La méritocratie est-elle vraiment un horizon indépassable ? En menant l’enquête sur la représentation que s’en font les étudiants, la sociologue Elise Tenret dresse le constat d’un scepticisme général concernant la méritocratie scolaire.
La méritocratie est-elle vraiment un horizon indépassable ? En menant l’enquête sur la représentation que s’en font les étudiants, la sociologue Elise Tenret dresse le constat d’un scepticisme général concernant la méritocratie scolaire.
Le mérite est une de ces notions à la fois vagues et consensuelles. Sans être toujours capables d’en donner une définition claire et définitive, ou, plutôt, en la reformulant perpétuellement au gré des humeurs et des occasions, les acteurs sociaux s’accordent généralement à lui trouver des vertus. Comment en effet remettre en question cette idée de bon sens selon laquelle les efforts et les talents doivent être justement récompensés ? Force serait donc d’admettre l’existence d’une sorte d’adhésion enthousiaste des individus à ce principe de justice. C’est en tout cas le pari fait par une certaine tradition sociologique. Dès la fin des années 1960, Bourdieu et Passeron font de la croyance parfaite des agents à l’idéologie du mérite (ou du don) la pierre angulaire de la reproduction sociale : le mérite, précisément parce qu’il ne vient à personne l’idée d’en critiquer le bien-fondé, permet de transformer des différences sociales initiales en inégalités légitimes [1]. Ici, donc, l’attachement au mérite est une véritable hypothèse de travail, plus d’ailleurs qu’un objet d’étude ; il est plus présupposé qu’interrogé.
C’est une attitude théorique résolument inverse qui est au fondement du travail d’Élise Tenret. Le mérite – si l’on peut dire – de ce livre, issu de sa thèse soutenue en 2009, est en effet de consulter les acteurs eux-mêmes, sans rien présumer de l’intensité de leur confiance en la méritocratie. L’auteure raisonne à partir d’un matériau empirique hybride : des données quantitatives (766 questionnaires recueillis auprès d’étudiants de première année d’études supérieures, répartis dans dix filières [2]) et des données qualitatives complémentaires (entretiens semi-directifs avec des jeunes de classes préparatoires aux grandes écoles) qui forment un ensemble méthodologique cohérent et efficace pour scruter les ambiguïtés de l’adhésion des étudiants au mérite.
Si le mérite est plébiscité, au moins en apparence, c’est avant tout parce qu’il se présente comme une solution miracle à l’équation contradictoire des sociétés démocratiques. Ces dernières admettent, par nature, l’égalité en droit de tous. Pourtant, par nécessité, une hiérarchie de fait est inévitable. Le problème fondamental de philosophie politique dans les sociétés démocratiques, tôt évoqué par Tocqueville, est donc de concilier une égalité de départ de droit avec une inégalité d’arrivée (inégalité des positions sociales) de fait. Le mérite a pu en ce sens apparaître comme un principe de justice opportun puisqu’il permet, au moins officiellement, d’aligner les chances de réussite et de laisser se jouer une compétition juste pour les places les plus prestigieuses. Le hasard mis à part, aucun autre principe de justice ne permet de réaliser ce tour de force.
À cette espèce de « fonction sociale » du mérite, s’ajoute une fonction « cognitive » ou « psychologique » (selon les termes employés par l’auteure, p. 26). Élise Tenret, par une recension très claire des travaux de psychologie sociale et cognitive sur la question, montre les raisons d’une intériorisation forte de la méritocratie par les individus. Les individus raisonneraient intuitivement plutôt à partir d’explications internes (c’est-à-dire d’explications attachées aux individus) des comportements que d’explications externes (explications attachées aux contextes). C’est ce que l’on nomme « l’erreur fondamentale d’attribution », selon laquelle il apparaît par exemple plus naturel et « confortable » de situer l’origine de l’échec ou de la réussite scolaire dans les qualités des individus (travail, effort, capacités innées) que dans les conditions sociales de l’éducation (rôle du milieu social d’origine, arbitraire culturel de l’école etc.). Le système méritocratique rentre donc en résonance avec des manières spontanées de penser des individus, raison supplémentaire à sa non-contestation.
Enfin, le mérite doit beaucoup de sa reconnaissance à son double caractère polysémique et abstrait. Parce qu’il est « passe-partout », les individus adhèrent toujours, d’une façon ou d’une autre, à une de ses facettes. Le mérite a de plus l’avantage d’être un concept avant d’être une réalité, sa concrétisation est floue et difficilement évaluable, et l’on retient par conséquent plutôt de lui son épure intellectuelle, toujours héroïque. Il est ainsi, selon l’auteure, « une virtualité jamais prise en défaut » (p. 34).
Le mérite apparaît donc comme un horizon indépassable qui ne souffrirait d’aucune discussion. En donnant la parole aux étudiants, le premier des enseignements de ce livre est bien de nuancer cette vision. Il est possible de distinguer deux grands types de questions posées aux étudiants dans l’enquête. Les premières sont d’ordre positif : il s’agit d’appréhender la conception qu’ont les étudiants de ce qu’est le mérite (par exemple « Pensez-vous qu’à l’école, les élèves sont récompensés de leurs efforts ? »). Les secondes sont, elles, d’ordre normatif et permettent de cerner les préférences des étudiants pour certains modèles de justice sociale (par exemple « Est-il normal qu’une secrétaire plus diplômée soit mieux payée qu’une autre ? ») [3].
S’il fallait le dire en peu de mots, le principal constat dressé par Élise Tenret est celui d’un scepticisme partagé par les étudiants à l’égard de la méritocratie. Ils s’entendent ainsi généralement pour déplorer l’incapacité du diplôme à sanctionner les compétences scolaires des individus. Certaines qualités non-scolaires (qualités morales, sociales, intellectuelles ou pratiques) sont également très aléatoirement traduites par les résultats scolaires. Les verdicts scolaires, pourtant au cœur de la méritocratie à la française, ne devraient donc pas, selon les étudiants, jouer un rôle aussi puissant dans la détermination des destins sociaux. Cette analyse fait alors écho aux travaux récents qui montrent la forte emprise du diplôme sur les carrières professionnelles en France [4] : les étudiants semblent très conscients des problèmes de justice sociale que cela pose.
Les tenants de cette critique du diplôme sont en premier lieu les étudiants filières courtes et professionnalisantes (BTS et IUT), qui regrettent une méritocratie trop empreinte d’académisme et inefficace à valoriser les compétences professionnelles des individus. A contrario, on observe une adhésion plus prononcée à la méritocratie scolaire chez les étudiants de classes préparatoires. Bien que contraints à une incessante « gymnastique rhétorique » (p. 103) embarrassée pour trouver un compromis acceptable entre ces deux choses a priori contradictoires que sont héritage culturel familial et mérite, les jeunes de classes préparatoires revendiquent sans surprise une méritocratie par l’école. Le diplôme, ce qu’il valide, les signaux qu’il donne sur la valeur des individus sont moins contestés en prépa que dans les autres filières du supérieur.
Comme on le voit, les différences d’adhésion au mérite scolaire s’expliquent bien par les filières suivies par les étudiants (encore qu’il soit, comme le rappelle l’auteure, impossible de savoir s’il existe un effet propre de la filière ou si les différences constatées sont plus simplement imputables aux publics eux-mêmes). Ceci est dû, en partie au moins, aux contenus d’enseignement dispensés dans les différentes filières. On peut en effet distinguer les contenus à « effet socialisateur » des contenus à « effet libérateur ». Par défaut, l’école exerce une socialisation à l’idéologie méritocratique. Certaines filières, marquées par la sélectivité (et en particulier les classes préparatoires aux grandes écoles) diffusent avec force le message méritocratique. Mais à l’inverse, Élise Tenret souligne le fait que les étudiants des filières de sciences humaines et sociales, parce qu’ils reçoivent un enseignement « libérateur », apparaissent en tendance plus critiques sur l’effectivité ou sur les bienfaits de la méritocratie scolaire. La relation entre niveau d’étude et croyance en la méritocratie n’a dès lors rien de trivial. L’école transmet évidemment une croyance en son modèle de sélection, mais dans le même temps, génère par certains enseignements une critique de ce modèle.
En fin de compte, les étudiants adhèrent à l’idée de mérite dans ses contours les plus abstraits, mais sont aussi conscients des limites évidentes de ce modèle de justice sociale. Le diplôme ne reflète que très imparfaitement les qualités scolaires qu’il dit représenter (le travail et la volonté en particulier). Il ne dit rien non plus, selon les étudiants, des qualités exigées dans le monde professionnel. Il est donc une mesure insuffisante du mérite. La critique du mérite reçoit parfois la complicité de l’institution scolaire elle-même qui, par ses contenus « libérateurs » déjoue l’intériorisation parfaite par les élèves de la logique du mérite. En somme, « l’acceptation des hiérarchies scolaires en préfiguration des hiérarchies sociales n’est donc pas aussi massive et inconditionnelle que le laissait prévoir la théorie de Bourdieu et Passeron » (p. 134).
Les travaux féconds ont en propre de susciter la discussion. Il nous semble à ce propos intéressant de soulever deux questions qui doivent être lues plus comme des pistes de prolongement que comme des remises en cause. Premièrement, à la lecture du livre, il nous apparaît probablement opportun d’envisager d’étudier les représentations du mérite ailleurs qu’à l’école. En fait, puisque le mérite est cet opérateur de correspondance entre les efforts et les talents scolaires d’une part, les positions socioprofessionnelles de l’autre, pourquoi immobiliser le regard du sociologue sur l’école seule ? Pourquoi ne pas s’intéresser à ce lieu plus naturel de l’expression du mérite qu’est l’insertion professionnelle, véritable interstice entre école et travail ? De fait, s’interdire de sortir de l’école c’est prendre le risque de quelques problèmes pratiques (que l’auteure ne manque pas de relever) : comment interroger les étudiants sur l’expérience du déclassement quand eux-mêmes n’ont pas encore été « classés » ? La vraie épreuve de classement social, celle où se révèle le bon fonctionnement de la méritocratie, est l’entrée dans l’emploi. Or, les étudiants, par définition, en sont encore tenus éloignés et les raisonnements qu’ils adoptent à son propos peuvent alors être victimes de prénotions qui structurent souvent les discours. L’interrogation des représentations du mérite chez les diplômés en recherche d’emploi pourrait s’ajouter à ce qui manque à la parole étudiante et s’avérer en ce sens salutaire.
Deuxièmement, une fois mises en évidence les multiples fissures dans la croyance des étudiants en la méritocratie (puisque c’est là le principal résultat de l’enquête), on aurait aimé comprendre quelles pouvaient en être les conséquences sociales. Qu’est-ce que cela fait qu’un nombre grandissant d’étudiants se pose désormais légitimement cette question : « à quoi bon être diplômé ? » L’auteure évoque brièvement « une situation potentiellement pathogène » en conclusion. Mais de quelles pathologies parle-t-on ? Comment se manifeste vraiment ce malaise, dont l’effritement de l’adhésion à la méritocratie est un symptôme ? On sait depuis Tocqueville combien le sentiment de frustration progresse dans une société qui ne récompense plus à hauteur de ce qu’elle avait annoncé. Récemment, Camille Peugny montrait quant à lui que les conséquences du déclassement s’objectivaient entre autres dans la montée des extrémismes politiques [5]. De la même façon, il semble légitime de se demander quels pourraient être les effets d’une méfiance généralisée à l’endroit du système méritocratique.
par , le 17 juin 2011
Romain Delès, « Quand les étudiants doutent du mérite », La Vie des idées , 17 juin 2011. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Quand-les-etudiants-doutent-du
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.
[1] Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les héritiers, Paris, Minuit, 1964 et La reproduction, Paris, Minuit, 1970.
[2] Les étudiants interrogés sont issus de sections de technicien supérieur (STS), d’instituts universitaires de technologie (IUT), de classes préparatoires aux grandes écoles et de différentes filières de l’université.
[3] Il serait bon de remarquer d’emblée que ces deux dimensions – positive et normative – sont moins imperméables l’une à l’autre que cette dichotomie toute faite ne le prétend. Les individus confondent souvent les deux registres, mélangent le désir à la description ou font intervenir le savoir dans les décisions morales : on peut tout à fait endosser l’énoncé selon lequel les élèves ne sont pas récompensés de leurs efforts à l’école, parce qu’on souhaiterait les voir plus ou mieux récompensés. Autrement dit, des motivations normatives sous-tendent parfois des représentations positives du monde. Mais l’imbrication de ces deux registres n’a pas découragé l’auteure qui s’en est habilement servi pour révéler la richesse des raisonnements étudiants sur la question du mérite.
[4] François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Vérétout, Les sociétés et leur école, Paris, Seuil, 2010.
[5] Camille Peugny, Le déclassement, Paris, Grasset, 2009.