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Recension Histoire

L’obèse entre gloire et opprobre

À propos de : G. Vigarello, Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Seuil.


par Thibaut de Saint Pol , le 2 juillet 2010


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De la condamnation médiévale de la gloutonnerie à l’obsession contemporaine du surpoids, la corpulence a toujours suscité la critique, tout en s’inscrivant dans des logiques de distinction sociale. L’histoire du « gras » de Georges Vigarello remplume ses précédentes recherches sur l’histoire du corps et de la beauté.

Recensé : Georges Vigarello, Les Métamorphoses du gras. Histoire de l’obésité, Paris, Seuil, 2010, 21 €.

Dans la lignée de ses travaux sur le corps, redressé, propre ou sale, sain ou malsain, Georges Vigarello, directeur de recherches au CNRS et co-directeur du Centre Edgar Morin, s’intéresse dans cet ouvrage à un objet déjà présent en filigrane dans ses recherches antérieures : le « gras » et, plus largement, le « gros » et l’obésité. L’auteur précise en introduction que « le gros n’a pas toujours été aussi fortement dénoncé » et que, pour lui, « c’est ce qui justifie l’interrogation historique. » Mais l’enjeu d’une telle recherche est en réalité bien plus large : ce livre paraît dans un contexte dans lequel la question du poids et de l’obésité fait l’objet d’un véritable engouement politique et médiatique face auquel les sciences humaines et sociales restent relativement silencieuses. On ne peut que saluer la volonté de l’auteur d’éclairer ces débats en y apportant un éclairage historique assez original.

Du péché de gloutonnerie à l’obèse incapable

En s’appuyant sur un vaste corpus de textes et de sources iconographiques, Georges Vigarello dresse une histoire du gros du Moyen Âge à nos jours. Il montre comment la critique du gros s’est déplacée au fil des siècles. Si le regard médiéval s’attache aux péchés capitaux et retient d’abord la gourmandise et la gloutonnerie, un changement s’opère à la Renaissance : la critique du gros se centre sur la question de la mollesse et des incapacités ; l’obèse est dès lors caractérisé par sa paresse et sa lenteur. Mais l’intérêt porte alors uniquement sur les corpulences les plus extrêmes, celles qui rendent l’obèse inapte à réaliser un certain nombre de tâches, notamment militaires. Les volumes vont toutefois s’individualiser et se différencier avec les Lumières, tandis que s’installe un nouveau type de critique sociale : le « gros » n’est plus un simple balourd inculte ou incapable, il devient un personnage inutile et improductif. À une critique des défauts et faiblesses provoquant l’obésité, celle de l’obèse qui abuse de la nourriture, succède une critique des insuffisances de l’obèse lui-même : il est celui qui ne parvient pas à se maîtriser, qui ne sait pas maigrir. Il serait « incapable », vision encore très largement répandue dans nos représentations en ce début de XXIe siècle.

Pour l’auteur, cette histoire du gros s’insère dans le cadre théorique plus large qu’il a développé dans ses précédents ouvrages : l’histoire de l’obésité recoupe celle des grands modèles organiques. Ainsi, au XIXe siècle par exemple, la représentation du corps comme « machine à feu » conduit à se représenter la graisse comme une substance non brûlée. Mais un des principaux intérêts du travail de Georges Vigarello tient à ce qu’il combine l’analyse des représentations à celle des pratiques. Il décrit ainsi l’évolution des pratiques de compression, comme les ceintures ou les corsets qui se systématisent aux XVIe et XVIIe siècles, avec la volonté de toujours plus se rapprocher du corps désirable en modelant le corps, parfois dans la souffrance. Il montre ainsi comment deux problèmes sociaux, longtemps confondus, peuvent aujourd’hui être distingués : « l’exigence du mince », d’une part, et « la présence croissante de la dénonciation du gros », de l’autre. La première est « une norme de paraître social » d’ordre culturel. La seconde est « un indice de menace sanitaire », reposant sur des logiques économiques. Or beaucoup de discours sur la corpulence et l’obésité mélangent aujourd’hui ces deux logiques très différentes, renforçant encore la pression sur la corpulence, notamment des femmes.

Le poids de la mesure

Mais le point le plus remarquable de cet ouvrage est la place qu’il accorde à la question de la mesure. Cet aspect qui pourrait apparaître anecdotique ou secondaire se révèle en effet aussi primordial qu’historiquement peu étudié, et c’est pour nous le grand apport de cette recherche. Georges Vigarello décrit avec finesse comment a persisté pendant très longtemps un grand flou sur le seuil à partir duquel on devient trop gros. Ainsi, alors que les médecins du XVIe siècle dénoncent les nombreux problèmes entraînés par l’obésité, ils paraissent relativement indifférents à définir à partir de quand on est obèse. Jusqu’à très récemment, la mesure se limitait à l’observation personnelle, comme le faisait Cardan au XVIe siècle, jugeant la stabilité de son poids à la pression inchangée exercée par ses bagues, ou comme Mme de Sévigné appréciant sa perte de poids à la mesure de ses habits.

Georges Vigarello montre comment on est passé d’une mesure du poids longtemps subjective à une standardisation de cette mesure, avec l’usage de normes de poids de plus en plus précises et de plus en plus fortes. C’est cette évolution qui rend possible une plus grande sensibilité aux variations de poids et donc aux modalités de distinction sociale en fonction de la corpulence.

Le corps désirable, enjeu de distinction sociale et de genre

Un des autres apports de cet ouvrage est en effet de remettre en lumière l’importance des différences sociales dans l’appréciation de la corpulence au cours des siècles passés. Le rôle du ventre dans l’affirmation de la force et d’un statut social, dans la France du XIXe siècle par exemple, est en effet un point assez bien connu des chercheurs en sciences humaines et sociales et que Georges Vigarello a déjà abordé, avec moins de précision, dans ses ouvrages précédents : le prestige ou au contraire la dévalorisation du gros sont d’abord liés à la position sociale de celui qu’on juge. À un même corps correspondent différents regards selon la personne à qui il appartient. Mais le corps varie aussi selon les milieux sociaux et, aujourd’hui comme hier, la corpulence revêt un caractère essentiel de distinction.

On retrouve également le fort symbolisme de la corpulence, qui va caractériser certains personnages ou certaines professions, à la fois pour des raisons pratiques (un charcutier se doit d’user de la force pour préparer la viande) et symbolique (le gros et le gras associés aux produits qu’il vend). L’auteur montre justement comment les illustrations du XVe siècle font apparaître certaines professions, tels les boulangers, cuisiniers ou bouchers, pour lesquelles la grosseur devient valorisée, correspondant dès lors à ce « physique de l’emploi » qui caractérise certaines professions et que Pierre Bourdieu décrivait à la fin des années 1970 dans La Distinction.

Au-delà de ces différences sociales, Georges Vigarello souligne un autre aspect essentiel et utile pour éclairer le débat contemporain sur l’obésité : l’importance des différences de genre dès lors qu’on s’intéresse à la corpulence. Ce point a été longtemps ignoré ou sous-estimé dans l’analyse des enjeux de la corpulence dans nos sociétés contemporaines, et cet ouvrage le met en lumière pour les siècles passés. L’auteur note ainsi combien la vindicte est plus sévère envers le corps des femmes, alors qu’elle est beaucoup plus tolérante avec les hommes, dont les volumes peuvent traduire plus fréquemment le statut social. La beauté féminine, dont la corpulence est un caractère essentiel, apparaît ainsi comme une « beauté de décor », faite pour l’accueil, le « dedans », par opposition à l’apparence masculine, tournée vers le « dehors » et dans laquelle on valorise surtout la force.

Que se passe-t-il avant le Moyen Âge ?

Si Georges Vigarello analyse de manière très précise le regard porté sur le gros depuis le Moyen Âge, cette histoire de l’obésité apparaît un peu incomplète dans la mesure où elle commence très tard. On aurait aimé en savoir plus sur la place de la minceur en Égypte ancienne telle que nous la donnent à voir les papyrus et les bas-reliefs, ou encore sur la vision portée en Grèce antique sur l’obésité par des médecins comme Hippocrate. Cela aurait sans doute permis à l’auteur, et à son lecteur, de se donner encore plus de recul pour analyser la période contemporaine.

En outre, un lecteur habitué de la littérature sociologique sur ce sujet notera quelques imprécisions mineures sur la période la plus récente. C’est le cas par exemple sur la croyance fort répandue, mais fausse, selon laquelle il existerait aujourd’hui en France un lien entre pauvreté et corpulence élevée. Si ce lien est avéré pour les femmes adultes, qui sont d’autant plus minces qu’elles appartiennent à un ménage au fort niveau de vie, il n’en est pas de même pour les hommes : les plus pauvres d’entre eux ne sont pas forcément les plus corpulents, ce qui rejoint d’ailleurs les observations faites par l’auteur sur le traitement différent de la corpulence des hommes et des femmes au cours des siècles précédents.

Mais l’erreur la plus gênante porte sur Adolphe Quetelet, personnage central pour qui veut comprendre l’histoire du poids et de sa mesure. Ce scientifique belge a été le premier à mesurer le poids d’un grand nombre de personnes et à en proposer une étude scientifique. Il a été jusqu’à donner son nom à l’indice de masse corporelle qui sert aujourd’hui à apprécier le poids et qui est couramment dénommé « Indice de Quetelet ». Le fait que l’auteur mette un accent à son nom, faute assez répandue, n’est bien sûr sans aucune importance. Qu’il se trompe de prénom et l’appelle à plusieurs reprises « Auguste Quételet » est plus gênant. Cette erreur de prénom est malheureusement assez répandue dans les milieux scientifiques anglo-saxons et se propage de travaux en travaux, signalant les auteurs qui se servent d’analyses de seconde main, sans s’être donné la peine d’aller consulter le texte originel ou même d’avoir vérifié le prénom de cet auteur souvent cité mal à propos.

Mais cela n’enlève bien sûr rien à la grande qualité de cet ouvrage qui constitue un apport essentiel pour qui veut comprendre l’évolution des normes de poids. Georges Vigarello parvient à montrer comment les chiffres et la mesure ont conduit à accentuer les nuances du gros et établir une norme sociale qui pèse aujourd’hui sur les plus corpulents. S’il est parfois un peu moins convaincant sur la période contemporaine, son ouvrage nous éclaire sur la dimension historique du « martyre de l’obèse », jusqu’ici relativement peu étudiée et pourtant fondamentale pour éclairer les débats contemporains et comprendre les sources de l’identification « sournoise » de l’obèse à sa grosseur.

par Thibaut de Saint Pol, le 2 juillet 2010

Pour citer cet article :

Thibaut de Saint Pol, « L’obèse entre gloire et opprobre », La Vie des idées , 2 juillet 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/L-obese-entre-gloire-et-opprobre

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