Une nouvelle manière de faire l’histoire des idées politiques, désormais pleinement intégrée aux sciences sociales, a-t-elle émergé au cours de ces dernières décennies ? C’est la thèse de cet ouvrage, que Benjamin Brice nous invite à relativiser.
Une nouvelle manière de faire l’histoire des idées politiques, désormais pleinement intégrée aux sciences sociales, a-t-elle émergé au cours de ces dernières décennies ? C’est la thèse de cet ouvrage, que Benjamin Brice nous invite à relativiser.
La nouvelle histoire des idées politiques d’Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre a pour objectif principal de présenter un vaste panorama de l’histoire des idées politiques depuis « une quarantaine d’années » (p. 3), en se concentrant exclusivement sur le renouvellement des pratiques et des méthodes dans ce champ de recherche. Le défi est de donner, en une centaine de pages, un aperçu « suggestif », et non pas « exhaustif », d’un domaine de recherche prolifique (p. 107). Le résultat apparaît convaincant, puisque les auteurs ont réussi à rassembler un nombre important d’auteurs, d’écoles et de courant, tout en présentant les thèses principales et en les mettant en perspective les unes avec les autres [1]. Si la production de langue française occupe une place de choix, les travaux en provenance du Royaume-Uni et d’Amérique du Nord ont droit à d’importants développements, et l’on trouve également des sections consacrées à l’Allemagne et, dans une moindre mesure, à l’Italie.
L’ouvrage est organisé en cinq chapitres : « L’ “école de Cambridge” et le contextualisme », « Nouvelles approches en histoire des concepts politiques », « L’histoire sociales des idées politiques », « La nouvelle histoire des idéologies » et « La mise en politique des idées ». Le plus souvent, les auteurs ont veillé à présenter les différents courants, les arguments sur lesquels ils s’appuient, la manière dont ils se sont structurés, le contexte de leur apparition, les critiques qui leurs ont été adressées et, autant que possible, la manière dont ils se rapportent les uns aux autres. Dix encadrés viennent en outre donner de la chair au propos en montrant les résultats concrets de ces manières de faire lorsqu’elles ont été appliquées à des cas d’étude précis. Car, il faut le rappeler, les praticiens de l’histoire des idées ne se contentent pas de débattre des questions de méthode, ils produisent aussi des travaux riches et intéressants sur des penseurs politiques (p. 16-17 et 60-61), sur des concepts (p. 24-25 et 78-79), sur l’émergence de nouvelles représentations (p. 38-39, 101), etc.
Ce livre est un rappel particulièrement bienvenu de l’intérêt que peut présenter l’histoire des idées politiques pour les chercheurs en sciences sociales. Que ces derniers s’intéressent aux politiques publiques ou à l’analyse de la domination, aux idéologies ou aux représentations, l’enquête en sciences sociales repose toujours pour partie sur des outils conceptuels, des textes et des idées, c’est-à-dire des éléments qui supposent d’être étudiés à l’aide de méthodes adaptées. Il était temps de faire plus largement connaître la richesse des débats épistémologiques et méthodologiques qui font de l’histoire des idées politiques un domaine de recherche particulièrement dynamique.
En plus de cette riche revue de la littérature, l’ouvrage invite à de fructueux débats sur l’histoire des idées politiques en avançant deux thèses. Premièrement, il existe de nouvelles manières de faire de l’histoire des idées politiques et, deuxièmement, parmi ces nouvelles approches l’histoire sociale des idées politiques est à privilégier. Ce sont ces deux thèses que l’on aimerait maintenant discuter, en profitant de cet espace d’échange que les auteurs ont cherché à ouvrir.
La première thèse, annoncée dès le titre de l’ouvrage, pose qu’une nouvelle manière de faire de l’histoire des idées politiques est en train d’émerger depuis quelques décennies. Bien évidemment, cette nouvelle histoire « n’est ni uniforme ni exempte de controverses internes » (p. 5), il ne s’agit pas « d’une tendance homogène » (p. 107) ; néanmoins, des auteurs comme John Pocock, Quentin Skinner, Reinhart Koselleck, Michel Foucault, Gareth Stedman Jones, Neil Gross, Pierre Bourdieu et Roger Chartier (pour n’en retenir que quelques-uns), en dépit de ce qui les distingue, sont unis par un combat commun contre l’histoire des idées politiques traditionnelle.
À quoi s’oppose donc la nouvelle histoire des idées politiques ? Tout au long de l’ouvrage, les auteurs relèvent plusieurs traits de l’« ancienne » histoire. Elle adopte une approche anhistorique qui ne remet pas la pensée dans son contexte (p. 5, 9, 11-12 et 41), ce qui la conduit à juger les idées du passé « en fonction des enjeux du présent » (p. 3-4). Elle cède au mythe philosophique de la fixité des idées, ces sortes d’invariants qui n’évoluent pas au cours du temps (p. 4-5, 12-13, 33-34, 70, 105 et 107). Et elle s’en tient au canon des grands penseurs et des textes consacrés, négligeant ainsi à la fois les auteurs considérés comme mineurs (p. 3-5, 49, 66, 70-71 et 107) et les textes moins nobles, les documents, les représentations, les œuvres d’art, etc. (p. 5-6, 45, 81 et 104).
Cette dichotomie est certes suggestive, mais il ne faut pas se cacher qu’elle participe à la construction de la réalité, en appliquant une certaine grille de lecture qui fait le départ entre le vieux et le neuf. D’ailleurs, Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre n’auraient sans doute pas de mal à reconnaître que les classements, comme les concepts, « sont autant des mots que des armes » (p. 5). Pierre Bourdieu a d’ailleurs suffisamment répété que « la sociologie, qu’elle le veuille ou non […], est partie prenante des luttes qu’elle décrit » [2]. Pour citer un passage d’une section consacrée à Koselleck, « en traçant une démarcation entre l’avant et l’après sur la ligne du temps », la présentation choisie suggère une révolution et « indique une direction irréversible qui peut orienter les espérances des acteurs et les analyses des observateurs » (p. 39). L’ouvrage suggère donc que tout un pan de l’histoire des idées politiques est désormais dépassé. Pourtant, la rupture en question demande à être précisée. Bien sûr, il est tout à fait juste de remarquer qu’une sorte d’histoire des idées politiques sans histoire reste la norme de beaucoup de manuels et continue d’être enseignée dans un certain nombre de départements de philosophie, de droit et de science politique (p. 4). Néanmoins, existe-t-il vraiment des auteurs sérieux pour défendre cette manière de faire ? Les penseurs classiques et contemporains sont-ils nombreux à croire que les idées flottent au-dessus de tout contexte et de toute histoire ? Cela n’a rien d’évident.
En fait, peut-être serait-il utile de distinguer ici entre la pratique et la théorie, entre la manière d’étudier la pensée politique et les hypothèses théoriques ou philosophiques sur lesquelles repose cette étude. Il semble qu’en pratique, du moins depuis que les collectivités humaines ont conscience d’avoir une histoire, les idées ont toujours été plus ou moins rapportées à leur contexte d’énonciation. Augustin lit les auteurs grecs en tenant compte du fait qu’ils n’ont pas connu la « Révélation », Machiavel compare les choses modernes aux choses anciennes, Hegel rapporte les textes et les œuvres aux différentes étapes de l’histoire mondiale, etc. De même, soutenir que tout ne se passe pas uniquement dans les grands textes, que le sens des idées « évolue, est réapproprié, contesté au gré des lieux et des moments » (p. 105) et que les thèses défendues par un écrivain dépendent en partie des conditions sociopolitiques de leur production n’a rien de spécialement nouveau. Montesquieu, par exemple, a passé de nombreuses années à lire les récits de voyage d’auteurs aujourd’hui oubliés et à compulser des recueils de lois et de capitulaires ; il a eu conscience de s’être approprié le mot « vertu » autrement que dans son acception ancienne ; il a remarqué que la querelle entre le comte de Boulainvilliers et l’abbé Dubos sur l’apparition de la noblesse avait quelque rapport avec leurs origines respectives.
Le cas de Leo Strauss peut être intéressant, car son nom est souvent associé à une histoire des idées qui n’aurait pas d’histoire (p. 12-13). Quand on se concentre sur la pratique, il paraît pourtant indéniable qu’il adopte en fait une démarche d’enquête assez proche de celle que mettra en œuvre Quentin Skinner [3]. Ces deux chercheurs s’intéressent l’un et l’autre au contenu des textes tout en le rapportant au contexte historique, ils ont conscience des enjeux de traduction et de réception, ils cherchent à déterminer comment les écrivains du passé se comprenaient eux-mêmes, ils s’intéressent à de nombreux auteurs mais font une large place à des penseurs importants comme Machiavel et Hobbes et, sans jamais croire que les textes leurs sont adressés directement, ils les interrogent en gardant à l’esprit leurs propres préoccupations politiques. Introduire une rupture radicale entre leurs manières de faire de l’histoire des idées politiques, ce que suggère explicitement Skinner dans son article programmatique de 1969, c’est risquer de faire l’histoire des gagnants. En réalité, ce qui oppose ces deux historiens des idées, ce sont leurs présuppositions théoriques – la façon dont ils envisagent l’activité philosophique, le rôle des auteurs du passé pour éclairer les problèmes du présent, etc. – bien plus que leurs instruments d’analyse.
Aussi, tant que l’on s’en tient à la pratique des chercheurs, la distinction entre « nouvelle » et « ancienne » histoire des idées ne semble pas aussi tranchée que pourrait le suggérer le titre de l’ouvrage.
En définitive, il semble que la rupture évoquée concerne principalement le statut des idées politiques. Comme l’avait remarqué Raymond Aron en 1938, l’étude des idées implique « la nécessité de choisir un certain système d’interprétation, c’est-à-dire de déterminer une certaine conception de la philosophie » [4]. Cela nous conduit à la deuxième thèse formulée par Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre : « l’avenir souhaitable de l’histoire de la pensée politique est à son intégration pleine et entière dans les sciences sociales » (p. 108, cf. p. 55). De cette manière, les auteurs ne cachent pas leur préférence pour ce qu’ils appellent une histoire sociale des idées politiques. Il ne s’agit pas d’un « courant bien défini », mais d’un « ensemble dispersé d’efforts théoriques et empiriques pour inscrire dans l’histoire sociale cette activité spécifique qu’est la production de pensée politique » (p. 55). Cette thèse a sans doute le mérite de rappeler aux chercheurs en sciences sociales que l’histoire des idées politiques les concerne au premier chef. Elle soulève toutefois deux interrogations.
Premièrement, les écrivains regroupés sous le label de la nouvelle histoire des idées paraissent partir de prémisses théoriques différentes, voire incompatibles. En privilégiant l’histoire sociale des idées politiques au détriment de l’histoire intellectuelle promue à Cambridge, les auteurs introduisent une solution de continuité au sein même de la nouvelle histoire. En effet, choisir de faire porter l’accent principal sur le « contexte social » plutôt que sur le « contexte discursif » (p. 29) revient à adopter une conception spécifique du statut des idées. Prendre au sérieux l’histoire sociale des idées politiques amène à faire l’hypothèse que la pensée doit davantage aux luttes politiques des agents socioéconomiques qu’aux querelles intellectuelles et aux questions rhétoriques (p. 55 et 64), que la production et la diffusion des idées et des idéologies importent plus que leur contenu (p. 72). Nous avons donc affaire à une interprétation concurrente de la manière de comprendre les ressorts de la vie intellectuelle, une autre façon de concevoir ce qu’est la philosophie. Sans doute Quentin Skinner refuserait-il cette histoire sociale des idées politiques – a fortiori la version qu’en propose Pierre Bourdieu, structurée par la théorie des champs qui appelle une méthodologie spécifique (p. 66-69) –, car il ne lui semble pas que les conditions sociales soient un élément important, sinon décisif, dans la production des idées (p. 14). Alors que l’histoire sociale des idées politiques s’attache en priorité à l’analyse des mécanismes sociaux de production des idées, Quentin Skinner entend plutôt montrer le rôle joué par les idées dans le comportement des acteurs politiques et dans la mise en forme de la vie politique en général [5]. Ainsi, au delà des catégories communes et des éventuelles alliances de circonstance entre chercheurs, il y a bien incompatibilité entre deux conceptions de l’histoire des idées, ce que masque en partie le concept de nouvelle histoire des idées politiques.
La deuxième interrogation concerne la portée scientifique de l’histoire sociale des idées politiques, cette « science sociale comme une autre » (p. 108). Ses fondements et ses objectifs n’apparaissent pas très clairement. D’un côté, l’histoire sociale des idées politiques rappelle utilement aux chercheurs, en particulier aux philosophes, tout ce que les idées politiques doivent à leur contexte et à leurs conditions sociales de production ; les auteurs insistent suffisamment sur ce point. Celles et ceux qui s’intéressent aux idées feront donc bien de ne jamais oublier qu’elles ne naissent pas dans de purs esprits et qu’elles ne se transmettent pas d’un entendement inconditionné à l’autre. Néanmoins, d’un autre côté, les historiens de la pensée politique auront beau jeu de rappeler à leur tour que cette attention au contexte social ne peut qu’accompagner l’étude des contenus, et non pas s’y substituer, à moins de postuler que les propositions intellectuelles ne sont que le reflet (plus ou moins élaboré) des circonstances sociales qui les ont vues naître.
Il subsiste donc une ambiguïté qui demanderait une clarification. Est-ce que l’histoire sociale des idées politiques s’intéresse aux idées en tant que telles, c’est-à-dire en tant qu’elles sont plus ou moins conformes à la réalité, plus ou moins autonomes par rapport aux différents contextes, plus ou moins vraies (p. 82) ? Dans ce cas elle reprendrait l’ambition de l’« ancienne » histoire des idées, tout en proposant à la fois de nouveaux instruments et un élargissement du champ d’étude [6]. Il s’agirait alors de prouver que cette démarche permet ultimement de mieux comprendre les penseurs et de mieux juger leurs idées, comme le fit Peter Laslett, dans une autre perspective, à propos de John Locke (p. 16-17). Ou bien est-ce que l’histoire sociale des idées politiques appréhende exclusivement les idées en termes de luttes, de trajectoires, de prises de position et d’effets ? Alors ses praticiens n’auraient tout simplement pas le même objet scientifique que celles et ceux qui s’intéressent au contenu des idées en tant que tel. Il y aurait dans ce cas deux démarches de recherche séparées, chacune partant de prémisses théoriques incompatibles entre elles : pour les uns la pensée politique se ramènerait en définitive à ses conditions de possibilité, tandis que pour les autres elle aurait aussi un intérêt en soi.
Ainsi, à l’issue de la lecture, on hésite à dire si l’« histoire sociale des idées politiques » promue par Arnault Skornicki et Jérôme Tournadre s’inscrit dans la continuation de l’histoire des idées « traditionnelle », qu’elle entend certes améliorer et renouveler mais sans en renier l’objet, ou bien si, en rupture avec cette dernière, elle se pose comme une alternative, c’est-à-dire comme une nouvelle interprétation de ce que sont les idées et la vie intellectuelle. Tout au plus pourrait-on se risquer à inférer de leur démarche que les auteurs favorisent la première conception. En effet, cet ouvrage retrace une histoire dans laquelle les idées importent bien au delà de leurs conditions de production. Sont introduits des discussions et des arguments (p. 6) qui, malgré les positionnements et les luttes, ont une valeur en eux-mêmes et sont évalués en tant que tels ; les propositions sont défendues, discutées ou contestées ; les thèses apparaissent comme plus ou moins vraies, plus ou moins vraisemblables, etc. Dans tout le texte, les idées présentées ont aussi un intérêt en soi.
C’est très certainement un mérite de ce livre que de susciter des interrogations et d’ouvrir de nouvelles pistes de réflexion. Espérons d’ailleurs que les auteurs seront entendus et que ce texte aidera à rappeler aux chercheurs en science politique, en sociologie, en histoire, en philosophie, etc., qu’il importe de s’interroger sur le statut de l’histoire des idées politiques et sur les méthodes à mettre en œuvre pour l’étudier. Les débats sur ces questions sont riches et les enjeux pour la recherche sont importants, c’est pourquoi on ne saurait trop recommander la lecture de cet ouvrage, qui est une invitation à la découverte des auteurs qu’il présente, et qui tient tout à fait sa promesse d’offrir « une utile boussole et une boîte à outil commode » (p. 7).
par , le 10 octobre 2016
Benjamin Brice, « Le temps des idées », La Vie des idées , 10 octobre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Le-temps-des-idees
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[1] Étant donné la masse des travaux que les auteurs ont présentée, on ne saurait leur faire reproche des lacunes et des imprécisions éventuelles qui pourraient subsister. Notons seulement qu’on est un peu surpris de lire, à la page 13, qu’Isaiah Berlin a une conception « moniste » de l’histoire de la pensée politique, alors qu’il est resté célèbre pour sa critique de tout « monisme » ; ce point mériterait donc d’être mieux étayé. Par ailleurs, l’ « École de Cambridge » n’a pas seulement pour cibles les « lectures libérales […] ou conservatrices […] de la modernité » (p. 12), elle conteste également la conception progressiste de l’histoire dénoncée en 1931 par un professeur de Cambridge : Herbert Butterfield (The Whig Interpretation of History).
[2] Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, coll. Cours et travaux, 2001, p. 172.
[3] Sur cette proximité dans le cas de Machiavel, voir Sophie Marcotte-Chénard,« Le contextualisme de Quentin Skinner à l’épreuve du cas Machiavel », Methodos, n°13, 2013.
[4] Raymond Aron, Introduction à la philosophie de l’histoire : Essai sur les limites de l’objectivité historique (1938), Paris, Gallimard, coll. Tel, 1986, p. 122. « Une théorie de l’histoire de la philosophie suppose une théorie de la philosophie » (p. 401).
[5] Cf. Quentin Skinner, The Foundations of Modern Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1978, vol. 1, p. xi-xiii.
[6] « […] ce n’est pas parce que l’on pourrait découvrir que celui qui a découvert la vérité avait intérêt à le faire que cette découverte s’en trouverait tant soit peu diminuée » (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, éd. revue et corrigée, Paris, Seuil, 2003, p. 12).