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Spinozisme et sciences sociales

Quels rapports entre la philosophie de Spinoza et les sciences sociales ? L’ouvrage collectif dirigé par Yves Citton et Frédéric Lordon montre qu’ils sont nombreux et éclairants. Spinoza a en effet pensé des thèmes-clés pour les sciences sociales comme l’économie des affects ou la constitution des corps politiques et leurs crises, et ses concepts peuvent être réinvestis dans des problématiques sociologiques. Il y a donc bien lieu de faire dialoguer Spinoza avec Tarde, Foucault, Bourdieu, Mauss ou Durkheim.


Recensé : Spinoza et les sciences sociales, De la puissance de la multitude à l’économie des affects. Sous la direction de Yves Citton et Frédéric Lordon, collection « Caute ! », éditions Amsterdam, 2008.

Peut-on penser un devenir spinoziste des sciences sociales ? Pour les auteurs aux horizons variés de cet ouvrage collectif, le rapport entre la philosophie de Spinoza et le développement des sciences sociales relève d’une évidence qui se manifeste au prix de certaines acrobaties. En effet, s’il est possible de s’accorder sur un socle commun du spinozisme en sciences sociales, il faut d’emblée reconnaître que certains de ses énoncés semblent contredire les principes mêmes sur lesquels les sciences sociales se sont constituées : le naturalisme intégral de Spinoza s’oppose à la coupure nature/culture opérée par les sciences sociales, son anti-humanisme théorique ne s’accorde pas avec une bonne partie des courants de sciences sociales qui ont prospéré sur le « retour de l’acteur ». Toutefois, le spinozisme propose aussi aux sciences sociales une approche de l’individuation en termes de processus constituants, ainsi qu’une conception déterministe et relationnelle des réalités humaines, qui semblent rejoindre leurs préoccupations. De plus, de la même façon qu’il y a plusieurs spinozismes, il faudra compter avec plusieurs socio-spinozismes, comme en témoignent les différents articles de ce livre.

Spinoza n’est apparu comme penseur du social qu’assez récemment grâce aux travaux d’Alexandre Matheron [1]. Les recherches sur le spinozisme en sciences sociales sont donc ouvertes et ce, dans des directions variées (sociologie, ethnologie, économie etc…). Dès lors, cet ouvrage ne prétend pas à l’exhaustivité mais à établir des « points d’ancrages aussi solides que possibles » (p. 40), selon trois axes : une économie politique des affects, la présentation de deux exemples de concepts spinozistes au travail, et la confrontation de la pensée de Spinoza avec celle de Foucault d’une part et celle de Bourdieu d’autre part.

Entre l’économie psychique de Spinoza et l’inter-psychologie économique de Tarde

Dans un premier temps, Yves Citton met au jour la complémentarité de la pensée de Spinoza et de celle de Gabriel Tarde. En effet, tout deux considèrent les individus et les processus d’individuation à partir d’un imaginaire de l’impression et de la trace. Pour Tarde, la sociologie est une inter-psychologie qui implique une dynamique collective de forces, de la même façon que pour Spinoza, les affects se combinent selon des règles complexes dans lesquelles les rapports interindividuels sont déterminants. Dans cette perspective, la dénonciation par Spinoza de l’illusion providentialiste se retrouve dans la pensée économique de Tarde, pour qui le bien commun ne relève « ni du cours spontané des intérêts égoïstes, […] ni d’une transcendance altruiste […], mais de l’invention d’artifices qui redirigent ces intérêts (toujours égocentrés) en direction de synergies inédites » (p. 55).

De plus, pour Tarde, toute réflexion sur l’économie implique une réflexion sur les dynamiques de croyances et sur les flux des désirs. Il faut commencer par « mesurer et théoriser ce qui produit subjectivement […] les croyances et les désirs auxquels répondent les productions matérielles », avant de mesurer et théoriser les « dimensions matérielles et extérieures des choses » (p. 59). La production de la demande est aussi essentielle que la production de l’offre de biens. Or, Spinoza s’attache justement à montrer quelles sont les causes qui poussent les hommes à adhérer à des croyances superstitieuses. Spinoza et Tarde ont donc en commun une définition de la valeur à partir de son caractère subjectif. Il y a une nature inter-psychologique des réalités économiques que l’économie politique libérale méconnaît.

Les lois de l’imitation des affects

Yves Citton poursuit son esquisse d’une économie politique des affects par l’analyse des comportements mimétiques et celle de leur insertion dans une économie de la communication. Selon Les lois de l’imitation des affects (1890), l’imitation est le principe constitutif de tout groupe social. Tarde pense l’imitation sur le mode de l’ondulation rayonnante. Or, nous retrouvons le mécanisme de l’imitation des affects et cet imaginaire ondulatoire dans le texte spinozien.

Yves Citton met ainsi au jour une quinzaine de principes communs à la géométrie spinozienne et à l’inter-psychologie tardienne : mimétisme, contagion, précondition d’identification par similitude, conformisme etc., et montre que Tarde a ébauché la macro-économie des dynamiques affectives dont Spinoza a esquissé la micro-économie.

Mais s’il est évident que l’imitation permet d’expliquer la reproduction du même, peut-elle rendre compte de la production du nouveau ? Sur ce point aussi, les réponses de Spinoza et de Tarde sont similaires et complémentaires. Si les affects s’enchaînent et se composent selon des règles géométrisables chez Spinoza, il n’en demeure pas moins que les principes de leur combinaison (principe d’association par contingence, principe d’association par ressemblance, principe d’erratisme selon lequel « des hommes divers peuvent être affectés de diverses manières par un seul et même objet, et un seul et même homme peut être affecté par un seul et même objet de diverses manières en divers temps » [2]) ouvrent un espace de variations infinies, et font une place au nouveau et à l’imprévisible dans le cadre même de la nécessité spinoziste. Chez Tarde, ce sont les multiples rencontres au niveau de la psychologie et de l’interpsychologie selon les lois de l’imitation qui constituent la réalité humaine avec ses inventions et ses conflits. Spinoza et Tarde vont ainsi jusqu’à réduire toute dissidence à une forme de mimétisme. En effet, le non-imitateur cherche aussi à s’ériger comme modèle à imiter et « fait effort pour que chacun aime ce qu’il aime lui-même et pour que chacun ait en haine ce qu’il hait lui-même » [3]. Cette compréhension imitative de la non-imitation apparaît comme le corrélat de leur dénonciation commune de l’illusion d’une volonté humaine inconditionnée. D’ailleurs, le fait qu’ils conçoivent tous les deux la vie humaine et sociale comme relevant du somnambulisme n’est pas anodin.

Yves Citton montre ensuite comment l’économie des affects s’ouvre sur une économie de la communication selon laquelle les « affects et les croyances s’affermissent en se partageant » (p. 98).

Téléologie régnante et politiques de mode

Dans cette perspective, l’économie politique des affects est conçue comme une théorie noo-politique [4] de l’occupation des esprits. Elle prend pour objet les processus qui fixent notre attention et notre mémoire sur des Haines, des peurs, des Espoirs, autrement dit les processus par lesquels s’opère la captation de nos désirs. Or, Tarde insiste sur deux points : notre capacité à désirer est limitée et dans les sociétés d’abondance, il y a un excès structurel des désirs de production sur les désirs de consommation. La production de la demande devient donc une question essentielle et elle doit être davantage conçue comme une dynamique d’ensemble que comme le résultat d’une machination machiavélique.

La dynamique publicitaire investit donc toute la sphère publique et participe à la contagion imitative car contrairement à ce que pense l’opinion commune, c’est parce qu’un objet est désiré qu’il est perçu comme bon. Le bouleversement instauré par Tarde consiste ainsi à penser ensemble l’éthique et l’économie : tout acte de consommation est le résultat et l’expression d’un jugement éthique.

Reste à tirer les conséquences de ces analyses sur le plan de la politique. Il faut prendre acte du fait que les vagues imitatives et les effets de mode sont la forme d’existence de la vie des idées et des affects politiques et ne pas s’installer dans l’illusion d’une politique de part en part rationnelle, mais au contraire penser l’utilisation rationnelle de la captation des affects.

Genèse de l’Etat et genèse de la monnaie : le modèle de la potentia multitudinis

Frédéric Lordon et André Orléan partent du constat suivant : le rejet massif des assignats émis en décembre 1789 peut être conçu comme l’illustration dans l’ordre monétaire de la sédition politique telle que Spinoza l’a pensée. A partir de là, il est possible de montrer comment la genèse spinoziste de l’Etat particulièrement dans le Traité politique peut fournir des instruments propres à penser la genèse de la monnaie. Il est possible d’établir une analogie entre l’état de nature « politique » et l’état de nature marchand dans la mesure où celui-ci apparaît comme une « situation de lutte concurrentielle généralisée de tous contre tous sans monnaie, c’est-à-dire sans expression socialement admise de la valeur » (p. 138). Les producteurs-marchands dans l’état de nature font l’expérience de la « puissance de tous » et doivent faire face aux imprévisibles mutations productives. Pour répondre à cette incertitude et à la crainte d’être exclus des rapports économiques, les individus n’ont d’autre choix que de se rallier mimétiquement mais de manière conflictuelle à la conception de la richesse la plus forte. La monnaie s’impose dès lors comme « la mesure de toute chose » (selon l’expression de Spinoza, p. 144) de la même façon que l’obéissance à l’Etat apparaissait comme la solution à la crise de l’état de nature. L’homologie entre l’ordre politique et l’ordre monétaire est aussi manifeste au niveau de leur crise puisque l’unanimité monétaire peut être remise en cause au même titre que le pouvoir de l’Etat par l’insatisfaction et l’indignation qu’elles sont susceptibles de générer et qui étaient pourtant à l’origine de leur institution. Il s’agit donc de voir que le fait monétaire, tout comme l’Etat, loin d’être le produit d’un accord rationnel, est bien davantage l’expression de la puissance de la multitude. Les auteurs proposent ainsi une analyse des captures et des structures de la potentia multitudinis monétaire, et une réflexion sur les séditions monétaires.

Puissance et communauté d’action

Philippe Zarifian montre quant à lui comment les difficultés que rencontre la sociologie « classique » peuvent conduire à envisager une sociologie spinoziste de la puissance. En effet, face au constat de l’éclatement des institutions intégratives qui procèdent par la production de règles de conduites, il semble nécessaire de prendre en compte la puissance de pensée et d’action propre des individus. Aux concepts de « société » et de « règles » devenus inopérants, il faut donc substituer ceux, spinozistes, d’ « individualité singulière » et de « multitude », laquelle désigne à la fois la puissance réelle dont le pouvoir politique dépend et une situation de soumission (au régime des passions et au pouvoir d’Etat). L’auteur nomme « communauté d’action » la multitude qui tend à dépasser le régime des passions pour faire émerger une rationalité orientée vers la liberté. Autrement dit, la communauté d’action est ce qui peut être à l’œuvre dans ce qu’on appelle les « mouvements sociaux ». Mais le basculement dans les affects actifs de fermeté et de générosité implique un travail sur soi de cette entité collective, qui explique que la communauté d’action ne concernera qu’une partie de la multitude. Comment faire en sorte que ces communautés d’action se perpétuent sur un mode trans-subjectif ? L’auteur analyse l’exemple du management par ligne TER à la SNCF et montre comment une « équipe de ligne » constitue le déploiement d’une individualité collective et peut être avantageusement nommée « communauté de ligne » dans la mesure où ses membres mettent en commun des problèmes à résoudre dans un cadre non-hiérarchique de coopération entre différents métiers. Cette communauté devient une communauté affective dans laquelle la dimension « communauté d’action » émerge de façon permanente.

Connaissance du politique par les gouffres. Spinoza et Foucault

Aurélie Pfauwadel et Pascal Sévérac s’attachent à montrer dans un premier temps que Spinoza et Foucault ont des points de vue fondamentalement irréconciliables sur la nature de la connaissance ainsi que des préoccupations divergentes puisque quand Spinoza s’intéresse au mécanisme passionnel intérieur qui aboutit à la connaissance, Foucault s’interroge sur les rapports de pouvoirs qu’entretiennent des groupes d’individus et dans lesquels interviennent les figures du savoir. Puis, ils examinent ce qui les rassemble, à savoir le pouvoir comme élément constitutif des individus. Pour Spinoza comme pour Foucault, et à l’inverse de ce qu’affirme Clausewitz, la politique « c’est la guerre continuée par d’autres moyens » (p. 197). Au discours juridico-philosophique de Hobbes qui tente de « neutraliser la réalité conflictuelle de l’état de nature sous l’artifice de la souveraineté » (p. 198), il faut opposer, selon Foucault, le discours historico-politique de Boulainvilliers qui permet de contester le savoir mystificateur de l’Etat. Or, les auteurs soulignent que Boulainvilliers n’est pas seulement historien, mais philosophe et surtout spinoziste. La permanence du droit naturel dans l’état civil apparaît donc comme une thèse commune à Spinoza et à Foucault.

Toutefois, l’idée spinoziste de l’ « utilité immanente d’une politique de la raison » (p. 204) en vue d’une conservation durable de l’Etat ne fait pas sens pour Foucault. De plus, l’ « anti-psychologisme » de Foucault ne laisse aucune place à une grammaire des affects qui rendrait compte des mécanismes de pouvoir. Il n’en demeure pas moins que la philosophie spinoziste permet de penser une « psychologie non psychologiste » qui est tout à fait compatible avec les sciences sociales. Les auteurs proposent ainsi une analyse de la subjectivation et de l’intériorisation des rapports de pouvoirs à partir du corps foucaldien et de la théocratie des Hébreux telle que Spinoza l’a conçue.

Reconnaissance spinoziste et sociologie critique. Spinoza et Bourdieu

Christian Lazzeri consacre son article à une confrontation entre une conception spinoziste de la reconnaissance et celle que développe la sociologie critique de Bourdieu. La recherche de reconnaissance est un des facteurs essentiels du processus de socialisation et elle prend la forme d’une transmutation des intérêts égoïstes de l’individu en intérêts désintéressés, approuvés par le groupe comme conditions de son existence. L’auteur montre que la distinction entre l’amour de soi et l’amour-propre recoupe celle que Spinoza fait entre les deux types de réaction qu’un individu peut avoir à l’égard de son propre intérêt et qui consistent, soit à accepter de le composer avec celui des autres de façon constante (affects actifs) ou de manière troublée (affects passifs), soit à rester centré sur sa puissance singulière dans une attitude de domination.

Christian Lazzeri examine ensuite le rapport entre don et reconnaissance chez Bourdieu et Lordon, et montre qu’il se révèle assez proche de la « régulation de la violence par le don » (p. 229) que l’on trouve dans le modèle janséniste. L’acte de donation se doit de masquer son fondement égoïste afin d’éviter la chute dans la violence originaire. Cette approche du don ne semble pas pouvoir s’accorder avec la philosophie spinoziste puisque celle-ci ne met pas au principe de l’action humaine un égoïsme radical. De plus, dans une perspective spinoziste, le don ne peut qu’apparaître comme une forme de reconnaissance passive, vouée à alimenter le conflit.

La solution spinoziste consiste en la « composition des utilités propres autour de l’objet de la connaissance » (p. 234). Dans ce cadre, la réjouissance d’autrui devient immédiatement un bien propre et aboutit à une reconnaissance réciproque stable et non menacée par les conflits. Cette thèse soulève des difficultés du point de vue de la sociologie critique : l’intérêt pour la connaissance peut-il vraiment compenser les intérêts matériels ? La coopération cognitive peut-elle avoir des effets positifs sans l’intervention de forces contraignantes ? La logique de l’imitation est-elle d’emblée universelle ?

Spinoza : une sociologie des affects

Antonio Negri souligne le paradoxe qu’il y a à parler d’une sociologie spinoziste dans la mesure où la double rupture que suppose la sociologie avec d’une part, les théories naturalistes du social et, d’autre part, les théories normatives du conatus du social qu’est le politique, est impensable pour Spinoza. Il s’agit donc de repenser le statut épistémologique de la sociologie à partir d’une réflexion sur la stratégie de l’amor, conçu comme une force subversive, comme le fondement et l’horizon ultime du rapport social chez Spinoza, et de voir comment une construction du commun est possible.

titre documents joints

Notes

[1Cf. notamment Individu et communauté chez Spinoza, Minuit, 1969.

[2Ethique III, 51.

[3Ethique III, 31, cor.

[4« Noo-politiques » est une catégorie proposée par le sociologue Maurizio Lazzarato pour désigner « les nouvelles relations de pouvoir qui prennent pour objet la mémoire et son conatus (l’attention) » et qui s’exercent à travers « les réseaux hertziens, audiovisuels, télématiques, la constitution de l’opinion publique, de la perception et de l’intelligence collective », Les révolutions du capitalisme, Paris, Les Empêcheurs de tourner en rond, Seuil, 2004, p. 83 et sq. Ce néologisme se situe au croisement du noûs grec(« la partie la plus haute de l’âme, l’intellect ») et du fournisseur d’accès Internet Noos.





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