cesser de revendiquer ses racines : si Gurvitch, Bastide ou encore Lévi-Strauss, s’appuient après-guerre sur les travaux des anthropologues anglophones pour asseoir leurs programmes scientifiques, tous, à des degrés divers, revendiquent une filiation avec l’École française de sociologie.

En appréhendant l’ethnologie française « de façon transversale, par-delà son fractionnement en aires culturelles et thématiques » (vol. 1, p. 14) et en s’efforçant de replacer les itinéraires des acteurs étudiés dans leurs contextes socio-politiques et institutionnels, ces deux volumes offrent un éclairage inédit sur la pluralité des dynamiques qui président à la reconfiguration de la discipline au cours des années 1950. Si leurs apports dépassent largement les points soulevés par notre compte rendu, nous espérons avoir toutefois fait sentir au lecteur l’apport précieux que cette somme constitue pour quiconque s’intéresse à l’histoire de l’anthropologie et, au-delà, à celle des sciences humaines et sociales dans leur ensemble.

Christine Laurière (dir.), Les Années 50. Aux origines de l’anthropologie française contemporaine, Les Carnets de Bérose n°14-1 et n°14-2, ministère de la Culture (Direction générale des patrimoines et de l’architecture, Délégation à l’inspection, la recherche et l’innovation), 2024.

par Isaac Desarthe, le 3 janvier

Pour citer cet article :

Isaac Desarthe, « À la naissance de l’anthropologie », La Vie des idées , 3 janvier 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/A-la-naissance-de-l-anthropologie

Nota bene :

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Notes

[1Sur l’histoire de la discipline dans le premier XXe siècle, voir notamment, dans l’ordre chronologique de parution, E. Sibeud, Une science impériale pour l’Afrique  ? La construction des savoirs africanistes en France 1878-1930, Paris, EHESS, 2002  ; B. de L’Estoile, Le goût des autres : de l’exposition coloniale aux arts premiers, Paris, Flammarion, 2007  ; C. Laurière, Paul Rivet, le savant et le politique, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2008  ; A. L. Conklin, Exposer l’humanité. Race ethnologie et empire en France (1850-1950), Paris, Publications scientifiques du Muséum d’histoire naturelle, 2015  ; C. Blanckaert (dir.), Le Musée de l’homme. Histoire d’un musée laboratoire, Paris, Museum national d’histoire naturelle / Éditions Artlys, 2015 et A. Delpuech, C. Laurière & C. Peltier-Caroff (dir.), Les années folles de l’ethnographie : Trocadéro 28-37, Paris, Publications scientifiques du Muséum national d’histoire naturelle, 2017.

[2Voir notamment Claude Lévi-Strauss, «  Structure sociale  », Bulletin de psychologie, tome 6 n°7, 1953, p. 368-390.

[3Viktor Karady, «  Durkheim et les débuts de l’ethnologie universitaire  », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°74, 1988, p. 26.

[4Voir Quentin Skinner, «  Meaning and Understanding in the History of Ideas  », History and Theory, vol. 8, n°1, 1969, p. 3-53.

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