Recherche

Stratégies de la carte

jeudi 20 décembre 2007



Yves Lacoste l’avait souligné : la géographie, cela sert d’abord à faire la guerre. Et les cartes sont un instrument privilégié de la discipline. Le numéro de septembre 2007 de la revue Genèses part de ce constat pour proposer un dossier intitulé « Gouverner par les cartes ». Comme le souligne Pierre Lascoumes dans son introduction, la cartographie, sa production et ses enjeux ont longtemps semblé être une terra incognita des sciences sociales. Document à l’apparence objective et savante, la carte définit et organise l’espace pour les administrations qui en sont les principaux commanditaires.

Dans leur article sur l’Ancien Régime en Allemagne, Lars Behrisch et Christian Fieseler rappellent le lien entre genèse d’une décision publique « éclairée » et utilisation croissante des cartes. Les discussions et les débats sur celles-ci existent : ils montrent que la cartographie est bien une vision du monde, pensée et imposée par les États pour maîtriser et contrôler leurs territoires. Les techniques s’affinent au gré des enquêtes pour être de plus en plus précises, ce qui permet aux gouvernants de disposer d’une véritable information sur les sociétés.

Morgane Labbé étudie l’utilisation des cartes dans l’Europe de l’Est au XIXe siècle. Elle montre combien les impératifs de construction des nationalités et des négociations diplomatiques guident celle-ci. Loin de la neutralité affichée par la discipline, la cartographie sert à justifier les positions des acteurs politiques. Ainsi, l’Empire autrichien privilégie une approche multinationale, alors que les mouvements nationaux ou les États-nations souhaitent marquer leur spécificité. L’Europe de l’Est s’est fragmentée dans ses représentations cartographiées successives.

En s’intéressant à la confection des cartes durant le New Deal dans l’Iowa, Emmanuel Didier souligne le caractère à la fois volontariste et problématique de la représentation schématique des territoires. Le travail de cartographie est ici utilisé pour croiser les lieux et les caractéristiques sociales de la population rurale. Or, ce projet ambitieux se heurte à des problèmes et des limites. Il nécessite la naissance d’une administration spécifique de plus en plus importante, liant experts des sciences sociales et pouvoirs publics.

Le dossier est clos par Jean-Pierre le Bourbis, qui s’intéresse aux cartes des zones inondables en France entre 1970 et 2000. Élément important des politiques de prévention des risques, elles n’ont pourtant été définitivement adoptées qu’en 1993. Les luttes et les conflits entre les différentes strates de décision ont rendu difficile l’imposition de la carte. L’acculturation de cet instrument comme base de l’action publique reste problématique dans une gouvernance à multiples niveaux.

Ce dossier souligne que l’analyse des politiques publiques et de l’activité de l’État passe aussi par leurs instruments en apparence les plus anodins. De même, la carte apparaît comme l’exemple d’un objet d’étude à cheval sur plusieurs champs. À la confluence des sciences sociales, de l’expertise appliquée et de la pratique administrative, elle mobilise aussi bien des savoirs géographiques et des catégories juridiques que des concepts sociaux et historiques. Le dossier est en ce sens très représentatif des approches interdisciplinaires qui tendent à se multiplier en sciences humaines.

Ismail Ferhat

Site de la revue Genèses : http://www.iresco.fr/revues/geneses/

Recensé :

Genèses, « Gouverner par les cartes », n° 68, septembre 2007.


© laviedesidees.fr - Toute reproduction interdite sans autorisation explicite de la rédaction - Mentions légales - webdesign : Abel Poucet