À partir du XVIe siècle, l’Europe et l’Inde commencent à échanger. Leur histoire connectée se décline sous diverses formes, où l’on trouve la culture des légumes, le commerce des épices, la littérature ou encore l’architecture.
À partir du XVIe siècle, l’Europe et l’Inde commencent à échanger. Leur histoire connectée se décline sous diverses formes, où l’on trouve la culture des légumes, le commerce des épices, la littérature ou encore l’architecture.
En 1498, Vasco de Gama débarque à Calicut en Inde. Parti chercher des « chrétiens et des épices », il trace une nouvelle route maritime, permettant la circumnavigation de l’Afrique. Le retentissement de ce voyage, bien plus important que ceux des marchands européens en Inde qui le précèdent – tels Nicolo Conti ou Anthanase Nikitine au XVe siècle –, le signale comme moment inaugural des échanges entre l’Asie et l’Europe [1].
Tel est le point de départ du passionnant ouvrage de Jean-Louis Margolin et Claude Markovits, ouvrage qui s’inscrit dans l’approche féconde des histoires connectées [2]. Les Indes et l’Europe vise en effet à reconstituer les convergences et les similitudes des démarches des puissances impériales, ainsi que les logiques socio-politiques intra-asiatiques, ce que le cadre national de l’histoire néglige largement.
Corrélativement à cette approche connectée, la volonté de reconstituer une histoire non téléologique et non globalisante – très éloignée d’une représentation homogène de la présence européenne en Asie – constitue une autre qualité de l’ouvrage. Il s’agit en effet de donner à voir la pluralité des acteurs européens et asiatiques, les contradictions dans leurs projets respectifs, leurs intérêts, convergents ou divergents. Car « il n’y eut […] pas de “rencontre Orient-Occident”, mais une infinité de contacts généralement minuscules et d’interrelations complexes » (p. 20).
L’ouvrage assume donc pleinement sa rupture avec la vision saïdienne de la cohérence supposée de « l’impérialisme des catégories », dérivée des analyses de Michel Foucault. Plutôt que de considérer que les Européens sont uniformément mus par la conviction d’être les seuls détenteurs du savoir universel [3], « il convient plutôt de prendre acte de la complexité de rapports éminemment variables dans le temps et dans l’espace, ainsi que suivant les milieux sociaux, et même les individus » (p. 24).
Dans cette optique, la domination coloniale européenne qui commence vers le milieu du XVIIIe siècle n’est aucunement une suite de la période ouverte avec le voyage de Vasco de Gama. Les auteurs soulignent que la colonisation en Asie se caractérise par une transition graduelle, distincte des processus violents d’imposition de dominations qu’on trouve en Afrique et en Amérique. Au point que l’achèvement de cette domination en Asie date de 1858, pour ce qui est de l’Inde, et du début du XXe siècle, en ce qui concerne l’Asie du Sud-Est – soit une durée de cinq siècles.
La route maritime n’a eu, dans un premier temps, que des conséquences mineures. De fait, la route méditerranéenne, contrôlée d’abord par les Mamelouks puis par l’Empire ottoman, va longtemps être la plus utilisée. Par ailleurs, des liens commerciaux et culturels entre l’Asie du Sud-Est et l’Inde, riches et intenses, existent depuis le Ier millénaire, depuis le siècle qui précède l’arrivée des Européens avec la Chine. Ceci explique que, malgré la percée des Européens dans le commerce asiatique, le négoce chinois jouera toujours le rôle le plus important dans les échanges régionaux [4].
Les auteurs déconstruisent également une vision téléologique du projet européen en soulignant le caractère non expansionniste des États européens au début de cette rencontre avec l’Asie. Il s’agit plutôt de s’insérer dans le commerce des épices et de trouver des alliés chrétiens contre l’État mamelouk : ces deux motivations portugaises – économique et idéologico-religieuse – ne doivent d’ailleurs pas être hiérarchisées, comme cela a pu être fait dans certaines études antérieures.
C’est cette lente évolution européenne – où le devenir colonial n’est pas écrit à l’avance – que retrace l’ouvrage de Jean-Louis Margolin et Claude Markovits. Cette approche, en analysant l’expansion européenne, permet de comprendre le peu de réactions initiales de la part des États asiatiques. Si les Européens n’inquiètent pas, c’est qu’ils sont numériquement peu nombreux, comme ces 600 000 habitants européens des territoires contrôlés par les Provinces-Unies, soit quelques millièmes de la population asiatique.
Par ailleurs, les principales guerres avant 1750 sont intra-européennes, les Européens ne pouvant pas encore rivaliser avec les grands États asiatiques. Ce n’est que dans les années 1740-1765 que la nature de la présence européenne en Asie du Sud-Est et en Inde se modifie : les Européens deviennent alors des acteurs politiques majeurs, ce qui coïncide avec la fin de l’Empire moghol, la lutte entre les États successeurs des Moghols et la décomposition de l’État hindou de Vijayanagar, tout ceci favorisant l’action européenne.
Cette approche permet également de dresser un état des lieux des influences mutuelles. De fait, outre les conséquences économiques et politiques plus tardives, les conséquences culturelles de la nouvelle voie maritime sont d’emblée très importantes : des thèmes nouveaux apparaissent dans la littérature portugaise, avec notamment Les Lusiades de Camoens ; on voit émerger l’architecture « manuéline » ; la sculpture et les arts décoratifs s’imprègnent de nouveaux motifs ; on assiste aux débuts de l’« indologie », avec les Italiens Filippo Sassetti et Roberto de Nobili, qui ont vécu précisément dans l’Estado da Indià portugais.
En outre, cette relation avec l’Asie participe de la naissance, puis de la consolidation d’un « sentiment européen ». Comme le soulignent les auteurs :
« L’Asie fut l’Autre qui permit le surgissement de la conscience de soi. La confrontation avec des civilisations asiatiques à la longue histoire et aux institutions hautement développées, qui ignoraient la révélation chrétienne, fut un choc culturel énorme, encore plus grand que celui de la découverte de l’Amérique. Il fit surgir des questionnements sur la nature de la culture européenne, qui débouchèrent sur les Lumières » (p. 253).
En Asie, outre l’importance de l’arrivée de l’argent de l’Amérique dans le circuit monétaire asiatique, l’impact des Européens se manifeste par l’introduction de nouvelles plantes (manioc, tabac, maïs, piment, pomme de terre) et par l’augmentation de la demande de certains produits, textiles essentiellement, ce qui se traduira aussi par la création d’emplois [5]. Sur le plan humain, ces relations se soldent également par la naissance d’enfants métis issus de couples de casados, hommes portugais avec leurs épouses indiennes. Toutefois, cette influence reste limitée dans le domaine religieux – sauf aux Philippines et dans une moindre mesure à Ceylan –, ainsi que dans le domaine politique, où « rien en particulier n’indique une influence directe des modèles politiques européens avant la fin du XVIIIe siècle » (p. 231).
Cette histoire est également tissée de résistances. Le livre en analyse différentes formes, actives et passives, qui ont accompagné cette rencontre de temps long. Il traite notamment de la résistance des puissances indiennes du Mysore et de la « confédération marathe » à la fin du XVIIIe siècle, des révoltes de divers groupes sociaux comme celle des sanyasi (ascètes mendiants) ou celle des poligars (chefs locaux de paysans) qui prennent de l’ampleur à partir de 1857, date de la révolte des Cipayes en Inde.
Ces résistances sont aussi culturelles, surtout au Bengale où elles bénéficient du développement de l’imprimerie. Elles épousent également des formes de « repli » : ainsi James Scott désigne une large région de hautes terres de 2,5 millions de kilomètres carrés de la péninsule indochinoise qu’il nomme Zomia, et dans laquelle les populations expriment un refus tendanciellement anarchiste des contraintes de l’État et, donc, de la contrainte coloniale [6].
Résolument en rupture avec toute vision téléologique, cette histoire – qui englobe le XXe siècle – permet de comprendre pourquoi, au moment de la déstabilisation de l’ordre colonial, « il y a eu plusieurs versions de l’émancipation, de la renaissance, du devenir » (p. 578). Parmi les causes exogènes de cet effondrement, les auteurs notent l’émergence de l’Union soviétique, avec l’idéologie communiste considérée comme un pôle d’attraction important. On peut regretter que l’URSS ne soit pas davantage analysée comme un acteur à part entière dans cette histoire connectée : car, outre certains traités militaires, l’URSS participe aux programmes d’échanges scientifiques et laisse des traces, y compris sur le plan éditorial, les auteurs classiques russes et est-européens ayant été largement publiés et diffusés en Inde et en d’autres pays de l’Asie du Sud-Est à partir de la seconde moitié du XXe siècle.
Mais cette remarque n’enlève rien à la qualité d’un ouvrage qui constitue une superbe leçon de méthode de l’histoire connectée, qui atteste ici de toute sa fécondité heuristique. En nous rappelant que « les histoires de l’Europe et de l’Asie méridionale devinrent des histoires connectées, indémêlables l’une de l’autre […], même si Européens et Sud-Asiatiques en sont rarement conscients » (p. 759), ce livre, outre sa portée scientifique, est particulièrement bienvenu aujourd’hui.
par , le 25 février 2016
Ewa Tartakowsky, « 1498 ou l’autre « Nouveau Monde » », La Vie des idées , 25 février 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/1498-ou-l-autre-Nouveau-Monde
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[1] Sur le rôle de cette construction historique et la relativité de cet exploit, voir notamment Sanjay Subrahmanyam, The career and legend of Vasco da Gama, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 (traduction française Vasco de Gama : légende et tribulations du vice-roi des Inde, Paris, Alma éditeur, 2012).
[2] Sanjay Subrahmanyam, « Connected Histories : Notes Towards a Reconfiguration of Early Modern Eurasia », Modern Asian Studies, 31-3, 1997, pp. 735-762. Voir également l’entretien avec Sanjay Subrahmanyam par Anne-Julie Etter et Thomas Grillot, le 27 janvier 2012, et Sanjay Subrahmanyam, Is Indian Civilization a Myth ?, New Delhi, Permanent Black (distribué par Orient Blackswan), Raniket, 2013. Pour une autre démonstration de l’écriture d’une histoire connectée, voir Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, Paris, Seuil, 2011.
[3] L’ouvrage d’Hervé Inglebert montre que la volonté d’écrire une « histoire universelle » – donc de « passer du sens local à la signification globale » – n’est pas propre à l’Europe. Voir Hervé Inglebert, Le Monde l’histoire. Essai sur les histoires universelles, Paris, Puf, 2014.
[4] Marie-Sybille de Vienne, Les Chinois en Insulinde, échanges et sociétés marchandes au XVIIe siècle d’après les sources de la V.O.C., Paris, Indes Savantes, 2008.
[5] Cet apport est évalué par l’historien indien Om Prakash. Voir : Om Prakash, The Dutch East India Company and the Economy of Bengal, Princeton, University of Princeton Press, 1995.
[6] James C. Scott, The Art of Not Being Governed : An Anarchist History of Upland Southeast Asia, New Haven et Londres, Yale University Press, 2009 (traduction française : Zomia, ou l’art de ne pas être gouverné, Paris, Le Seuil, 2013).