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Qu’est-ce que le sarkozysme ?

vendredi 14 décembre 2007



La revue Esprit consacre un dossier à l’analyse du « sarkozysme ». D’emblée, la portée de ce néologisme doit être précisée : en effet, la grille de lecture retenue consiste précisément à soutenir que le sarkozysme n’est pas une doctrine aux contours idéologiques et pratiques clairement identifiés. De même, le terme ne renvoie pas à un phénomène politique totalement inédit, marqué du sceau de la rupture. Selon la ligne éditoriale défendue par Olivier Mongin, Michaël Foessel et Marc-Olivier Padis, le sarkozysme est un syncrétisme qui doit plus être considéré comme un « aboutissement » que comme une « origine », en ce sens qu’il condense et reflète des tendances lourdes à l’œuvre au sein de la société française. Ainsi, la pertinence d’une enquête sur le sarkozysme tient à ce qu’elle débouche, au-delà de ses implications strictement politiques, sur une « radiographie » de la société et de ses ambiguïtés.

En lien avec cette interprétation, les contributions du dossier se déploient sur trois axes.

Le premier axe porte sur la manière de gouverner du nouveau Président. Celle-ci passe tout d’abord par une logique de la représentation en temps réel. Afin de faire évoluer les projections attachées à sa fonction, Nicolas Sarkozy se met constamment en scène pour véhiculer l’impression d’un activisme permanent. Il s’agit de montrer un corps mobile, doué d’ubiquité, ce que suggèrent les images largement relayées du jogging présidentiel (Georges Vigarello). De manière générale, ce sont toutes les initiatives menées qui doivent faire l’objet d’une exposition médiatique continuelle. La communication présidentielle se marque par une pro-activité sans précédent, dont l’objectif est de maîtriser les flux d’information en donnant le tempo aux rédactions (Marc-Olivier Padis). Par ailleurs, le ‘style Sarkozy’ réside dans la mise en place d’un « imaginaire de la performance » et dans la promotion de figures symbolisant l’autonomie et la réussite individuelles, au premier rang desquelles l’entrepreneur. La valorisation de la prise de risque et la nécessité d’afficher un rapport décomplexé à l’argent et au succès sont au cœur du discours du Président qui, sur ce point de manière exemplaire, fait fond sur des évolutions structurelles de la société (Olivier Mongin, Michaël Foessel).

Le deuxième axe est dédié aux politiques concrètes mises en œuvre par le gouvernement actuel. L’absence de stratégie d’ensemble cohérente est le constat global qui se dégage de cette première prise de recul. Le volontarisme affiché se traduit dans les faits par des actions pragmatiques aux finalités parfois incertaines. La plupart des contributeurs mettent ainsi en avant les contradictions et les hésitations inhérentes aux initiatives entreprises dans de nombreux domaines de l’action publique. Pour retenir les exemples les plus marquants, la politique pénale se caractérise par un « libéralisme paradoxal » dans la mesure où le développement d’une justice favorable aux victimes s’accompagne d’une méfiance vis-à-vis du droit et du pouvoir régulateur des juges (Antoine Garapon, Denis Salas). De même, la politique de l’immigration repose sur une tension entre la loi du 4 juillet 2006, qui privilégie l’option de l’immigration choisie, et le projet de loi actuel, dont l’un des buts est de soumettre le regroupement familial à des conditions très contraignantes. Or, les études montrent que l’immigration de travail se convertit généralement en immigration familiale, d’où la difficulté de séparer de manière nette les deux dimensions (Catherine Wihtol de Wenden). Enfin, toujours dans l’optique d’une oscillation entre deux objectifs difficilement compatibles, la politique étrangère emprunte à la fois le chemin du réalisme, couplé à une quête d’expansion économique, et celui de l’humanisme, avec un discours insistant sur la résolution des crises et le respect des droits de l’homme (Joseph Maïla). L’évaluation critique des premiers pas contrastés de l’action gouvernementale aborde également d’autres chantiers clé, comme la politique économique ou la politique en matière culturelle.

Le troisième axe concilie les représentations et les pratiques en se situant sur le terrain des valeurs et des enjeux de société mis en exergue par le candidat et le Président Sarkozy. Il apparaît que les thèmes retenus aboutissent, sous leur couvert fédérateur, à des risques d’affaiblissement de la solidarité et d’exacerbation des clivages sociaux. Notamment, l’accent porté sur l’identité nationale, présentée comme un rempart contre le communautarisme et l’éclatement des repères communs, traduit une conception purement individualiste de la Nation. Si être français relève d’un « choix », donc d’une démarche active, la communauté politique cesse d’être un cadre transcendant les personnes qui le composent et devient une entité sélective pensée sur le modèle du « club privé » (Joël Roman). Dans le même registre, la survalorisation du travail, qui va de pair avec sa moralisation, obéit à une justification de type financier (confère le slogan ‘travailler plus pour gagner plus’) qui fait fi des contraintes institutionnelles du monde du travail et compromet l’impératif de justice sociale (Guillaume Le Blanc). Enfin, le discours présidentiel axé sur la valeur de la compassion envers les victimes et les personnes vulnérables du point de vue socio-économique se veut rassembleur, mais il constitue en réalité un puissant facteur de division et de stigmatisation. En effet, il cristallise et dresse les unes contre les autres des catégories opératoires tant sur le plan du réel que dans le registre symbolique (les victimes contre les délinquants, les Français qui se lèvent tôt contre ceux qui se lèvent tard, etc.). Selon une ligne de défense typiquement républicaine, l’unité du corps politique est ainsi menacée et l’idéal de la citoyenneté compromis, dans la mesure où les figures de la victime et de la « masse souffrante » cohabitent difficilement avec celle du « peuple souverain » (Myriam Revault d’Allonnes).

En conclusion, les perspectives retenues dans le cadre de ce compte-rendu n’épuisent pas la richesse et la diversité des contributions de ce dossier dont la cohérence repose en définitive sur une posture de lucidité critique et de vigilance à l’égard des orientations politiques et sociétales exprimées par le sarkozysme.

Martin Duru

Esprit, « Qu’est-ce que le sarkozysme ? », n° 339, novembre 2007


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