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Exposer le handicap

vendredi 18 mai 2012



Une exposition photographique met en scène le regard que les sciences sociales portent sur le handicap - évitant tout misérabilisme dans la représentation de la vulnérabilité.

Depuis douze ans, une petite équipe interdisciplinaire (sociologie, anthropologie, économie), dirigée par Florence Weber et Agnès Gramain, travaille sur la prise en charge familiale des personnes dépendantes. L’objectif initial est de comprendre comment les personnes s’organisent pour faire face à la dépendance d’un de leurs proches dans la vie quotidienne, qu’il s’agisse d’une personne âgée dépendante, d’une personne handicapée voire de très jeunes enfants. Cette équipe, le Médips (Modélisation de l’Economie domestique et Incidence des Politiques Sociales) a mené, au cours des douze dernières années, de nombreuses enquêtes et beaucoup publié. Elle a progressivement étendu son champ de recherche aux métiers de l’aide à domicile et aux dimensions territoriales des politiques publiques de la dépendance en France, puis en 2010, à l’analyse des conditions de la prise en compte des points de vue des personnes dépendantes elles-mêmes.

Le bilan de toutes ces enquêtes est riche. Le croisement des approches ethnographiques, sociologiques et économiques confère à l’ensemble une grande rigueur et beaucoup d’originalité, car c’est bien la réalité telle qu’elle est, avec ses ombres et ses lumières, qui nous est restituée.

Forte de son expérience acquise et du capital étoffé de connaissances élaborées au cours de ces douze dernières années, l’équipe Medips franchit aujourd’hui un pas important et très original dans la mise à disposition de ses résultats à un public élargi : elle organise une exposition de photos sur l’un des thèmes centraux de ses recherches, Handicap et Dépendance. Ces photos sont exposées du 3 Mai jusqu’à la fin juin, à toutes les heures du jour, sur la façade extérieure du nouveau bâtiment de la bibliothèque (NIR), à l’Ecole normale supérieure (entrée au 45, rue d’Ulm, Paris 5). L’exposition, gratuite et ouverte à tous, vaut le déplacement. Chacune des images constitue en effet un objet de méditation.

L’auteur de ces vingt photos est un jeune photographe professionnel, très bien formé aux sciences sociales et familier des travaux du Médips auxquels il a participé, en tant qu’apprenti sociologue, au cours de ses études. Il s’appelle Jean-Robert Dantou.

Cette exposition ne cherche pas à susciter l’émotion du spectateur à partir d’images réalistes exprimant la souffrance, le dénuement ou la solitude de personnes handicapées ou dépendantes. Une mise en scène théâtrale décourage toute lecture misérabiliste. Elle peut surprendre par son parti pris et sa standardisation. Les protagonistes donnent l’impression d’être saisis, immobiles, sur une scène de théâtre au lever du rideau. Le temps est suspendu, ils posent. Et rien n’est disposé au hasard : la place de chacun, sa posture, la direction du regard, les contacts des corps, le mobilier, le matériel médical font, pour chacune des vingt photos, l’objet d’une construction calculée en fonction du sens particulier de la situation. La standardisation de la mise en scène très réussie dans les teintes et le cadrage, laissent pourtant une grande place à la diversité des cas. Ils ont beau partager la même expérience, ils sont tous différents. Des hommes, des femmes, des riches, des pauvres, des vieux, des très vieux, des jeunes, des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, un aveugle, un myopathe, un traumatisé crânien, un infirme moteur cérébral… Certains vivent chez eux, d’autres dans des Ehpad, des foyers, d’autres encore dans des centres d’accueils spécialisés. Ici des linoléums et des carrelages, là des parquets et des tapis.

Ce parti pris de construction de l’image n’est pas un caprice de photographe. Il exprime l’attitude scientifique du groupe de recherche par rapport à son objet et aux transformations qu’il entend promouvoir dans le traitement et le statut des personnes handicapées et dépendantes.

Sous la photo une petite plaque indique le lieu et le cadre de résidence, l’affection dont souffre la personne mais surtout son prénom et son nom. Volonté explicite des organisateurs de l’enquête de les traiter jusqu’au bout et avec leur accord comme des personnes : ils n’ont pas plus perdu leur identité que celles et ceux qui les entourent. Car ils ne sont jamais seuls sur la scène de la photo, mais toujours entourés de membres de leur famille et de personnels soignants : kinés, infirmières, aides-soignantes, médecins parfois mais surtout de tous ces nouveaux personnels en charge des personnes dépendantes : auxiliaires de vie, éducatrices spécialisées, aides-médico-psychologiques. En posant ainsi sur le même plan personnes dépendantes et personnels qui les prennent en charge, le photographe reconstitue une chaîne d’humanité. Les uns et les autres sont des hommes et des femmes à part entière. Ces images ainsi construites brisent la spirale du mépris et de la relégation dont les premiers sont souvent l’objet et qui touche par contagion les professionnels de la dépendance et du handicap.

Chacune de ces photos mérite d’être regardée de près ne fut-ce que parce que le nombre et la qualité des accompagnants varie d’une personne à l’autre de même que les proportions respectives de membres de la famille et de professionnels de la prise en charge. Pas moins de vingt quatre personnes entourent une jeune vieille dame de 91 ans qui semble au mieux de sa forme. Toutes sont des membres de sa famille : aucun personnel médical ne figure sur le plan. C’est l’inverse sur la photo d’après : dix sept professionnels pour entourer dans un Ephad une dame de 93 ans, mais pas l’ombre d’un membre de la famille.

L’objectif de cette exposition est très clair et explicitement formulé sur un panneau. Il s’agit, en brisant un tabou, de transformer l’image de la dépendance et du handicap à une époque cruciale pour la redéfinition des politiques sociales. Il s’agit de rompre avec les images misérabilistes et compassionnelles pour refonder des politiques sociales de solidarité qui conjuguent humanité et efficacité. Puissent-ils être écoutés : le spectacle qu’ils donnent à voir constitue un plaidoyer efficace pour une bonne écoute.

Exposition jusqu’au 10 juin, 45 rue d’Ulm, Paris.

Christian Baudelot


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