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Recension Histoire

Histoire du capitalisme français


par Thierry Aprile , le 21 février 2008


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Il règne à propos du capitalisme français bon nombre d’idées reçues : ainsi, son « retard » serait imputable aux interventions « colbertistes » de l’Etat dans l’économie, qui ferait ainsi obstacle au « dynamisme » des marchés. Autant d’interprétations contestables que le Dictionnaire d’économie-droit XVIII-XIXe siècle entend dénoncer, en redonnant à l’histoire économique ses lettres de noblesse.

Recensé : Dictionnaire historique de l’économie-droit XVIII-XXe siècle, sous la direction d’Alessandro Stanziani, Paris, LGDJ, 2007, 332 p., 18 euros.

Cet ouvrage collectif, résultat des travaux d’une équipe interdisciplinaire (économistes, juristes, historiens, sociologues), au titre un peu abscons, risquerait de passer inaperçu. Il s’agit en fait d’un livre important sur l’état d’avancement d’un courant de recherche dynamique et fécond, qui est à même de restaurer et en dignité et en intérêt la place naguère occupée par « l’histoire économique et sociale » dans l’historiographie française.

L’ambition affichée par ce dictionnaire est large : « comprendre les origines, la dynamique et les problèmes contemporains en matière de concurrence et de discipline des marchés », par le biais de 25 entrées, assumées comme de courts « essais » qui vont de Apprentissage (Claire Lemercier) à Travail-temps (Patrick Fridenson).

Le cadre général de l’histoire du capitalisme en France a longtemps été inséparable au mieux d’une histoire comparée de la France et de l’Angleterre [1], au pire d’une confrontation anhistorique entre l’histoire du cas français et un modèle abstrait du capitalisme. D’où la dénonciation rituelle et lancinante du « colbertisme », du « corporatisme », du « jacobinisme »… autant de termes qui, à partir d’une situation historique concrète, ont fini par désigner des maux généraux responsables du fameux « retard français », respectivement l’excessive intrusion de l’Etat dans l’économie, le refus des règles du « marché du travail », et la centralisation abusive [2]. Les différents auteurs de ce dictionnaire s’inscrivent en faux contre cette démarche intellectuelle. Ils sont réunis par la volonté d’examiner les pratiques réelles des acteurs économiques, pour réfuter ces distinctions bien trop sommaires quoique généralement admises entre marché et Etat, et plus subtilement entre marché et régulation, qui renvoient peu ou prou à l’opposition entre « privé » et « public ». Ainsi, par exemple au plan juridique, l’opposition entre la supposée souplesse de la common law anglo-saxonne (conçue comme un ensemble de normes émanant spontanément des acteurs économiques) et la prétendue rigidité de la civil law française (un code de lois définissant a priori, au prix de révisions régulières, le cadre des échanges) se voit-elle fortement nuancée. Si bien que dans l’analyse des conflits économiques d’ordre juridique, cette opposition finit par apparaître comme inopérante [3].

Une lecture historienne

Le lecteur historien ne sera pas dépaysé à la lecture de ce dictionnaire, notamment parce qu’il y retrouvera certaines des grandes plumes de l’histoire économique d’aujourd’hui, ou qu’il goûtera l’étonnement malicieux de voir (re)surgir dans les débats des « arguments vieux de trois siècles » (Jean-Pierre Hirsch, article Concurrence). Il s’agit bien d’un ouvrage d’histoire, définissant un objet, une méthode, construisant une durée et proposant un récit.

Son objet est de construire des notions grâce à un travail constant de contextualisation confrontant aux discours généraux les pratiques et fonctionnement réels des marchés ; travail d’historicisation également, relevant l’évolution des manières de construire les catégories d’analyse et de compréhension du réel.

L’originalité du projet est de vouloir constituer une « école » en construisant une catégorie spécifique, l’ « économie-droit », ce que l’on pourrait prendre pour une affèterie si la consonance n’était si peu séduisante. La démarche en fait s’inscrit explicitement (par les renvois bibliographiques) ou implicitement dans des efforts initiés dès les années 1980 par des historiens modernistes comme Steven Kaplan, Jean-Claude Perrot ou Jean-Pierre Hirsch, heureusement poursuivis par Philippe Minard, par la socio-histoire chère à Gérard Noiriel et par la revue Genèses, ou même par l’ « école de la régulation » animée notamment par Robert Boyer [4]. Il reste que la méthode est rigoureusement exposée au lecteur – au risque de lasser le non-spécialiste – en introduction, et que les références précises aux sources et cartons d’archives abondent dans nombre d’articles.

Le dictionnaire construit aussi une durée. Les bornes chronologiques (XVIIIe-XXe) n’ont pas pour but de fixer un cadre artificiel permettant de réunir des contributions relevant d’époques très diverses. A ce propos, on apprécie que ne soient pas oubliés les enjeux très contemporains de la modification des règles comptables dans le cadre de la construction européenne et donc d’une rupture forte dans l’histoire du capitalisme français [5]. L’enjeu majeur est bien de réfuter une périodisation trop simple distinguant la succession de l’Ancien régime, de l’Etat libéral, puis de l’Etat social. Pour discuter cette chronologie, les auteurs se fondent sur deux postulats : l’imbrication de formes de liberté et de régulation caractérise chacune de ces différentes périodes ; l’analyse de ces formes de régulation ne doit pas s’arrêter à la régulation macro-économique ou administrative, mais s’intéresser aussi aux régulations des marchés via les contrats privés. C’est là l’originalité de cette proposition chronologique : l’effort déjà accompli pour examiner cette question au moment du tournant révolutionnaire est poursuivi pour le XIXe siècle, par des travaux consacrés aux Chambres de commerce, aux Prud’hommes, au Conseil d’Etat… La lecture dominante « tocquevillienne », des travaux de philosophie politique, voit sa légitimité s’effriter : comment désormais construire une spécificité française au XIXe siècle dans le refus de considérer des corps intermédiaires entre l’individu et l’Etat [6], alors que l’examen du fonctionnement réel des marchés en montre la vitalité, et qui plus est une vitalité institutionnalisée ?

Heurs et malheurs d’un genre : le dictionnaire historique

Au service de cette lecture ambitieuse, encore un dictionnaire ! Certes, on saisit la commodité d’une entrée par ordre alphabétique, l’utilité pour souder une équipe non seulement interdisciplinaire, mais aussi inter-générationnelle ; on savoure le jeu de références subtiles aux ancêtres de ce dictionnaire, les Conseils du parfait négociant de Jacques Savary (1675) ou le Dictionnaire du commerce de Guillaumin (1837) ; on loue l’existence de deux entrées sur un même thème (Famille et entreprise en droit par J.- L. Halpérin, Famille et entreprise en histoire par J.- P. Hirsch) ; on admire la virtuosité de l’index comprenant plus d’une centaine de termes qui permet une lecture croisée des 25 entrées ; on salue l’introduction qui distingue quatre thématiques (les acteurs de l’économie-droit, la régulation de la dynamique capitaliste, la discipline de la concurrence, le rôle de l’Etat) qui permettent de regrouper des articles.

Cependant, au-delà de tous ces arguments, le lecteur laissé libre d’effectuer lui-même les « croisements » qu’il souhaite, peut légitimement rester sur sa faim ; légitimement, car l’intérêt des différentes contributions laisse espérer que le moment est proche d’une nouvelle synthèse sur l’histoire du capitalisme français. Les historiens d’aujourd’hui, si prompts à épingler les insuffisances ou les approximations de leurs prédécesseurs, feraient peut-être pardonner leur morgue en se risquant à leur tour à construire des récits, plutôt que de livrer leur pensée « en kit ».

On sait que depuis les années 1990, l’épistémologie de l’histoire en France a été traversée par une vague d’interrogations. Deux exemples parmi d’autres : les historiens ont dû réagir face au « linguistic turn » affirmé aux Etats-Unis qui analyse le récit historique comme n’importe quel autre récit et donc remet en cause sa spécificité, la recherche de la vérité et l’administration de la preuve, ou encore assumer le « tournant critique » proclamé en 1988 par la revue les Annales [7]

Il est clair que les fondements de l’opération historienne, décomposée depuis Langlois et Seignobos en opérations analytiques (construction d’un objet à partir d’une critique vigilante des sources) et en opérations synthétiques (production d’un récit vrai), étaient mis en débat. Ce contexte de doute épistémologique explique sans doute en partie cette inflation de dictionnaires. Il pouvait sembler plus urgent de redéfinir les notions, d’explorer leur construction et son histoire. Cependant, le « retour au récit » proclamé comme une nécessité tarde… au moins en histoire économique.

Un tournant historique des sciences humaines ?

La parution de ce dictionnaire a néanmoins une grande utilité. En illustrant les façons contemporaines de faire de l’histoire, il laisse peut-être augurer d’un « tournant historique des sciences humaines ».

On peut constater dans les entrées de ce dictionnaire que ces interrogations épistémologiques n’ont pas été vaines, et que s’annonce peut-être le triomphe de l’interdisciplinarité. L’ouvrage témoigne que l’attention des historiens s’est effectivement portée vers la construction des catégories qu’ils emploient, vers la possibilité d’un jeu d’échelles entre micro et macro-histoire (quoique ce dernier terme ne soit pas entré dans l’usage), vers l’étude du comportement des acteurs, vers les régimes d’historicité, c’est-à-dire les formes différentes du rapport au passé…

La belle énergie à l’œuvre dans la jeune génération des chercheurs (Claire Lemercier ou Hélène Lemesle, par exemple) vient démoder, tout en les rappelant, les hésitations des historiens des années soixante face à une « science économique » finalement toute jeune, d’autant qu’elle s’approprie par surcroît les outils du droit, de la sociologie, de l’anthropologie…

On voit clairement comment cette démarche historique, davantage prête qu’autrefois à entamer un dialogue avec les autres sciences sociales, peut sortir l’économie de ses robinsonnades quant elle doit expliquer l’origine du marché, répondre à l’inquiétude formulée dès les débuts de la sociologie qui craignait de voir l’anomie s’installer dans une société atomisée d’individus, animer dans l’histoire du droit la dialectique entre droit et jurisprudence.

Cet espoir peut sembler hors de propos ou simplement prématuré, mais il n’est pas étonnant de voir s’élargir le dialogue entre disciplines dans le champ apparemment oublié – et injustement moqué – de « l’histoire économique et sociale », avec une fécondité que ne peut que lui envier « l’histoire culturelle » qui peine à légitimer sa tonitruante hégémonie. Au delà de cet enjeu historiographique, ce dictionnaire est un instrument de travail nécessaire à la recherche, prenant parfois la forme d’un guide des sources et de méthodologie. Il présente en outre un indéniable intérêt civique pour un public lassé d’entendre à longueur de temps essentialiser des notions telles que « marchés » (qui « expriment leur mécontentement ou leur approbation »…), ou encore « corporatisme » (« ennemi de la liberté »). On l’a compris, on n’y trouvera guère d’« idées reçues », mais on attend désormais des auteurs autre chose qu’un dictionnaire [8]. Car les usages politiques d’un prêt à penser « libéral » n’ont déjà que trop entravé notre compréhension de l’économie et de la société.

par Thierry Aprile, le 21 février 2008

Pour citer cet article :

Thierry Aprile, « Histoire du capitalisme français », La Vie des idées , 21 février 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://laviedesidees.fr/Histoire-du-capitalisme-francais

Nota bene :

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Notes

[1On se souvient de la brillante synthèse de François Crouzet au titre explicite De la supériorité de l’Angleterre sur la France, L’économique et l’imaginaire XVII-XX siècle parue en 1985 (Perrin).

[2A tel point qu’il est devenu nécessaire pour les historiens, dans chacun de ces cas, de bien préciser la distance, voire le fossé, entre la situation historique et ses usages politiques ultérieurs. On en a un exemple très clair ici avec l’article Corporations (Philippe Minard).

[3Article Institutions (Claire Lemercier).

[4qui, à la suite des travaux de C. Delorme, définissait heureusement l’Etat comme un «  ensemble de compromis sociaux institutionnalisés  », alternative forte aux conceptions postulant une distinction radicale entre l’Etat et la société, que ce soit dans l’analyse économique ou dans l’analyse politique (re)construisant le concept de «  société civile  », qui de ce fait rendaient incompréhensibles les odes à la «  démocratie libérale  ».

[5Article Comptabilité (Yannick Lemarchand), utile, par ailleurs, pour comprendre le mécanisme de la désormais fameuse «  crise des sub-primes  » de 2007.

[6On connaît dans cette lecture le poids déterminant accordé au décret d’Allarde et à la loi Le Chapelier de 1791. Et pourtant, le colloque organisé pour leur centenaire en 1991 justement intitulé la Naissance des libertés économiques, avait déjà fortement nuancé l’idée d’une rupture fondamentale en les remettant dans une perspective plus large.

[7Voir Les courants historiques en France XIX-XX siècle, C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia, rééd. Folio-Histoire 2007, et surtout la sixième partie «  Entre doutes et renouvellements, 1980-2000  ».

[8Dans l’ouvrage de synthèse Le Capitalisme francais 19e-20e siécles. Blocages et dynamismes d’une croissance, (Patrick Fridenson, Andre Straus, dir.), paru en 1987, Jean Bouvier (mort cette année-là) – que l’on s’étonne de ne plus voir cité – défendait déjà la nécessité d’un projet raisonné d’histoire globale. Vingt ans plus tard, cette nécessité perdure…

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